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les anges
de
la famille
par
mme desbordes valmore
les
anges de la famille
paris — imprimerie dondey dupre rue saint louis 46 au marais
elle se tramait en rampant vers sa mere en lui misant pardonnez moi
les anges
de
la famille
par
mme desbordes valmore
paris
alph desesserts éditeur de la librairie a illustrations pour la jeunesse 38 passage des panoramas et galerie feydeau 12
aux mères
dans le tumulte de vos devoirs et de vos peines lasses des bruits ou des orages du monde mères n avez vous jamais en rangeant vos armoires retrouvé tout à coup quelquesuns des jouets de votre enfance ne vous êtesvous pas laissé prendre à regarder longtemps avec un sourire presque tendre ces bergères de porcelaine ou de nuremberg dont les couronnes durent encore les moutons en bois sculptés sentant la résine les anges de cire aux ailes de carton et de gaze sur lesquelles l imagination du jeune âge va si vite et si haut
moi j ai un tiroir où je retiens sous clef les chères visions des premiers beaux jours de ma vie parfois quand je demande au sort une caresse qui ne vient pas je vais revoir ces rêves ingénus et lustrés dont les couleurs brillantes tiennent bon contre le temps j aime toujours les poupées sans rides dont nos jeunes cœurs
étaient charmés que nous appelions nos filles et qui n ont pas la moindre trace de raillerie ni d irritation sur la figure c est encore là tout ce que je leur demande pour les chérir du meilleur de mon âme en effet leur indulgence impassible leur silence bienveillant me rappellent notre jadis comme le ferait un entretien à voix basse ce sont de chastes chroniques qui redisent souvent des vérités utiles qui suspendent ne fût ce qu une heure le présent quelquefois si pénible qui rapprennent des joies vives des fautes même dont le regret n est pas sans fruit pour la raison plus mûre
ces innocentes compagnes de l enfance m ont aidée souvent à mieux comprendre mes enfants et sont demeurées pleines de conseils pour moi mères et je partage leurs conseils avec vous
les
anges de la famille
l enfant des champs elysées
l apparition d une petite calèche verte traînée par quatre chèvres noires produisit il y a quelques années une grande sensation aux champs elysées
les écoliers qui s y rassemblent en foule la pour
suivirent en poussant de grands cris de joie cette joie fut au comble quand les chèvres fringantes caparaçonnées comme de vrais chevaux excitées par ces acclamations se mirent
à courir de toutes leurs forces on eût dit qu elles fuyaient à toute bride pour se dérober à l admiration que causait leur présence et leur emportement était plein de grâce les belles choses de ce monde gagnent un charme de plus à vouloir se cacher les écoliers ravis de l équipage en miniature avouèrent que depuis le carrosse de cendrillon dont ils avaient beaucoup entendu parler nul n avait dû l emporter sur celui ci ils en entretinrent leurs familles et la calèche verte devint ainsi l objet de la curiosité d une foule d enfants et de mères
le brillant du vernis lui donnait au soleil l aspect d une topaze roulante elle allait comme le vent jugez du bonheur qu elle procurait même à ceux qui n en avaient que la vue
l attelage inoffensif n était point contristé par l arrogance d un cocher en livrée donnant des coups de fouet aux pauvres ou aux hommes de peine comme on le voit souvent dans les rues de paris ce qui est une grande inhumanité un odieux clic clac n annonçait jamais sa présence cette charmante voiture n était entourée d aucun danger brutal elle n avait pour guide qu une jeune et forte fille de huit à neuf ans surveillée par un honnête serviteur
qu elle appelait zolg à la mine allemande et consciencieuse cet homme semblait choisir des yeux les pierres les plus larges et le terrain le plus uni afin d éviter un choc à un enfant pâle et blond qui se balançait dans la calèche comme aux bras de sa nourrice on ne pouvait douter que cet enfant ne fut un très heureux enfant bien qu il ne le dit pas encore intelligiblement car il avait quatre ans au plus et sa mère qui pouvait l envoyer se réjouir dans l air pur avec une sœur robuste et un guide attentif était donc elle même une très heureuse mère c est ce que pensaient toutes celles qui leurs enfants par la main regardaient filer le merveilleux carrosse sous les grands arbres de l immense promenade
le teint délicat de l enfant à la calèche dénotait bien un peu de retard dans le développement de ses forces physiques s il parcourait chaque jour en tous sens les champsélysées où demeurait sa mère c était encore il faut le dire grâce à l agilité des chèvres dont la plus barbue qu on appelait nanine l avait abreuvé de son lait mais il avait l air si joyeux en criant houp houp quand il frappait des mains en signe de contentement qu on ne lui
souhaitait rien que d être ce qu il était ses éclats de rire avaient plus de puissance que des coups de cravache pour animer la vitesse gaillarde de ses quatre chevaux nains pendant que sa sœur rosa le suivait avec la légèreté d un cerf volant
le mois de juin beau mois qui donne les cerises venait de s écouler en courses salutaires pour la santé du petit michel il ne bégayait plus il lançait distinctement dans l air le nom de rosa sa sœur celui de zolg son gardien allemand et celui plus perçant de mère
quand il le répétait les bras tendus dans l impatience de retourner vers elle tandis que les jambes très minces de zolg le disputaient d empressement avec celles des chèvres le berceau mobile du petit michel était presque toujours entouré d une trentaine de jeunes amateurs devenus sa garde à pied essoufflés et criant comme des paons à côté des chèvres éperdues ils manquaient rarement l heure du rendezvous et leur escorte plaisait à michel qui les cherchait des yeux sitôt qu il sortait de la maison de sa mère alors c était pendant une heure des hourras charmants ébranlant les feuillages faisant voleter d arbre en arbre des
centaines d oiseaux étonnés qui n avaient pas réellement peur car ces oiseaux familiers semblaient comprendre que ce n étaient point là de vrais chasseurs et ils n allaient pas loin au contraire ils tournaient curieusement leur tête vive au bord des branches vertes pour s enquérir des causes d un tapage si éclatant
parmi les derniers rayons du soleil couchant qui pénétraient comme des lames d or dans les grands arbres on voyait chaque jour les nombreux coureurs de michel disparaître et retourner vers paris les promeneurs entendaient longtemps leurs saluts lointains au petit favori de la fortune qui de son côté leur envoyait des baisers plein ses mains longtemps les échos répétaient de toutes parts ces voix grêles et gaies se répondant adieu adieu 1 hélas oui adieu car un lendemain de tous ces beaux jours là fut triste il fit penser à beaucoup que ceux qui possèdent les plus brillantes superfluités de la vie n en sont pas les plus heureux qu il ne faut pas envier les douceurs périssables et qu enfin chacun a ses douleurs
l obligation survint à la mère de michel de s absenter deux jours des affaires l y forçaient
pareillement chaque année cette fois comme toujours madame de senne surmontait avec effort le malaise que toute mère éprouve à s éloigner de ses enfants et son cœur battait lourdement quand elle eut donné à chacun ses instructions pour la tenue du ménage durant son absence elle prit à part rosa ecoute lui dit elle j ai bien de la peine et du regret à quitter michel et toi mais il le faut pour vous deux mes chères âmes dont je suis par la volonté du ciel le père et la mère tout ensemble console moi ne quitte pas ton frère même des yeux en mon absence à moins qu il ne soit avec zolg ne le promène que dans la compagnie de ce brave serviteur tu sais que marguerite ne peut jamais descendre ainsi restez avec elle et souviens toi que je te laisse responsable de ce que j ai de plus cher au monde michel et toi
rosa baisa cent fois sa mère après l avoir écoutée les yeux ardents et remplis d une intelligence que sa mère jugeait au dessus de son âge elle hasarda pourtant un mais maman que madame de senne interrompit pour lui dire avec une douce fermeté tu m as promis d oublier ce terrible mais
qui revient trop souvent dans tes réponses il n est pas admis chez les enfants ma fille souviens toi que mes ordres ne sont jamais que des preuves d amour — eh bien tu verras répliqua rosa en serrant la main de sa mère avec une grâce irrésistible
madame de senne partit michel qui ne la vit point à table à l heure du repas regarda par toute la chambre puis il se dit comme à lui même demain demain c était la phrase qu il jetait chaque soir aux écoliers ses amis il demeura triste jusqu à l autre demain dont nous avons tant de choses à dire
ce jour là zolg forcé d aller jusqu à vincennes au devant de sa maîtresse n attela pas les chèvres il eut soin de recommander humblement à rosa de ne pas quitter le seuil et de rester jusqu au retour de sa mère auprès de la vieille gouvernante paralytique dont madame de senne prenait un soin pieux
rosa moitié triste moitié caressante regarda zolg et comme ce n était pas à sa mère qu elle répondait rosa ne s abstint pas de lui dire mais mon bon zolg je sais comme toi ce que j ai à faire j aurai soin de michel
bien plus que de moi même là es tu content
zolg en tirant son chapeau s en alla respectueux et confiant dans mademoiselle rosa
pourtant cette jeune fille pensa que puisqu elle était la seule maîtresse durant l absence de sa mère elle n était pas obligée d obéir aux serviteurs du fond de la grâce et des bonnes qualités de rosa il sortait parfois une sorte de volonté cavalière qui la portait au commandement la vieille marguerite ne gagna rien à lui rappeler les ordres de sa mère
mais marguerite repartit rosa donnant toujours honnêtement des raisons pour justifier sa résistance maman n aime pas michel plus que je ne l aime j en ai soin tous les jours il veut le grand air ce pauvre michel et je vois bien comme il me regarde je le descendrai donc rien qu un peu ma bonne au delà des buis de l enclos j y suis très décidée marguerite fâchée mais subjuguée par l air de petite reine absolue qui perçait dans l attitude de rosa reprit sa couture et se tut
dès lors rosa très affairée prit seule le soin d atteler les chèvres les embrassant et les grondant tour à tour puis faisant la petite maman elle porta son frère jusque dans la
calèche qui ne tarda pas à sortir sous ses ordres ce fut pour elle un moment de triomphe inexprimable les chèvres la calèche et michel n obéissaient qu à sa prévoyance et à son amour et sa joie était de montrer à tous si elle manquait d amour et de prévoyance
tout marcha par un instinct de raison dont on ne croirait pas les chèvres susceptibles n entendant pas la voix prudente du vieux zolg réprimer leur fougue elles allèrent d elles mêmes moins vite et comme languissamment nul écolier ne parut ce jour là toute la bande joyeuse était occupée ailleurs une longue volée de poussière l attirait au bord du chemin de l arc de l étoile le roi passait dans la grandé allée qui y mène sa brillante livrée rouge une foule de chevaux d élite montés par des hussards à panaches flottants retenaient les écoles rangées en haie pour lancer leurs cris dans l air toute cette jeunesse brûlait de savoir ce que c est qu un roi vu de près
parmi les passants disséminés en petit nombre sous les arbres où restait rosa un pauvre s approcha des enfants que tous regardaient avec intérêt rosa tendit au pauvre une petite pièce de monnaie lui disant
prenez cela monsieur pour acheter du pain
et du nanan ajouta michel de l air charmant et sérieux du conseil il fit sourire un vieillard en l excitant à l aumône et le pauvre satisfait s éloigna lentement regardant tour à tour le vieillard et les enfans à la calèche
était il touché de leur grâce innocente qui ne l eût été en les voyant ainsi confiants et seuls
la jeune fille parcourut moins de distance il est vrai mais elle fit rôder les chèvres plus tard que d habitude dans les allées voisines de leur maison cette promenade n était animée par aucun des enfants qui la rendaient d ordinaire si bruyante le roi son escorte les écoliers les maîtres tout avait successivement disparu michel s en allait dormant à la volonté de ses chèvres et de sa sœur le vaste jardin était silencieux le cœur de rosa commençait à battre tellement que toute grave et toute responsable du petit michel elle rentra tout à coup pressée de prouver à sa mère qu elle jugeait être de retour que les choses n avaient jamais si bien été que ce soir là dans sa préoccupation obligée de traverser un petit enclos fleuri qui se terminait par la loge du concierge elle laissa
devant le seuil la calèche où son frère était pro fondément endormi
quand rosa redescendit elle sautait joyeusement à la suite d une dame qui la devançait avec empressement cette dame en habit de voyage rayonnante de bonheur et d impatience ne trouvait pas le courage de gronder rosa sur l acte d indépendance qu elle avait osé commettre l impétueuse rosa venait de se pendre à son cou et le petit michel était sauf puisque rosa riait
rien qu à voir aller cette dame au devant de michel on eût deviné que c était sa mère ses bras s ouvraient déjà pour le serrer et son âme pour le reprendre et rosa disait il dort tu vas voir tu vas voir et l on va
oui la calèche est à la porte mais elle est vide
pourquoi comment le faible enfant en estil sorti il ne marche pas seul depuis une chute qui a blessé son petit genou a t il voulu descendre lui si timide est il tombé non pas un cri n a été entendu et quand les enfants tombent ils pleurent celui là pourtant moins que les autres car il est d une rare douceur et chacun de ses mouvements ressemble à une ca
resse a travers l indicible frisson qui parcourt son corps la mère articule faiblement d abord le nom de michel michel puis ne recevant aucune réponse commence à lever sa voix effrayée qui bientôt déchire l air de ce nom cent fois répété michel michel michel
pas de réponse rien n a d oreille rien n a de voix alors rosa possédée de terreur ne pousse plus que des cris affreux zolg accourt épouvanté croyant ne sachant vraiment pas ce qu il croit sinon qu un grand danger menace ses maltresses leurs traits bouleversés la calèche vide lui racontent l horrible événement ils n ont plus à l apprendre michel a disparu on appelle au secours on allume des flambeaux on court jusqu à la barrière on interroge avidement au retour quelques rares promeneurs ils n ont rien vu rien entendu sinon les cris récents qui viennent de les attirer autour de cette maison pleine d effroi
les heures sont dévorées en vaines recherches en attente mortelle en prières ardentes en efforts de toute nature pour découvrir la trace du petit être adoré le tout en vain
quelle nuit pour la mère désespérée pour rosa immobile saisie par moments de convulsions
violentes serrant avec frénésie les genoux de sa mère criant à ceux qui veillent auprès d elles j ai fait un malheur tuez moi oh s il vous plaît tuez moi comme personne ne trouve de paroles pour la consoler et qu elle se traîne en rampant vers sa mère criant toujours tuez moi samère lui dit d une voix brisée moi qui suis morte ô ma fille comment vous tuerais je
on craignit durant plusieurs jours pour la vie de cette jeune imprudente les écoliers attristés ne firent plus de bruit en passant devant la maison tandis que rosa retenait sa mère au chevet de son lit on vint au nom du premier magistrat demander de nouvelles instructions sur cette aventure fatale il est impossible de décrire le combat qui s éleva dans le double désespoir de la mère d abord elle se précipita vers l escalier croyant qu elle seule pouvait éclairer la justice et lui bien peindre son enfant puis s attachant tout à coup à la rampe elle dit à zolg qui la suivait empêchez moi de sortir si je ne retrouvais pas rosa vivante je croirais m être vengée d elle en l abandonnant à mon tour j aime mieux mourir de douleur que de remords
zolg qui savait les moindres détails et qui brûlait d agir se rendit en toute hâte à l ordre du préfet qui heureusement était très humain et qui avait des enfants il reçut lui même l honnête serviteur et l écouta très attentivement toute la déposition de zolg venant à l appui de celle de sa maîtresse fut enregistrée avec soin par un secrétaire qui regardait zolg dans le blanc des yeux après chaque parole et qui finit par se laisser gagner d une telle émotion on voyant ruisseler les larmes sur cette figure honnête qu il essuya les siennes pour écrire lisiblement les questions du préfet et les réponses de l allemand
quel âge a l enfant volé
— ah monsieur l âge des anges quatre ans à peine
— ses noms et prénoms
— michel de senne fils d un officier supérieur de la marine tué à navarin
— où demeurait l enfant
— aux champs elysées numéro sept allée des veuves d où il s est envolé à dieu s il n a pas été pris par quelque méchant de ce monde
— sa mère se croit elle des ennemis
— ma maîtresse est une sainte veuve elle
ne connaît à paris que ses deux serviteurs nous donnerions notre sang pour elle où seraient ses ennemis
— quels vêtements couvraient son enfant le jour qu il a disparu
— ce jour là sa sœur l avait habillé ellemême marguerite la gouvernante lui a donné sur ses instances des souliers de maroquin rouge des pantalons de cachemire blanc un bonnet chargé de rubans bleus un chapeau de feutre blanc à plumes flottantes une chemise de batiste plissée une blouse ouverte en drap blanc doublée de soie bleue puis la chaîne d or où pendait la croix d honneur de mon maître l enfant avait coutume de la demander pour la baiser
— l enfant parle donc
— il sait déjà dire adieu demain rosa nom de sa sœur puis marguerite puis mon nom et beaucoup de paroles de son invention puis cette prière des petits enfants que je lui ai apprise moi même en le tenant dans mes genoux
mon cœur est si tendre que dieu peut le prendre
n en faites mon dieu dédain ni refus vous le garderez pour l enfant jésus
la vieille voix sanglotante de zolg s arrêta tout court son accent germanique et sa candeur qui lui faisait appeler le préfet monseigneur mêlait un comique triste à ce récit dont les auditeurs ne souriaient pas il y a quelque chose d auguste dans la douleur d un vieillard et dans toutes les douleurs vraies le respect dû à celle ci s augmentait au contraire de la naïveté qui l exprimait difficilement aussi futil prouvé à zolg qu on ne l entendait pas avec indifférence il put dire à sa maîtresse qu une pitié profonde veillait sur elle et que la justice humaine comme la providence divine cherchait nuit et jour son enfant
rosa grâce aux soins et aux veilles de sa mère revint à la vie la nature fut plus forte que son affreux saisissement le délire et la fièvre la quittèrent durant sa convalescence elle pria dieu lui disant qu il savait bien qu elle n était pas méchante et lui demandant à genoux de consoler sa mère car elle voulait de toute son âme qu elle fût consolée mais elle n attachait jamais sur cette pauvre mère que le regard effrayé du repentir et ce regard les poi
gnardait ensemble les enfants comprendront cela les mères le comprendront bien mieux encore
après trois mois d une affreuse anxiété après tous les sacrifices épuisés à la recherche ardente de michel une visite fut rendue à sa mère par l un des hommes les plus habiles à découvrir les attentats cachés dans notre grande cité il lui dit qu il était presque inutile de se flatter plus longtemps que la justice avait tout inventé pour découvrir son enfant et que dieu seul pouvait maintenant le lui rendre
mme de senne s évanouit
la disparition de michel resta donc enveloppée d un mystère impénétrable la grande police de paris active comme une armée occulte avait employé sa vigilance en efforts impuissants le désespoir de la mère devint muet comme le sort pas un reproche n ouvrit ses lèvres contre rosa mais jamais un sourire ne détendait ses traits pétrifiés sous une pâleur mortelle et rosa disait toujours en vain dans ses prières mon dieu je n étais pas méchante mon dieu punissez moi toute seule du malheur que j ai fait mais je n étais pas méchante
hélas on peut faire bien du mal et n être pas méchante
tandis que l innocence repentante de rosa eût attendri un cœur de pierre l image innocente de michel flottait nuit et jour devant les yeux de sa mère et consumait tout ce qui restait de vivant en elle le silence le charitable silence était tout ce qu elle pouvait accorder à l enfant indocile qui l avait privée de michel
cette pauvre femme affligée croyait que dieu n en pouvait pas exiger davantage rosa le croyait aussi car elle baisait timidement la main de sa mère qui maigrissait à vue d œil puis elle lui disait tout bas pour en obtenir un plus long regard — je vais bien étudier mes leçons pour toi ma mère
alors restée seule la tête plongée entre ses genoux la mère étouffait ses sanglots rosa ne l entendait pas crier et toi michel quelles leçons reçois tu quel ange gardien t instruit et te préserve du mal quelque part que tu sois si tu respires quelque part mon pauvre petit enfant
il n y avait jamais que le vieux zolg qui lui
répondit par un sanglot quand elle le retrouvait planté devant elle infatigable comme la pitié l approche de cet humble ami lui causait toujours un espoir convulsif croyant d abord qu il revenait vers elle de la part de la provi dence elle attachait sur lui son regard qui se ravivait comme une lumière puis le vieillard n ayant rien de plus à lui apprendre que son éternelle compassion elle replongeait la tête sous ses mains qu elle inondait de larmes elle savait bien que zolg venait d arpenter tout paris que chaque jour il y perdait comme elle inutilement ses forces et que pas un seul des quartiers de la vaste ville n avait échappé à leurs recherches avides on la voyait errer dans la foule comme une biche blessée jetant çà et là ses regards perçants toujours prête à s élancer sur chaque jeune créature dont l aspect la bouleversait d une espérance poignante des cheveux blonds au vent des petits pieds incertains à la marche un vêtement quelque peu semblable à celui de michel c était michel et ce rêve lui laissait l éblouissement d un éclair
alors elle passait comme une ombre devant chaque mère effrayée de ce regard étrange et plus d un enfant avait dit de cette âme si
tendre la dame me fait peur je n aime pas la dame
après une de ces courses vides qui la forçaient durant quelques instants à un mauvais sommeil ayant entendu le pas égal et triste de zolg elle releva la tête comme sortant d une léthargie mon pauvre zolg vous ne le chercherez plus ni avec moi ni sans moi pourquoi ne me dites vous pas que c est mal de tuer ainsi ceux qu on aime au service de sa douleur eh bien moi je viens de me le dire oui c est mal oui c est indigne et je ne veux pas je ne veux plus me révolter ainsi contre la volonté de dieu mon cœur ou ma conscience vient de m en faire un reproche sévère vous m avez trop aidée dans cette poursuite dévorante si vous ne vous arrêtez pas vous mourrez zolg
et j aurai mérité de ne pas retrouver michel ni un serviteur comme vous alors je n aurai plus personne pour le pleurer avec moi car vous l avez beaucoup soigné vous merci bon zolg
vous avez beaucoup aimé beaucoup pleuré mon pauvre petit michel
— pas plus que mademoiselle rosa madame répondit timidement le vieux serviteur
il se fit un silence durant lequel madame
de senne cacha son front sous son mouchoir
c était un de ces silences que dieu seul entend pour y verser son esprit et sa lumière car la mère en deuil de son dernier né n exhala que par ces douces paroles le triste tumulte de ses peines vous êtes un si honnête homme zolg et vous avez si bien rempli votre devoir que vous me donnez une grande leçon pour remplir les miens j assisterai tous les jours aux leçons de ma chère rosa je ne la confierai jamais à une maison étrangère non il ne faut pas qu une mère s éloigne un seul jour de son enfant allons poursuivit elle en se levant conservez vos forces afin de veiller sur elle et sur moi je serai la servante de ma fille et du seigneur qui m honore d une immense infortune elle vaut bien le bonheur de ce qui m entoure
zolg salua comme involontairement sa maîtresse bien qu il restât devant elle car elle lui paraissait en ce moment plus grande qu à l ordinaire tout alla de part et d autre comme elle l avait souhaité rosa fit des progrès immenses sous les yeux de sa mère qui pour l en récompenser l embrassait avec la plus tendre effusion sans larmes et rosa qui priait toujours
disait mon dieu se pourrait il que vous m accordiez bientôt le soulagement de voir ma mère consolée rosa était si jeune qu elle croyait qu une mère peut être consolée
on avait prêché dans l église voisine où zolg sur ses épargnes allumait tous les jours un cierge qu il regardait brûler jusqu à la dernière lueur c était sa manière de demander michel à dieu à la vierge à tous les saints ce jour là l église était envahie chacun avait peine à se faire passage car on pousse impitoyablement dans les églises ce qui étonnait toujours le vieux zolg qui se sentait là plus près de dieu qu ailleurs
il eut quelque peine à sortir étouffant presque et se laissant rouler au flot qui se pressait vers le portail ne perdant de vue ni la foule ni le cierge qui cessa de brûler à la fin
qu avez vous donc là lui demanda la vieille marguerite en le voyant rentrer on dirait que votre habit est déchiré
— il se pourrait dit zolg avec un grand sang froid ils se heurtent dans la maison de dieu comme les âmes dans le purgatoire
mais où donc suis je déchiré
marguerite qui avait de mauvais yeux s a
perçut alors que ce qu elle prenait pour un lambeau de l habit de zolg était un lambeau de papier pendillant fixé au drap par une épingle
leur surprise fut grande lorsqu après avoir détaché ce papier grossièrement cacheté avec de la mie de pain ils parvinrent à lire en s aidant l un l autre cette singulière adresse a ladam quia cate cheve
zolg et marguerite n étant pas d ailleurs très scandalisés de l orthographe finirent par deviner que celle ci disait clairement a la dame qui a quatre chèvres
ils se regardèrent émerveillés puis conclurent discrètement à ne pas rompre l épais cachet mais à porter en toute hâte l étrange missive à leur maîtresse d abord madame de senne ne sut ce que signifiait l air ému de zolg ni l intérêt qu il semblait prendre à cet affreux chiffon
mon dieu madame lui dit il lisez car il est écrit là dessus à la dame qui a quatre chèvres et madame de senne se laissant promptement gagner par le battement de cœur
de zolg ouvrit la lettre en tremblant comme une feuille ayant parcouru et compris par miracle peut être les lignes qu on va lire un grand cri partit de son àme et ses yeux se fermèrent elle venait d entrevoir le doigt de dieu dans ces paroles qui ne lui semblaient appartenir à aucune langue
leupeti ne pa mor soie tran qil ont luis fepa mal gempaiche ce tou se quege peu dir quonssol e vou il fut reconnu par tous ceux qui s appliquèrent à déchiffrer cette espèce d hiéroglyphe que madame de senne avait exactement lu le petit n est pas mort soyez tranquille on ne lui fait pas de mal je l empêche c est tout ce que je peux dire consolez vous ce rayon dans une si longue nuit ranima la foi passionnée de la mère elle sentit en elle comme si la main vivante de son enfant l avait touchée il coula de l espoir parmi les sanglots qui l étouffaient c était assez pour ne pas mourir enfin ce grand mystère lui parut moins funèbre et durant quelques jours il fut plus supportable la vie était au fond la vie de son enfant sa détresse à elle son innocence à lui avaient donc apitoyé quelqu un
qui l approchait une femme une mère peutêtre tenez mon dieu s écria t elle en élevant ce papier devant dieu mon dieu lisez
faites que ceci soit vrai faites que la main qui m a pris mon enfant le sauve de la mort et prenez mon cœur tel qu il est en ce moment oh regardez y bien dans ses transes inouïes dans ses larmes de sang partout mon dieu partout il y a pardon
le plus grand secret fut gardé sur cette lettre car elle parut être comme un fil précieux qui pouvait guider jusqu au labyrinthe où michel était enfermé
rosa ne parlait jamais de son frère il n y avait que son silence qui attestât le souvenir qu elle en gardait passait elle devant les chèvres qui ne sortaient plus un frisson la parcourait tandis qu elle les regardait d un air effaré qui faisait mal à voir une fois en revenant de sa course journalière avec zolg elle trouva devant leur porte un rassemblement d écoliers que sa présence fit taire instantanément ils la laissèrent passer tristes et sérieux tenant leurs casquettes à la main de temps à autre ils venaient ainsi demander quelques nouvelles de l enfant perdu
en les reconnaissant rosa devint d une pâ leur effrayante ses lèvres s amincirent et son nez plus blanc que le marbre s effaça comme dans la mort zolg attentif la couvrit du petit manteau qu il portait par précaution sur son bras arrivée au milieu de l enclos elle tourna brusquement ses grands yeux noirs sur zolg et articula d une voix étranglée faut il que tu sois bon d avoir encore soin de moi
— si je pouvais l être assez pour que dieu vous rende heureuse
— va leur dire que non répliqua t elle en désignant les écoliers rangés en dehors du seuil et les saluant faiblement de la main
puis elle s enfuit sous un rideau de sa chamhre
quand elle eut échauffé son mouchoir de son haleine pour sécher ses yeux avant de paraître devant sa mère elle arriva furtivement derrière elle puis s arrêta craintive car la présomptueuse rosa était bien changée madame de senne se croyant seule relisait attentivement le lambeau du papier mystérieux où elle espérait toujours deviner quelque mot mal compris quelque indice caché dans le sens de ces paroles vulgaires enfin elle cherchait michel
il y avait juste un an d écoulé sur l événement qui lui paraissait toujours être arrivé la veille assise devant une armoire ouverte elle venait d en retirer les vêtements du cher petit absent qui régnait sur tout elle même et baisant ses habits qui lui représentaient sa forme sa grâce et sa voix elle s abreuvait de cette joie terrible qui brise et qui tue que la vierge a dû sentir pour devenir à jamais charitable aux femmes qui lui redemandent leurs enfants perdus
il s éleva un grand trouble dans l âme de rosa ce transport d une tendresse comme divine accordée au simulacre de michel lui révéla tant de choses à la fois tant de générosité de souffrance d amour contraint chez sa malheureuse mère que la jeune fille se saisit de tous les vêtements de son frère pour s en couvrir et que se jetant sur les genoux de sa mère surprise elle lui cria maman embrasse les sur moi comme tu les embrassais je t en prie une telle mère pouvait elle ne pas comprendre une telle fille nulle parole n aurait répondu à rosa rosa se sentit seulement étreinte au cœur qui se rouvrait tout grand pour elle et couverte de larmes brûlante
trop longtemps contenues entre elles deux
ce fut un moment d intelligence éternelle
le beau visage enflammé de cette jeune fille redevenue un moment heureuse parut à sa mère une brillante prophétie elle osa la contempler à plein cœur et se rassasier de consolation rosa d un air tendre et réfléchi lui dit pourquoi me cachais tu que tu pleurais toujours
— parce que je voulais te laisser grandir sans t étouffer ma chère fille la douleur de tous les jours n est pas de ton âge
— oh j ai ton âge maman puisque j ai l âge où l on souffre et j ai souffert va tous mes jours depuis ce soir là je les ai bien soufferts laisse moi te le dire pendant que je l ose une fois que je rentrais que j étais lasse que j avais faim et que tu fus contente de voir que j avais faim et que ta bonté comme pour lui me choisit de ce que j aimais je me jetai sur ces choses avec tout mon appétit réveillé
puis je ne sais quoi comme un couteau me traversa l estomac devine c était de manger seule ces fruits et ces gâteaux que tu me donnais et je les trempai de larmes et j eus honte
et je courus donner tout à nos chèvres à sa nanine depuis ce temps là je n aime plus à manger
— et voilà donc pourquoi tu as pris les gâ teaux en aversion
— oui j ai bien souvent prié mon ange gardien de porter à mon frère toutes ces choses dont je n étais plus digne
— assez mon enfant interrompit la mère dont le courage commençait à faiblir
— non poursuivit passionnément rosa il faut que tu me pardonnes pour toujours comment le ferais tu si tu ne savais pas que j ai souffert autant que toi demande à zolg il connaît tous mes chagrins lui te voyant si pâle si changée ma mère toi si douce mais si muette avec moi je lui confiai un jour que je voulais aller me perdre aussi afin d être pardonnée et regrettée autant que mon frère
madame de senne tressaillit et saisit sa fille par le corps
oh vois tu poursuivit rosa je ne savais pas alors penser tout ce que je pense à présent pourtant je ne voulais rien faire sans le conseil de zolg zolg fut très étonné il me répondit
mademoiselle s il en arrivait ainsi votre mère mourrait tout à fait et cela fit que je restai pour tâcher de te faire vivre madame de senne courba la tête devant toutes ces leçons du malheur elle sentit que rosa pouvait déjà savoir et garder un secret parce qu elle avait beaucoup réfléchi elle partagea donc avec elle celui de la lettre
rosa d abord ivre d espoir écouta cette confidence en riant convulsivement puis après avoir épelé cette lettre avec la plus grande attention pourvu dit elle en joignant les mains avec force pourvu qu il se ressouvienne de sa prière et qu il la récite le matin et le soir oh
la sainte vierge n y pourra résister ma mère
— mon enfant je t aime 1 et je vous donne à tous deux mon égale bénédiction ditla mère
tel fut le résumé de cet inoubliable entretien
madame de senne s établit plus fervente que jamais dans son patient supplice on comprend ainsi les martyrs lapidés recevant tout à coup le bienfait d un peu d eau fraîche pour laver leurs plaies vives plus elle avait souffert plus la foi fermentait dans son esprit si ses pensées n étaient pas moins amères on pouvait dire qu elles étaient moins bouillantes et comme
on les ressent dans la pieuse gravité d une église se ressouvenant que tous les bonheurs fuient comme des volées d oiseaux elle entrait dans la conviction que rien dans cette vie telle solitaire telle dépouillée qu elle soit n est inutile devant l appréciation de dieu elle alla jusqu à s avouer qu une douleur sans mesure n est rien au fond d elle même puisqu elle peut cesser avec la mort mais que ce qui en reste d impérissable c est le respect c est l acquiescement avec lesquels on l a subie ses larmes coulaient dans la soumission et celles là comptent seules car elles ne coulent pas sur le sable aride de larévolte elles s épanchent sur le sein de quelque ange attentif qui les garde pour en désaltérer un jour l âme même d où elles ont coulé elle continua de se maintenir debout pour marcher dans les ronces elle releva son front qui si jeune encore se couvrait déjà de cheveux blancs elle loua dieu qui lui laissait la vie pour accomplir sa tâche et quelle tâche celle de pardonner à une coupable telle que rosa
quel devoir celui de conserver un pareil amour pour revoir michel s il vivait un pareil amour pour le pleurer s il ne vivait plus
la mère et la fille se tinrent donc près l une
de l autre comme deux prières vivantes que le silence et l abandon ne décourageaient pas
il est presque inutile d appuyer sur un fait dont nous venons de lire la preuve c est que la turbulence de rosa se trouvait subjuguée par un repentir si vrai qu il était devenu de la raison
cette raison douloureuse avait été greffée pour ainsi dire sur un cœur plein d énergie palpitant de l instinct hâtif de la domination l énergie seule lui restait pour aimer et soutenir dans ce cœur l inébranlable volonté d obéir elle ne croyait plus en elle mais dans les autres elle marchait devant eux par la peur de s égarer encore par la défiance de s obéir à elle même qui n avait pas su se commander ses yeux ne lui servaient plus qu à regarder mais quant à juger discerner et choisir ceux de sa mère en étaient la vraie lumière elle n y voyait plus que par eux
en ce moment tous les jardins étaient en fleurs les chemins verts puis les jours se levaient et se couchaient changeant la teinte des arbres des rues et du ciel et rien ne changeait dans la dévorante immobilité de l absence de michel
c est au milieu de ces bienfaits et de ces tris
tesses qu elles se préparèrent au petit voyage qui conduisait annuellement cette veuve par delà vincennes elle allait y régler ellemême avec des fermiers les produits de la culture des terres qui faisaient tout son patrimoine et celui de ses enfants ce départ rappelait au vif la disparition de michel suivant sa mère s éloigner de paris c était quitter le poste où son cœur était enchaîné pauvre sentinelle
mais jamais le mot il le faut n avait trouvé de résistance chez cette femme selon dieu elle partit et rosa se laissa doucement emporter sous son adorable surveillance
on ne pouvait passer librement depuis le boulevard de la bastille jusqu à la barrière du trône un grand encombrement de voitures et le conflit de troupes arrivant par la même porte ne permettaient pas même aux piétons de traverser les obstacles qui de minute en minute obstruaient le chemin la chaleur était excessive des flots de soleil tombaient sur des flots de promeneurs de curieux de gens affairés se croisant en sens et en intérêts divers
le simple carrosse de louage qui conduisait madame de senne et rosa fut forcé de s aligner à la bordure de ce boulevard populeux et
bientôt comme toutes celles qui ne pouvaient avancer elle servit de point de mire aux marchandes de fruits et de fleurs qui se pressèrent autour de la portière madame de senne usant partout du droit de faire un peu de bien couvrit les genoux de rosa de toutes les offrandes fraîches ou fanées qu on venait lui présenter rosa passa dans son bras plusieurs couronnes de bluets dans l intention de les attacher à la première chapelle qu elle verrait sur le chemin la figure noble et pâle de sa mère apparaissant sous le store vert à demi tiré fit accourir un gros petit savoyard qui s efforça de suspendre sa marmotte pelée à la hauteur de la glace après quoi comme les autres et la main pleine il s en alla reprendre à l ombre son siége c est à dire la dalle qu assouplissait un tas de poussière en guise de coussin
malgré l éblouissement occasionné par les rayons ardents du jour que la jeune fille bravait sans effort les deux voyageuses suivaient vaguement du regard le joyeux garçon qui faisait tournoyer sa marmotte en l air lorsque rosa posant tout à coup sa main sur le bras de sa mère la surprit par l étrange expression de ses yeux
quoi donc rosa quoi donc
— rien répondit rosa d une voix brève rien du tout le soleil m éblouit mais ce savoyard le vois tu madame de senne le voyait d un air gaiement intrépide poussant de droite et de gauche marmotte en tête il se faisait une route jusqu à la voiture et guidait vers elle un petit camarade pour l associer à sa bonne fortune
il y avait en effet quelque chose de singulier dans l aspect de l enfant qui s avançait alors sur ses jambes chancelantes
madame de senne dont les élancements de cœur avaient été tant de milliers de fois refoulés secoua tristement la tête mais encore ne pouvait elle s empêcher d observer fixement cette petite ombre qui traversait le soleil et se laissait comme traîner vers sa pitié par un mouvement aussi prompt qu impossible à réprimer la poignée de cuivre céda sous la pression violente de ses deux mains et la portière s ouvrit
c est la dame qui donne dit le savoyard au petit malheureux qu elle parcourait de tous les yeux de son àme alors l enfant qui s était laissé conduire en silence élevant des bouquets
de violettes qu il tenait dans sa main dit faiblement n en faites pas de refus rosa cria au secours et retomba suffoquée en arrière déjà l enfant était dans la voiture
madame veut donc descendre demanda le cocher qui veillait à pied sur ses chevaux et tout étonné de voir le petit délabré admis dans son carrosse
l enfant immobile se sentant pressé par des mains inconnues au milieu du bruit assourdissant des boulevards redit encore une fois patiemment n en faites pas de refus madame de senne était sans voix il se faisait un silence solennel dans cette femme dont l empressement sauvage écartait les débris d un mouchoir qui cachait la couleur des cheveux du petit misérable
mais mon dieu c est mon enfant dit elle tout à coup d une voix forte mais mon dieu
c est michel
l enfant craintif baissa la tête
j ai été michel je suis jean dit il
— et ta sœur
— c était rosa
— et ta mère
— ma mère ah ma mère est morte ma sœur et zolg tout le monde est mort madame et je vends des fleurs n en faites pas de refus
— monsieur je me mets sous votre protection avec mes deux enfants cria madame de senne à un officier public attiré par la clameur de rosa devant la voiture arrêtée tandis que les autres s écoulaient librement monsieur dieu vous ordonne de défendre cet enfant qui est le mien monsieur c est le mien vous voyez
et elle couvrait de baisers passionnés l enfant pâle qui commençait à pleurer d étonnement et de vagues réminiscences
l officier public regardait avec émotion cette scène sans pareille ne sachant pas encore si la dame était hors de sens il est vrai qu elle n agissait plus avec le conseil de sa réflexion mais par le secours de l instinct naturel dont la raison ne demande aucun compte elle n expliquait ni que ce fût là son enfant ni qu elle fût sa mère mais elle le prouvait avec la force des entrailles qui remuait celles de toutes les femmes là présentes et qu elle prit à témoin
oui femmes oui mères c est mon enfant je vous le dis
— oui oui c est sa mère certainement c est sa mère
— ah pardi ça se voit
— prenez votre enfant pauvre madame prenez votre enfant crièrent elles toutes à la fois et toutes battant des mains les yeux en larmes se rangèrent pour les laisser passer
mais le petit savoyard enfonçant son bonnet sur ses yeux et tapant des pieds mettait tout son entêtement montagnard à reprendre l enfant jurant qu on le lui avait donné en garde et qu il en devait avoir soin comme de sa marmotte l officier l enleva du marche pied pour l interroger à distance avec plus d ordre qu il n en pouvait obtenir au milieu de tant de monde rassemblé rosa saisit ce moment pour détacher les petits bras maigres de michel passés autour du corps de sa mère car par un mélange de peur et de joie sans proférer une parole il cachait ses sanglots sur la poitrine haletante dont il reconnaissait le souffle et la chaleur rosa suppliante conjura sa mère donne le moi donc un peu je suis sa
sœur enfin qu il me reconnaisse aussi qu il me dise bonjour
michel se retourna vers elle mais il ne la regardait pas il étendait devant lui sa main indécise qui cherchait à l atteindre quand rosa d un cri déchirant brisa le bonheur de sa mère
il ne nous voit pas dit elle regarde ses yeux regarde il est aveugle
et madame de senne crut mourir parce que c était vrai pourtant le regard qu elle lança vers le ciel s il fut le plus triste fut aussi le plus tendre que dieu ait jamais vu dieu lui rendait michel enfin michel aveugle michel à peine vivant c était michel
en peu d instants on eut atteint la rue de jérusalem cette rue morne redoutée des méchants qui conduit à l une des quatre portes du palais silencieux de la police
le savoyard dont la figure inaltérable de probité ne dénotait ni embarras ni peur descendit du siège où on l avait fait monter pour attester devant la justice ce qu il venait de déclarer à un de ses agents je suis savoyard avait il dit bruyamment au cocher qui l interrompait en vain d un insouciant — veux tu
te taire — je suis savoyard il faut que je ramène le petit au patron qui me l a confié jusqu au soir
le roulement de la voiture avait fini par calmer son émotion et quand on arrêta sous l arche noire de la cour il causait amicalement avec sa marmotte
madame de senne pénétra de nouveau sous ces longues voûtes un sentiment au dessus de la terre l animait les corridors déserts lui semblaient remplis de protection et leur silence n était plus la mort cette espèce de saint chuchotement remplissait ses oreilles crois et supporte elle eût juré que dans chaque angle sombre elle voyait briller jésus christ et que le faible écho des voûtes était le frôlement de ses pas divins
l interrogatoire que subit l enfant ne laissa nul doute sur son identité avec celui que l on cherchait depuis un an sa mutilation racontée avec la candeur de cet âge fit plusieurs fois courir un frissonnement d horreur parmi les témoins il fut légalement restitué à sa mère qui le serrait si fortement contre elle avec rosa que ce groupe ne semblait plus faire qu une seule personne
la justice humaine poursuivit son devoir celle d en haut l avait prévenue
les détails que l on doit aux enfants qui se sont attristés avec nous sur michel sont trop longs pour trouver place ici nous le suivrons seulement encore jusqu aux champs élysées afin de le ramener où nous l avons vu pour la première fois
arrivée à la porte de sa maison la veuve qui n avait pas succombé aux commotions de cette journée voulut en épargner la première violence au vieux zolg et à sa pauvre nourrice
rosa se chargea courageusement de les préparer à cette grande secousse et s armant d une résolution forte elle tâcha de sonner modérément mais que d âme et de trouble dans ce seul coup de sonnette zolg resta interdit en la voyant revenir sans sa maîtresse
maman ne veut pas que tu descendes ditelle en posant un doigt sur ses lèvres maman te le défend ne sois donc pas inquiet comme cela
il y avait trop de monde pour passer à la barrière et nous voilà parce que parce que
mais s appuyant sur l épaule de marguerite et voulant poursuivre elle fondit en larmes
tout alla donc comme dieu voulut zolg
n en faillit pas moins tomber à la renverse en reconnaissant d en haut son petit maître qui montait l escalier à tâtons guidé par sa mère
mais l agitation de ses membres ne l empêcha pas de courir et d enlever michel en triomphe c est moi 1 murmura l enfant aux bras du vieillard le reconnaissant dès les premières paroles accentuées d allemand qui rentrèrent dans ses jeunes oreilles je reviens et il mit sa joue contre la sienne a cette voix marguerite oubliant sa paralysie fit plusieurs pas vers la porte et se signa les voilà réunis avec quel saint tremblement la mère délivre son fils de ses lambeaux et le lave longtemps d une eau tiède et parfumée comme les petites mains de l enfant se promènent avec curiosité sur chaque vêtement sur chaque objet qui lui retracent lamaison primitive tour à tour inquiet silencieux et pensif comme sa mémoire rentre heureuse et rapide dans le cercle de ses premières impressions
qui racontera la solennité douloureuse du premier repas de cette famille complétée qui dira le courage qu il fallut à tous pour taire leurs sanglots tandis que michel sans clarté ne les regardait qu à travers son sourire atten
dant la nourriture de leurs mains comme le faible oiseau l attend au bord du nid
l extrême chaleur de la saison fit qu après le repas on ouvrit les fenêtres au milieu des soins d intérieur qu il n interrompait d aucun mouvement michel tendit l oreille et se colora d une rougeur progressive il avait entendu le bêlement des chèvres sur quoi pointant son doigt du côté d où le bruit arrivait tandis que sa poitrine se gonflait de plaisir il ne put articuler que bien bas cette nouvelle preuve de sa mémoire voilà nanine — allons voir nanine repartit zolg en le descendant joyeux dans ses bras
toi tu la verras moi je la toucherai dit michel sa mère percée au cœur de ce mot simple et triste le suivit avec rosa jusqu à la porte de l étable d où l on fit sortir les chèvres l une courut aux branches de la haie l autre au seuil fermé par un grillage la troisième grimpa contre la vigne qui pendait au mur mais nanine poussa un bêlement sauvage qui fit tressailler l enfant de peur et de joie sans qu il fût besoin de l appeler elle bondit au devant de lui mettant sa tête che
velue sous le nez de son nourrisson qui l étreignit et la baisa longtemps
madame de senne ne put jamais affirmer que le jour de la naissance de michel eût inondé son cœur d une vie aussi profonde que le moment où à la lueur d une lampe elle le regarda couché dans son petit lit blanc près de s endormir entre elle et rosa elle fut obligée de s appuyer contre un meuble parce que ses genoux pliaient quand rosa lui ayant fait un signe d intelligence se pencha sur le front de michel et lui dit mon cœur est si tendre
— que dieu peut le prendre
continua l enfant n en faites mon dieu dédain ni refus vous le garderez pour l enfant jésus
après quoi étendant ses petits bras fervents il se dit à lui même ah mon dieu que je suis bien
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rose se pencha sur le front de michel et lui dit mon cœur est si tendre que dieu peut le prendre
le petit mécontent
mère je veux crier et faire un grand tapage
comment je ne peux pas tous les jours être sage non mère c est trop long tous les jours tous les jours
le monsieur l a bien dit rien ne dure toujours tant mieux je vais m enfuir et crier comme george
qui m en empêchera
personne a pleine gorge vous pouvez cher ami vous donner ce régal
mais vous serez malade — oh cela m est égal george ne meurt jamais
george afflige sa mère
un enfant mal appris est une joie amère
je reviendrai t aimer
m aimer sans m obéir
déserter son devoir enfant c est le trahir
je crains moi qu avant peu personne ne vous aime et vous vous ferez peur tout seul avec vous même
non george n a pas peur dans le cabinet noir
il dit que c est tout brun comme quand c est le soir pas plus et puis il chante à travers la serrure il se moque des grands il fait le coq il jure
c est brave de chanter sans lampe et sans flambeau
je veux être méchant pour voir
—ce sera beau
je veux être grondé gronde donc
pourquoi faire
vous me faites pitié
—je suis las de me taire
j ai cassé mon cheval j ai mis de l encre à tout regarde ma figure
oui c est laid jusqu au bout
mais qui vous a donné ce faux air de courage
hier encor priant dieu qu il vous rendît bien sage vous vouliez ressembler à notre vieux cousin
je n avais pas été chez le petit voisin
il bat des pieds très bien quand on le contrarie il ne dit pas bonjour même quand on l en prie
ah ah c est qu on est fier d être mis en prison
beaucoup de grands enfants y perdent la raison
pour leurs mères surtout c est une triste gloire
restez libre et soumis si vous voulez m en croire
moi je n ai point de cage mettre mon enfant pas même les oiseaux le cœur me le défend
vous n obtiendrez de moi ni prison ni colère et j attendrai de loin que le temps vous éclaire
— de loin
battez des pieds poussez des cris affreux devenez comme george un petit malheureux vous en aurez la honte au grand jour
quelle honte
george rit je rirai 1 — nous voici loin de compte si vous ne craignez pas de rougir devant dieu il faudra mon enfant bientôt nous dire adieu
a vivre sans honneur moi je ne puis prétendre et si vous n étiez plus ma gloire la plus tendre a la mère de george il faudrait ressembler
— oh 1 non ressemble toi
son sort me fait trembler loin de la saluer quand cette femme passe on se détourne d elle on lui fait de l espace on va de porte en porte en chuchotant tout bas elle a gâté son fruit ne la saluons pas
le fruit accuse l arbre et l on juge et le blâme tombera sur la mère et non sur la jeune âme qu elle a laissé corrompre on est plein de rigueur
que dit on de la dame
—on dit qu elle est sans cœur
voyez comme elle est triste au fond de sa faiblesse le monde la méprise et son enfant la blesse
o mère humiliée en votre unique amour je vous plaignis souvent me plaindrez vous un jour
pardon je ne veux pas te voir humiliée
pardon pardon je veux que tu sois saluée
mère je serai bon comme le vieux cousin mère je n irai plus chez le petit voisin
la mère tressaillit dans une vive étreinte
l enfant ne cria plus il fut bon sans contrainte et quand on saluait cette mère en chemin il rougissait de joie et lui serrait la main
l avenir d une vieille femme
ma paix est pour ceux qui sont doux et sensibles de cœur
imitation de jésus christ
dis ta prière bonne vieille l orage gronde ce soir mais qu importe que le vent parle plus haut que toi qu importe que les vagues mugissantes de la mer s élèvent audessus de ta plainte que les oiseaux troublés poussent leurs cris par dessous et par delà les nuages qu importe que la lourde pluie amortisse les échos et les enroue au loin comme des tambours mouillés
dis ta prière bonne vieille ni les vagues mugissantes ni le vent ni l orage ni le cri des oiseaux de nuit ne peuvent s opposer au passage de ta voix la terre n a point de murailles qui l enferment le monde à découvert tourne devant dieu comme un nid d alcyons l espace immense flotte à l entour et ta voix a des ailes qui savent leur route pour traverser l espace prompte et pure elle monte
jusqu à celui dont la pitié l attire rien ne dérobe au créateur le moindre murmure de cette terre peuplée de ses enfants à l épreuve les uns révoltés contre son amour les autres suppliants devant sa justice toi toujours suppliante tu ne lui demandes l abaissement de personne pour t élever mais la consolation de tous pour être consolée
dis ta prière bonne vieille ta prière est saine comme le filet d eau qui sinue dans la mousse on ne voit plus une fleur sur ta forme d argile on n en voit pas davantage sur le rocher que l hiver dépouille et ternit tes cheveux blancs ne recouvrent aujourd hui qu un visage flétri par de longues années par de longues peines aussi bonne vieille tes enfants t ont laissée au coin de ton foyer sans feu ils ont dit nous faisons comme les oiseaux qui veulent voir du pays et qui ne connaissent plus leur mère toi tu les connaissais toujours toujours pour tes chers enfants et tu les as regardés partir en laissant tomber tes pleurs sans révolte et sans bruit toute pareille à la mère des oiseaux ton abandon ne s est aigri d aucun reproche tu as fait comme tu as pu et tu as bien fait
tu as dit ta prière bonne vieille ta douleur résignée peut monter côte à côte avec le souhait d une jeune vierge vos suppliques aborderont ensemble aux pieds du même juge et seront bien reçues que demande la jeune fille un fiancé fidèle que veut ton âme ruinée d espérance pour toi même elle sollicite à cette heure la grâce d un prisonnier
connais tu la faute qu il expie non tu ne l as vu que de loin à travers ses barreaux son image accablée te suit dans ta maison et tu n en détournes plus tes yeux humectés de tristesse
pourquoi ne penses tu qu à ce pâle mourant toi qui peux à peine t agenouiller sous ton grand âge c est que le cœur te reste et qu il ose dire à dieu 0 dieu que cet homme enchaîné tressaillerait d une grande joie s il entendait quelqu un lui crier tout à coup lève toi pour sortir voici la liberté dis ta prière bonne vieille le sauveur prête l oreille à ceux qui le prient pour de chers coupables il t aime de les aimer il reconnaît sous tes traits bruns et ridés l un de ses anges qui s ignore car tu ne sais pas qu une auréole est sur ta tête et qu elle donne de la lumière à cette nuit dont la
lune est absente mais l œil du seigneur voit briller son ange dans la poussière il voit de même au fond du bahut sans cadenas que nul mets nourrissant que nul fruit n y demeure
ce n est pas pour toi cependant que ta voix s efforce d arriver jusqu à lui femme selon dieu oublieuse de toi même demain le travail te donnera ton pain noir ce pain qui jour par jour achève d user tes vieilles dents de même tu le sais l avenir de la terre est usé pour toi le lien de ta vie n est plus qu un fil de la vierge flottant au vent d automne une bise plus aiguë peut l enlever un coup d aile d oiseau peut le rompre un doigt d enfant le briser tu n as pas peur vacillante et soumise dans ta sainte agonie tu plies tes genoux à la porte de l éternité tu ne demandes des jours libres que pour l homme jeune qu on enferme
dis ta prière bonne vieille les passants te verront demain vivante sur ton seuil ils te verront plus calme qu une rentière calculant le prix du grain de sa riche moisson va la tienne s amasse et t attend mais ailleurs mais plus haut nul grain n y manquera si tu ne possèdes pas tu crois bien heureuse indigente ta misère même a connu
le bonheur de donner tu ne l as dit à personne mais quelqu un l a vu et s en souvient une fois tes yeux qui vont s affaiblissant se reposaient durant quelques secondes d avoir conduit dès l aube l aiguille laborieuse ton ouvrage répandu sur tes genoux plaidait devant toi même pour toi si vieille bonne vieille à tes mains jointes sur la toile rude au sourire tranquille de tes lèvres on eût pensé que tu n avais à demander au ciel que ce moment d aise dont ta lassitude se faisait un dimanche et voilà qu un jeune garçon rôdeur des rues désertes un enfant vagabond sans piété de cœur avait pris par ta rue isolée pour oublier l école arpentant et battant les murs chauds de soleil il en mesurait la longueur avec ses bras étendus puis il arrachait les branches pendantes qui couronnent les bâtisses de village sa mauvaise liberté fermentait et brûlait de mal faire mais quoi faire il te choisit pour divertir sa solitude l ennui donne de mauvais conseils les chemins ont des pierres pour exciter l adresse des enfants désœuvrés la sienne fut prompte et rude il visa ton front nu l atteignit d un caillou et le caillou roula sanglant sur ton ouvrage tu tressaillis
d angoisse pauvre femme étonnée sans quitter toutefois ton calme souhaitable tes yeux toujours s affaiblissant suivirent d un long regard pour unique plainte ton bourreau jeune et fier lui fuyait comme le vent redoutant le cri de ta colère de ta douleur aussi peut être car il sentit que la pierre avait frappé raide et qu il était fort la colère ne te vint pas et ta douleur ne put que balbutier 0 les enfants
les enfants mais s ils étaient tous bons dieu ce serait trop beau il n en fut pas autre chose
qui donc attira le lendemain le cou pable devant ta chaumière non plus pour y lancer des cailloux mais pour regarder curieusement le bandeau qui serrait ta tête humble et pâle
on ne sait s il eut honte mais il baissa la vue et ne siffla pas en rentrant chez sa mère
une autre fois c était un jour de fête la flûte perçait l air bleu toute seule comme tou jours tu songeais sur ta porte a te voir immobile on eût dit que ton âme était allée se promener dans les fêtes du passé aux chemins verdoyants d un autre âge tout bordés de visions innocentes tandis que l on dansait au loin une petite fille élancée pliante comme une
rose parut devant toi elle ressemblait au rêve des mères car il frôla ton cœur et tu fis doucement signe à ce rêve blond d approcher ton festin du jour saint brillait sur une nappe grise c était dix cerises mûres et la petite passante eut les quatre plus belles se tenant deux par deux pour des pendants d oreilles l innocente rougit de surprise et partit faisant remuer sa petite robe en marchant puis elle s arrêta droite devant la vierge du carrefour afin de l honorer de ses cerises et de ses doux yeux contents tu demeuras contente comme l enfant plus pensive toutefois élevant à la vierge un soupir d amour triste
et tu commenças ta prière bonne vieille sur la brune à son tour un pauvre passa qui cheminait soucieux il n avait pas mangé de tout le jour et ce long jour de fête commençait à finir il était tard pour l aumône mais tu veillais au bord du soir comme la lampe du seigneur et tu avais gagné la veille un pain frais tout entier le pain s en alla sur la tête du pauvre tandis que tu restais sans rien dans ton armoire cependant qui saura jamais si le plus doux sourire de ta jeunesse fut plus beau que celui qui passa dans tes yeux en regardant
glisser sous les arbres le mendiant rassasié
ton travail venait de l enrichir et tu te crus bénie tu ne l as pas cru seule la meilleure des brises de l été se fit plus prompte pour effleurer ton front et le baisa le soleil enflammé qui descendait rapide derrière les hautes montagnes te regarda fixement de toute sa lueur rouge et sembla dire je t aime la nature harmonieuse qui chantait son hymne au sommeil chanta pour toi dors bien dors bien toi qui vivras toujours toi que dieu reprendra dans son jour éternel puis l hymne en s apaisant t enveloppa d un bonsoir parfumé ce bonsoir sans frayeur qui donne le sommeil aux honnêtes gens
achève donc ta prière bonne vieille elle a calmé l orage douce comme l oraison des fleurs que le chant du rossignol accompagne et à cette heure dors bien ton avenir approche pareil à l aube d une vie nouvelle
en ta faveur demain un pauvre sera consolé une petite fille radieuse fera son sourire à la vierge demain enfin une clef bruyante forcera la rouille d une grille de prison un guichetier sifflera la cantate de délivrance des juges auront signé la grâce d un prisonnier
l ayant vu dans leur songe tel que tu viens d en parler à dieu cette larme qui tremble encore aux cils de ta paupière aura purifié l air épais d un cachot dont la porle s ouvrira toute grande à tes paroles mêmes retombées du ciel lève toi pour sortir voici la liberté
oh tu as bien dit ta prière vraiment tu as bien dit ta prière
la grande petite fille
maman 1 comme on grandit vite je suis grande j ai cinq ans
eh bien 1 quand j étais petite j enviais toujours les grands
toujours toujours à mon frère s il venait me secourir même quand j étais par terre je disais je veux courir
ah c était si souhaitable de gravir les escaliers
a présent je dîne à table je danse avec mes souliers
et ma cousine mignonne a qui j apprends à parler du haut des bras de sa bonne boude en me voyant aller pauvre enfant qu elle est gentille quand elle pleure après moi
j en fais ma petite fille je la baise comme toi lorsque me voyant méchante tu chantais pour me calmer je la calme aussi je chante pour la forcer de m aimer
et puis maman je suis forte bon papa te le dira
son grand fauteuil à la porte sais tu qui le roulera
moi c est sur moi qu il s appuie quand son pied le fait souffrir c est moi qui le désennuie quand il dit viens me guérir
o maman je te regarde pour apprendre mon devoir et c est doux d y prendre garde puisque je n ai qu à te voir
quand j aurai de la mémoire c est moi qui tiendrai la clé veux tu de la grand armoire le linge est empilé
nous la polirons nous mêmes de cire à la bonne odeur o maman pour que tu m aimes je suis sage avec ardeur
nous ferons l aumône ensemble quand tes chers pauvres viendront un jour si je te ressemble maman comme ils m aimeront
je sais ce que tu vas dire tous tes mots je m en souviens j entends que ton sourire dit viens m embrasser je viens
la royauté d un jour
le sacre en famille
trois jours après noël une ville de flandre sonnait la fête des innocents l église paroissiale de notre dame du calvaire laissait tomber du haut de son clocher le réveil matin d un grand nombre d enfants
or il faut savoir que dans quelques villes de la bonne flandre où les enfants sont si heureux l usage existait peut être existe til encore de leur donner pendant un jour tout entier de l année le gouvernement de la maison paternelle ce jour là le dernier né commande en maître l ordre des repas les invitations les plaisirs tout le concerne on n obéit qu à lui comme à un roi nouvellement élu par l a mour de son peuple le petit monarque flamand ravi de sa transformation ordonne avec douceur tend cordialement la main à ses su
jets leur donne des brioches ou bien tout ce qui est à la portée de la fortune de la famille il remercie quand il est servi ponctuellement il remercie même quand il est sincèrement averti de l impossibilité où l on se trouve de condescendre à ses caprices et il est rare qu il ait des caprices tel est ce règne de douze heures institué en mémoire du jour déplorable où les innocents furent massacrés dans la judée par ordre du méchant rdi hérode un historien raconte que des mères pleurant au récit de la terrible annale convinrent entre elles de rendre ce jour là leurs enfants plus heureux que tous les autres jours il faut avouer que si le bonheur est dans la jouissance ces rois enfantins n ont rien à souhaiter dans le cours de leur règne éphémère
trois jours donc après noël les cloches carillonnaient la fête attendue ardemment par bien des petits bourgeois on devinait sans voir que l aube allait bientôt paraître les portes de la ville s ouvraient bruyamment aux quatre coins des remparts ces portes à pont levis de la cité frontière étaient disait on fermées chaque soir pour empêcher les loups d entrer mais on ne faisait plus accroire cela
qu aux très petits enfants afin qu ils se gardassent de crier au lieu de dormir
et l on entendait accourir au loin les laitières sur leurs ânes les voitures chargées de blé de fruits et de beurre les agneaux bêlants les poules vivantes caquetant dans les paniers à jour des paysannes matinales et les enfants entr ouvraient leurs yeux plus tôt qu à l ordinaire dans l attente d un grand événement
agnès aldenhoff se sentit alors doucement enlever de son lit d osier c était l aïeule vigilante qui réveillait agnès dont elle venait proclamer la puissance à toute la famille déjà rassemblée et debout
l enfant encore sous l influence du sommeil fut prise d un doux saisissement elle ne distinguait qu à demi son père qui souriait sa jeune mère plus blanche et plus belle dans ses simples atours de nuit ses sœurs ouvrant les armoires d un air empressé tandis que son frère accroupi devant le poêle rouge et ronflant regardait de tous ses yeux ne voulant rien perdre d un tel spectacle ni de la surprise d agnès
il avait eu les mêmes honneurs trois ans auparavant et cette solennité renouvelée était déjà son jadis toutes ces figures aimées s agi
tant dans la demi teinte pour l avénement d agnès formaient devant elle un tableau mouvant qui la charmait les enfants jugeront si les anges quand ils rentrent au paradis pour y reprendre leurs ailes sont plus heureux dans ce cas ils le sont infiniment et cela fait penser que l innocence est une chose adorable
après qu agnès eut été embrassée reconnue souveraine de la maison elle fut lavée avec de l eau tiédie au foyer que l on avait alimenté pour elle durant toute la nuit on mêla de bonnes senteurs à cette ablution la mère y consacrait pieusement un reste d essence de bergamote cachée dans ses parures de mariage parmi les dragées des quatre baptêmes de ses enfants ces richesses du ménage étaient enfermées dans un coffre de bois de sainte lucie et de ce coffre à clous de cuivre luisant comme l or sortait l odeur suave des églises dans les grandes célébrations
sitôt que les cheveux charmants d agnès furent peignés lustrés séparés sur le front puis rendus à leur nature ondoyante elle se laissa revê tir en tremblant de joie des habits de sa grand mère qui la regardait et l embrassait à chaque épingle qu elle attachait sur elle
pour bien comprendre cette cérémonie il faut se ressouvenir que quand la souveraineté de l innocence est déclarée par le plus âgé du logis père mère frères sœurs servantes viennent au pied de son lit la saluer comme on venait de saluer agnès enfin la tradition veut qu elle soit revêtue dans toute la splendeur possible des habillements du chef de la famille pour le représen ter devant les amis les parents et les étrangers
agnès se tenait ferme sous l ample jupe de camelot noir brillant raccourcie à sa taille au moyen de grands plis que l aïeule avait faufilés la veille le corsage à basques gothiques la couvrait tout entière elle ne pouvait bouger mais qu elle était contente et qu elle était jolie coiffée du large bonnet de linon à tuyaux raides qui entourait sa figure mignonne sa joie fut encore rehaussée d une belle faille en soie de grenade qui ne se déployait sur la tête de l aïeule à la manière des saintes femmes que dans les grandes fêtes
l émotion qu apportait cette mère toute grave aux apprêts du règne de sa petite fille remplissait l enfant d une gratitude si grande que quand agnès devint une femme elle l en remerciait encore au fond de son cœur
alors la plus jeune des deux mères qui s appelait catherine dit tout bas à l autre quel dommage de n avoir plus nos belles dentelles pour un si grand jour
— puisque c est la volonté de dieu catherine
d ailleurs les anges n ont pas besoin de dentelles pour lui plaire en répondant ainsi et prenant l innocente entre ses genoux l aïeule fit pendre à sa ceinture le trousseau de clefs qu elle détacha de la sienne plus des ciseaux enfermés dans leur étui pour qu ils ne fussent pas dangereux à qui les portait elle y ajouta même une pelotte rouge en forme de cœur faite par les dames ursulines la toilette achevée elle se retourna vers le père d agnès et dit parlez félix
alors le père parla ainsi ma fille vous allez occuper durant douze heures d horloge le rang de celle que nous respectons le plus au monde c est à dire de ma mère qui est votre grand mère on aura donc pour vous l obéissance due à celle qui représente ici la mère de dieu ressouvenez vous toute votre vie agnès des honneurs qui vous auront été rendus le jour où vous passiez pour elle c est à tous ceux ici présents de vous in
truire des respects qu une bonne mère a le droit d attendre de ses enfants allez
—je vous donne ma bénédiction félix répondit la grand mère en serrant la main de son fils il y avait beaucoup d émotion dans les regards et dans les cœurs
tous se rassemblèrent autour d un humble déjeuner qu agnès oublia de souhaiter plus somptueux le lait fut servi dans le poêlon de cuivre étincelant puis le cacao bouilli humble café des familles modestes prit place à côté de la pomme de terre dorée au four du poêle ce repas embaumait d une fumée nourrissante ce n était pas splendide mais sain comme tout ce qui est savoureux et propre
mangez mes enfants c est tout dit la grand mère en jetant un coup d œil significatif à m aldenhoff il la comprit trop bien car il se hâta de sortir par la ville afin de recueillir l argent des travaux de plusieurs mois cet honnête bourgeois était peintre et doreur ensuite chacun se dispersa pour vaquer aux soins habituels des jours ouvrables les sœurs aînées s en allèrent aux écoles le frère plus rapproché de l âge d agnès fut cette fois là dispensé de la sienne en voyant sortir ses sœurs avec leurs
cahiers d écriture et le panier d école au bras agnès eut le cœur gros elle dit que ce n était donc pas une fête puisque tout le monde s en allait comme aux jours de peine ses soeurs qui en savaient plus qu elle l embrassèrent pour la consoler et de convention avec leur mère lui répondirent que la fête en famille étant pour le soir elle n avait qu à les y inviter agnès les invita ordonnant que ce fût de bonne heure en les retenant encore par la main ne se décidant qu à regret à être heureuse sans elles son frère just ayant congé pour initier agnès à ses droits qu elle ignorait demeuré seul avec elle l instruisit dans ces termes les droits régaliens
tu diras toujours je commande tu commanderas un repas magnifique dans la chambre rouge qui est gaie avec un grand feu tu voudras des musiciens pour faire danser la compagnie qui te plaira le plus il la désigna lui même tu ordonneras du vin rosé et du vin blanc qu on ne voit plus jamais sur la table tu sais que j aime le vin blanc et le vin rosé
n oublie pas un carrosse pour aller à la comédie voir zémire et azor que j ai vu le jour de
mon règne j irai avec toi commande aussi un cochon de lait pour souper quand nous reviendrons j aime le cochon de lait et tu l aimeras beaucoup il faut toujours dire j ordonne je veux je commande car tu es ma grand mère
agnès fit à son frère l observation que sa grand mère ne parlait jamais ainsi
n importe elle en a le droit dit just et il faut le prendre songe donc que tu n as qu un jour de souveraineté
la leçon finie agnès émerveillée courut aussi vite que le lui permettait sa longue jupe et sa faille commander le festin composé par son frère quand sa mémoire chancelait just lui soufflait le mot à l oreille et la redressait sur son trône
grand mère dit elle en embrassant l aïeule je commande un grand feu dans la chambre rouge j invite quatre amis à table
11 faut les servir en argenterie que l on ne voit plus jamais dans l armoire — vin rose vin rouge et vin blanc souffla le frère je l ordonne — vin rose vin rouge et vin blanc ma grand mère je l ordonne s il vous plaît et le festin magnifique et des musiciens pour faire danser la compagnie
— un carrosse pour aller voir zémire et azor
—un carrosse pour aller voir moi je veux voir mon oncle jean poursuivit agnès d une voix pleurante il faut réconcilier mon oncle jean avec mon père 0 ma grand mère qu il vienne se réjouir avec nous je le commande s il vous plaît
la grand mère écoutait avec un singulier sourire elle ne faisait pas un mouvement pour l exécution des ordres d agnès et continuait de filer assidûment comme toujours son visage épanoui le matin par un moment de bonheur qui lui en rappelait tant d autres était redevenu sérieux et plus réfléchi que d habitude
agnès après avoir consulté des yeux son frère afin de s encourager à un grand coup d état toussa pour éclaircir sa voix et déclara qu elle voulait des beignets pour tout le monde comment les aimes tu mon frère
aux pommes ou à la crème
— je les aime chauds et sur la table dit just
cette réponse déconcerta la grand mère qui
n avait pas de quoi les servir au goût de just elle les promit ainsi pour plus tard
je les aime moins comme cela repartit just qui était d une concision étonnante puis il tira sa sœur par sa faille et lui marmotta de nouveau le programme agnès le hasarda plus timidement mais quand elle revint à ces mots je veux du vin rosé je veux de l argenterie qu on ne voit plus jamais sur la table ni dans l armoire
— j entends j entends répondit l aïeule à voix basse en regardant just avec un doux reproche tu nous fais des innocents bien ambitieux toi je croyais que cette bonne petite reine venait me demander du lin pour apprendre à filer j étais prête il y eut un silence interrompu seulement par le rouet plus actif malgré la fête puis madame catherine entra qui d une manière inquiète causa longuement tout bas avec sa belle mère le bruit aigre du rouet qui allait toujours ne permit pas aux enfants d entendre une parole de l entretien mais ils se tinrent pour dit que leurs ordres allaient être exécutés sans faute et leur joie était extrême retirés dans un coin de la chambré par respect pour
les mères qui parlaient avec action ils attendaient pleins d espoir quand leur père félix apparut au seuil d une longue allée donnant en dehors du logis sa femme empressée courut le joindre tandis qu agnès et just se livrèrent à de nouveaux plans agréables pour cette journée qui leur semblait ne devoir pas finir
pourtant midi sonnait l heure oir l on dîne en flandre approchait et l estomac d agnès sentait qu il manquait un corps à ses rêves la grand mère le devinait sans doute et se leva troublée comme une femme qui oublie toutes choses tandis qu elle concentrait ses regards sur sa chère petite associée just se haussa jusqu à son oreille à quoi elle répondit c est vrai tu as bien la mémoire de ton âge alors une belle poire sortit du buffet d ébène peint au dedans couleur d azur cette poire y mûrissait lentement consacrée à ce jour de fête
vous me la donnez pour toujours grand mère dit l enfant la mère l en assura alors se retournant vers just si tu as de l amitié pour moi mon frère coupe la poire en deux et manges en la moitié je l ordonne just la saluant profondément répondit j ai de
l amitié pour toi et mangea la moitié de la poire bon just
tu ne la gardes pas tout entière petite souveraine dit l aïeule
— non grand mère la moitié est meilleure
— pourquoi donc cela
— parce que mon frère mange l autre et que nous sommes contents à deux
—tu calcules déjà bien agnès et tu ne ferais pas une méchante reine
le loyer de noel
sur ces propos le père rentra suivi de sa femme et s assit de l air harassé d un homme quia longtemps couru il semblait toutefois plus consterné que las tandis que sa femme restée droite près de lui prit sa main disant vous avez frappé à toutes les portes félix maintenant que la volonté de dieu soit faite la grand mère interrompit vivement sa fille dont la voix altérée inquiétait les enfants et pour faire prendre un autre cours à leurs idées elle aventura ces paroles vous ne savez pas ma fille ce que vient d ordonner agnès pour les festins du jour
— hélas non ma mère répondit dame
catherine en s efforçant de surmonter une grande peine le récit fut fait des souhaits d agnès tandis que just regardait avec confiance l effet qu ils allaient produire
qu en dites vous résuma l aïeule
madame aldenhoff tourna tristement les yeux vers son mari et pour cacher son trouble se pencha sur agnès qu elle embrassa plusieurs fois chère innocente il faut qu elle attende et qu elle espère lui conseilla t elle d une voix plus serrée on fera tout ce qu on pourra cassez ces deux œufs frais ma mère ils viennent du village de sin mettez les au beurre noir comme vous les aimez il y en aura un entier pour agnès c est là tout ce que nous possédons en ce moment notre reine
par malheur elle ne put retenir le sanglot qui fit partir un cri effrayé de la bouche ouverte d agnès le maître du logis se promenait avec agitation just ne savait plus que penser du présent si différent de son passé
voilà ce qu il ne fallait pas dire murmura l aïeule plus maîtresse d elle même mais puisque vous ne pouvez cacher vos douleurs ma fille essayez du moins d en sortir j ai à vous
dire qu agnès a le droit tout le jour d aller demander un délai pour vos loyers que l on réclame les innocents peuvent aller frapper jusqu au soir chez le riche et du ton royal de l enfant jésus dire nous venons de la part du sauveur soyez humain c est lui qui vous le commande c est un innocent qui vous le conseille et nous verrons alors si monsieur duhein aura le cœur de repousser agnès
— mais mamère c est demander l aumône cela repartit son fils exaspéré et c est la demander à une pierre j aime mieux aller en prison a ce mot terrible la reine agnès poussa décidément les grands cris
madame aldenhoff pleurait sur une assignation qu elle venait de déchiffrer just se précipita sur la poitrine de son père et s attachant à son gilet comme pour l empêcher d aller en prison cria tout hurlant non non non
—eh bien non eh bien non mon garçon
on tâchera on verra allons la paix vous êtes de bons petits enfants et dieu vous bénira un silence s établit dans cet intérieur désolé
ce fut agnès qui le rompit tout à coup en apportant à son père un petit papier soigneusement plié qu elle venait de tirer de son armoire
la pauvre enfant croyait posséder beaucoup et l offrait de toute son âme pour sauver sa famille
qu est ce donc que vous me donnez agnès
— ma lettre de change répliqua t elle avec conviction
m aldenhoff parcourut sans la comprendre d abord cette lettre de change ainsi conçue par cette lettre de change et à vue je payerai à mademoiselle agnès aldenhoff la somme de deux patars de brabant valeur reçue en obéissance ourlets bien faits et jarretières de laine tricotées proprement
ce 1790
jean aldenhoff c était en effet l oncle jean qui peu de temps avant sa rupture avec son frère délivrait chaque samedi ces valeurs à ses neveux quand ils avaient contenté leurs parents durant la semaine de tels billets n avaient point cours dans le commerce mais ils donnaient une habitude d ordre aux enfants qui n en devenaient pas pour cela plus intéressés seulement ils s accoutumaient de bonne heure à penser que la richesse du pauvre est inséparable du travail et d une conduite régulière
l aïeule ne manqua pas de s apercevoir que les yeux de son fils avaient peine à se détacher de la signature de jean aldenhoff aussi dès qu il eut rendu doucement à sa fille le papier en disant qu il en faudrait quatre mille fois davantage la grand mère s efforça de parler comme on fait quand on cause raisonnablement sur la morale mais l altération de sa voix étranglée au fond de sa gorge décelait le choc intérieur qui venait de bouleverser sa sainte résignation quoi qu il en fût et regardant son fils de ses grands yeux vrais elle poursuivit tout à l heure vous parliez d aumône et vous êtes devenu pâle comme si je vous conseillais une mauvaise action moi votre mère
vos fiertés me feraient sourire félix si vous n aviez pas tant de chagrin et un courage admirable le fils voulut respectueusement l interrompre elle continua n ayez pas peur je ne vous ordonne plus rien mon temps est passé vous êtes maintenant chef de famille et devenu comme un père pour moi vous l avez été de vos frères et vous êtes tout à fait un honnête homme de plus vous m avez trop
bien obéi enfant pour que je ne sache pas vous obéir à mon tour moi qui suis très vieille aujourd hui ô mon fils vous ne m avez pas laissée à la maladie et à l abandon j ai donc de quoi vous bénir éternellement aussi les coups qui vous frappent me traversent le cœur je suis comme cela mais l aumône eh félix les bons pauvres ne sont ils pas les bien aimés de dieu pensez vous que je ne salue pas avec plus de respect ceux qui viennent à nous chaque samedis que les gros rentiers passant carrément par les rues vêtus de manteaux de fine ratine doublés d écarlate
d autre part s il est honteux de recevoir l aumône et glorieux de la faire soyez glorieux et que vos nobles pratiques rougissent car vous leur faites depuis un an l aumône de votre travail dont ils n acquittent pas les mémoires
vraiment ils se promènent à crédit dans leurs voitures que vous avez peintes et blasonnées ils laissent moisir sous ces brillantes enseignes le pain que vos sueurs ont semé pour vos enfants c est donc vous qui faites l aumône à leur avarice et à leur vanité voilà tout maintenant je ne dirai plus rien durant ce discours just regardait par terre
comme s il y voyait les débris de tous ses châ teaux écroulés
m aldenhoff répondit que tout cela était bien triste un jour de fête à quoi la mère repartit ceux qui pleurent les jours de fête seront consolés mon fils les meilleurs fruits sont âpres avant de mûrir comprenez vous cela ma petite fille
— ah oui bonne grand mère repartit agnès toute vague et ne comprenant pas tout à fait
— mais n importe observa l aïeule les enfants peuvent entendre avant de comprendre
les graves propos des mères reviennent plus tard à l esprit de ces petits chrétiens et ce sera des lumières dans leurs peines a soixante ans de distance la voix de ma mère est encore aussi près de mon oreille que si ma mère ellemême était là et je vous rends souvent ses propres paroles
— parlez parlez ma mère dit madame al denhoff qui l écoutait avidement en ouvrant son cœur les uns aux autres on se console et l on s appuie
— vous êtes une si bonne fille ma fille je
rends la même justice à votre mari il n a pas dieu merci la manie étouffante de bien des hommes d imposer silence à leurs femmes dès qu elles parlent ménage sous prétexte qu il faut qu un homme se réjouisse en rentrant au logis et que les détails de l économie d une maison chassent le rire et enlaidissent la femme jour du ciel il en irait mieux dans les ménages sans ces dangereux silences en tre époux qui les font souvent marcher sur des abîmes que de petites fortunes que de grandes aussi s écroulent tout à coup avec fracas parce qu on a proscrit ces confidences sérieuses qui éclairent qui arrêtent et dont on sort plus étroitement unis c est à dire plus forts contre le malheur et les tentations allez allez mes enfants n en perdez pas l habitude salutaire quand je n y serai plus signez toujours à deux vos dépenses dans le même livre
heureuse ou triste il faut savoir ensemble ce que coûte la journée qui finit
— vous me rendez le courage ma mère je retournerai d où je viens j irais je crois jusqu au bout du monde et bien plus jusque chez ma cousine quatorze onces dit félix
cette riche cousine quatorze onces était
ainsi nommée par allusion à l extrême exiguité de son corps dont la maigreur était de venue proverbiale nous saurons plus tard si elle accueillit bien son parent malheureux
pour le moment l œuf au beurre noir fut posé devant agnès et mangé par son frère qui l aimait agnès n en avait nulle envie
il faut que je vous fasse connaître félix insinua doucement l aïeule un dernier souhait de votre enfant
pour l amour de dieu ma mère ne me le dites pas lui refuser quelque chose aujourd hui c est comme si je refusais à vous même
j ai vraiment le cœur assez percé comme cela
— vous répondez sans savoir ce que l on vous demande mon fils souvenez vous que c est pour le bien que je parle autrement je fermerais ma bouche ici c est mon devoir il faut donc que vous sachiez qu agnès veut ce soir même vous revoir bons amis vous et votre frère jean voilà
le père d agnès fit trois pas en arrière après quoi regardant sa mère il répliqua plein d indécision ma mère est ce bien là l idée d un enfant
— c est l idée même d un enfant bénissez
dieu qui a fait son cœur comme cela cette idée en sort toute seule comme l eau vive vient on ne sait d où songez y à pareil jour la voix d un enfant c est la voix du seigneur quand elle commande le pardon du coupable obéir est le plus pressé ne la faites donc pas attendre
monsieur aldenhoff se taisait je vous ordonne de le croire insista sa mère moi j ajoute une chose c est que jean est triste de votre longue brouillerie la vie va trop vite pour se désunir ainsi avant la mort félix il y a une prédiction si l on meurt brouillé on risque de ne pas se rencontrer dans l éternité et ne pas y retrouver son frère c est vivre éternellement à moitié que deviendra votre âme et la sienne mon fils a laquelle des deux pourrai je donc me réunir moi répondez
les choses étant ainsi comment oserez vous mourir a quoi vous servent vos études et vos voyages on peut donc faire le tour du monde et n avoir pas fait le tour de soi même comme il est dit dans un livre oubliez vous que la règle de la raison est subordonnée à la règle de la charité 0 ma bru notre devoir est bien plus facile il se borne à aimer
le frère offensé se promenant toujours semblait enfoncé dans lui même la tête découverte et inclinée comme quand sa mère le reprenait mais il ne regardait qu agnès qui les mains juintes sur son trousseau de clefs écoutait curieusement sa grand mère celle ci se hâta de profiter du silence favorable de son fils pour ajouter agnès embrassez votre père remerciez le d oublier son courroux contre votre pauvre oncle jean toi just entends tu marche 1 tu fais le sédentaire en baissant les yeux mais tu ne regardes tes pieds que pour mieux courir eh bien cours va porter cet écheveau de lin brouillé à ton oncle jean dis lui qu il vienne m aider à le démêler ce soir il saura ce que cela veut dire et moi aussi
m aldenhoff n arrêta point just qui s élança dehors dis à mon oncle que je suis reine cria sa sœur
just était déjà dans la rue sifflant une fanfare et agitant deux ardoises l une contre l autre entre les doigts étendus de ses deux mains ce sont les castagnettes du nord les enfants en jouent à la manière espagnole avec une dextérité fort musicale just excellait dans ces cantates saccadées l espérance était reve
nue à just il pétillait de zèle parce qu il lui semblait impossible que la rentrée en grâce de son bon oncle jean ne fût pas célébrée par un beau festin on croit utile de raconter en passant que l oncle jean beaucoup plus jeune que son frère n avait eu envers lui que des torts qui s excusent quand on veut sincèrement les réparer jean le voulait jean l avait promis à sa mère qui pardonnait toujours d avance
pourtant le feu languissait les heures s en volaient une par une du cadran fleuragé de l hôtel de ville et du clocher de notre dame
tandis que de graves agitations se passaient dans le conseil de cette honnête famille agnès fut menée au seuil pour être vue des passants et des bons voisins qui l aimaient ils la regardèrent avec bienveillance à travers leurs vitres et leurs jalousies en guipure de fil gris elle demeura là patiemment vouée aux saluts de ceux qui paraissaient contents de son beau jour
la petite voisine
en ce moment les enfants de choeur appelés clergeons par le peuple couraient avec empressement la long de la rue où le froid piquant de noël ne permettait pas de dormir
aussi retournaient ils chez eux après l office de la messe comme les oiseaux vers le nid parés encore de leurs surplis blancs qui leur simulaient des ailes ouvertes par le vent du nord ils ne ressemblaient pas mal à de gros rouge gorges courant sur la neige vêtus qu ils étaient de la soutane écarlate étroitement serrée contre leur corps ils tournaient fièrement de droite et de gauche la tête surmontée du bonnet pointu dont la houppe cramoisie comme une grenade excitait l admiration d agnès
agnès leur faisait à tous une révérence profonde à quoi les petits clergeons ripostaient avec considération calculant en eux mêmes toutes les faveurs qui allaient pleuvoir sur cette heureuse petite grand mère
depuis le calvaire de l église jusqu au pont des récollets que traversaient les clergeons aguerris contre la gelée il y avait quatre enfants promus à la royauté d un jour pour égayer cette rue tranquille
rodolphine jonkey riche innocente de cinq ans fille du premier président de la ville ap parut tout à coup à l ouverture d une large porte cochère peu distante et sur le même rang que l humble maison d agnès un valet
lui tenait respectueusement compagnie dieu n avait pas laissé d aïeule à cette héritière de cinq ans mademoiselle rodolphine jonkey ne portait donc que les habits opulents de sa jeune mère madame la présidente par malheur rodolphine était pleine d afféterie sous le long manteau de velours violet qui lui tombait aux pieds déjà très chaudement fourrés dans les pantoufles de madame la présidente
rodolphine avait ordonné mais sans le doux s il vous plaît d agnès qu on lui mît des mouches au visage parce que le portrait de sa grand mère lui paraissait superbe à cause de cet ornement sur les joues elle portait donc sur les siennes des mouches une étoile et un croissant de taffetas noir d angleterre de plus elle avait chaud comme en été abritée contre la brise derrière un large manchon de martre et la plus riche pelisse d hermine qui se pût voir on apercevait à peine sa figure effilée et ses cheveux plats d un blond jaune sortant de ce magasin de fourrure
rodolphine s y carrait pareille à un jeune chat angora balançant sa tête avec les ondulations d un petit dédain mélancolique comme en effet les chats procèdent en temps de pluie
ces minauderies et ces signes de hauteur n invitaient personne à se réjouir de sa toute puissance on eût dit qu elle était née majeure tant elle portait avec assurance le grand amas de plumes qu elle faisait flotter fièrement sur sa tête cela fut cause que des bourgeois de bonne humeur passant par là s écrièrent excusez voilà une petite bourgeoise qui a mis tout son héritage sur sa tête qu elle dîne deux fois si cela peut lui faire plaisir et tous la regardaient sans lui adresser le moindre compliment si bien que les yeux lui en piquaient de colère
agnès seule lui envoya de loin un baiser de félicitation sans jalousie mais ce charmant baiser pris pour un signe d égalité familière fit froncer aigrement le petit nez de rodolphine qui retournant sa tête comme par un ressort ne se retint pas de dire au valet morfondu voyez comment si j étais son égale
le petit voisin
ne lui fais donc pas honneur à cette froide innocente dit une jeune voix ferme dans l oreille d agnès qui bondit cette voix était celle d un troisième innocent habillé en grand
père fils de l avare possesseur de la maison verte habitée par la famille aldenhoff depuis un quart d heure le petit voisin regardait agnès du haut de sa porte à lui de sa porte en face élevée au dessus du sol par un large perron à rampe de fer doré dans le goût espagnol on voyait pendre à cette porte toujours fermée un noble pied de chevreuil en signe de la richesse qui rendait cette maison saillante et enviée entre toutes
l aïeul opulent avait aussi des l aurore départi ses vêtements à ferdinand duhein qui les portait avec une joie pareille à celle d agnès il était à cette heure décoré d une canne à pomme d or d une tabatière d argent finement ciselée d un chapeau à trois cornes dont son grand père conservait précieusement l usage ce grand père puisqu il faut l avouer malgré notre sympathie pour ferdinand passait dans la paroisse pour un harpagon fini bien qu il fût propriétaire de la moitié des maisons de la rue natale d agnès ferdinand qui avait en vain crié bonjour à la petite voisine ennuyé de n en être point aperçu venait s offrir à son admiration agnès aimait ferdinand qui n était point fier et qui avait joué mainte
fois aux osselets avec elle lui avait rendu de loin son bonjour par un signe de tête mais sa voix n eût osé prendre l essor vers la maison d où sortaient tous les chagrins de ses parents cette maison dont le maître s armait de tant de rigueurs contre son père qu elle aimait comme on aime dieu les mots saisie prison prononcés tout à l heure à voix basse dans sa famille laissaient l empreinte de la tristesse sur son petit visage amical
ferdinand trop loin pour causer comme il en avait envie sans s inquiéter de la dignité que lui imposait ses habits de velours avait enfin franchi la haute rampe et la rue pour venir se planter devant agnès ils s examinèrent d abord sérieusement et se trouvèrent bien le monde était si nouveau devant ces deux cœurs d anges qu ils sentaient à peine le souffle piquant de décembre ils semblaient être encore dans les frais jardins du paradis ouvert à leurs regards enchantés ferdinand s approcha du visage d agnès pressé de deviner au parfum ce qu elle avait mangé il respira curieusement sa bouche rose agnès qui n en faisait pas mystère dit que sentez vous — comme un fruit répliqua t il et elle dit oui de la tête avec un petit
sourire qu as tu commandé depuis ce matin continua ferdinand en train de parler sans attendre la réponse moi j ai voulu le chocolat de grand père avec deux pains français chauds et beurrés j ai voulu de la crème du café de l anisette de hollande et du vin de grenache j ai voulu dix feuilles imprimées en bêtes d or pour les découper et les mettre dans les livres tu en gagneras à la gageure pour des épingles et je te rendrai les épingles j ai voulu des ombres chinoises et je les ai eues j ai commandé pour ce soir raoul le joueur de violon qui jouera des airs de contredanse j ai commandé grenade le carillonneur qui siffle aussi bien que la flûte ils viendront au dessert et ils auront du vin nos caves en sont toutes pleines
moi je boirai de l hydromel de la bière d orge et de tout comme les hommes et je serai content a présent parle toi mais agnès n eut rien à répondre qu aurait elle pu répondre qu aurait elle pu raconter de son règne toutefois il l y contraignit car il avait le ton péremptoire que donne une canne à pomme d or et un habit de bouracan bleu chargé de brandebourgs en or de tout ce que j ai voulu dit elle on n en a pas il y
avait un œuf au beurre noir mais je ne l aime pas just qui l aime mieux l a mangé ferdinand la regarda plein d étonnement l œuf était tout entier au moins fit elle observer à ferdinand —après dit il qu as tu mangé
— plus rien tous les hier j avais de meilleures choses mais je crois que ce n est plus la saison des gâteaux — si c est toujours la saison chez le pâtissier j en ai commandé trente pour ce soir — ce n est la faute de personne dit agnès alors malgré qu elle fit effort pour être joyeuse deux ruisseaux de larmes prirent leur cours le long de ses joues ferdinand stupéfait perdit tout son aplomp son chapeau tricorne même parut triste sur ses longs cheveux châtains bouclés mais comme il s était habitué dès le matin à dire je veux il continua de même avec agnès je veux savoir pourquoi tu pleures 1 — c est que ma mère pleure — pourquoi pleure t elle — parce que ton grand père veut que mon père aille en prison à cause qu il n a plus d argent pour payer nos loyers de noël on ne veut pas attendre qu il en gagne ma grand mère a dit agnès à le droit tout le jour d aller demander un délai puis d ajouter soyez hu
main c est un innocent qui vient vous le demander de la part du sauveur mais mon père ne veut pas que j aille dire cela contre une pierre et ma mère pleure voilà ce que j ai ferdinand
ferdinand n osa plus parler de son bonheur
après avoir regardé devant lui puis par terre il s en alla disant adieu agnès — adieu ferdinand répondit la petite reine désolée qui demeura pour le voir s en retourner puis remonter lentement le perron puis tirer violemment le pied de chevreuil pour qu on vînt lui ouvrir puis disparaître enfin tout à fait la rue fut longtemps déserte
le pauvre
tout à coup agnès dont les larmes s étaient séchées au grand air courut dans la cour où balayait sa grand mère et tendant les mains lui cria ma grand mère donnez l aumône le bon dieu est à la porte
elle parlait d un mendiant à la chevelure blanche élevée en auréole d argent sur la calotte noire qui couvrait sa tête son habit rouge criblé de pièces de toutes sortes était d une forme
bizarre et à force de propreté cette misère avait son lustre on supposait cent ans à ce pauvre tout penché qui ne parlait jamais en s arrêtant calme et sérieux sur chaque seuil et les enfants de la ville l appelaient le bon dieu
madame aldenhoff fouilla ses grandes poches avec empressement mais elle eut beau les interroger jusqu au fond elle n y trouva que son étui plein d aiguilles son christ en ivoire et son dé de cuivre rien autre ce qui la mor tifia presque autant que sa petite fille c était la première fois depuis quarante ans d aumône à ce pauvre qu elle avait toujours connu aussi vieux qu un refus interrompait d elle à lui comme un fil entre le ciel et la terre l aïeule s arrêta en soupirant et dit je n ai rien 1 — eh bien alors repartit agnès qui brûlait de donner elle même le jour de sa fête je vais chercher ma lettre de change
— que veux tu qu il en fasse
— il la mettra dans son sac jusqu à dimanche c est le jour de l échéance et mon oncle jean bien sûr viendra la payer avant la messe
— ma parole vaut ton billet mon enfant et il y croira mais aux pauvres qui ont cent ans
on ne donne pas de billet il vaut mieux leur donner à boire
ainsi fit elle
après avoir rempli de bière le grand vidercome pour le pauvre qui attendait son dû la grand mère prit agnès par la main et s en vint droit à lui buvez lui dit elle d un ton courageusement triste et faites nous crédit d argent pour aujourd hui vous aurez le double l autre semaine mais s il vous plaît laissez votre bénédiction sur cette enfant car c est aujourd hui sa fête le pauvre ayant bu la regarda gravement
il fit en silence le signe de la croix levant ses yeux jusqu à la madone inscrutée au mur frontal du logis qu il hantait depuis tant d années et s en alla rêveur et doux
agnès frustrée en toutes choses le regarda glisser de porte en porte où de plus riches voisins avaient le bonheur de lui donner il at teignit bientôt près du pont l enfoncement d un vieux couvent détruit où cette furtive image du christ s évapora comme un rêve
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buvez lui dit elle et faites nous creer d argent pour aujourd hui imprimerie
l oiseau d agnès
il y avait encore un innocent dans le voisinage mais celui là ne paraissait pas sur sa porte il demeurait dans ce couvent abandonné des récollets dont on vient de parler où son père loueur de carrosses et de chevaux tenait ses magasins à fourrages durant l été des nuées d enfants allaient jouer dans les vieux cloîtres qui retentissaient de leurs cris perçants à cette heure il y régnait un grand silence le carrossier qui aimait beaucoup le petit amé unique enfant de son veuvage ne travaillait pas joyeusement car le petit amé était malade ce père soucieux s en vint donc demander à parler seul à madame aldenhoff et l on s empressa de le faire entrer dans la salle bleue s excusant comme on put de le recevoir sans feu il passa doucement sa main sur la joue d agnès qui n entra pas d abord et lui dit je vous ai prise vraiment pour votre grand mère ce qui fit rougir de plaisir la petite enfant
demeuré seul avec les femmes le carrossier s expliqua je viens vous prier de prêter un peu l oi
seau d agnès pour égayer mon pauvre enfant malade bien malade mes voisines et si faible qu on n a pu l habiller avec mes lourds habits ni même avec les siens si légers qu ils sont il a vu à l automne l oiseau d agnès durant la dernière visite que vous a rendue sa mère avec lui sa pauvre mère qu il appelle sans trêve et sans repos
— ah mon voisin nous nous le rappelons
— oui oui nous nous le rappelons interrompirent les femmes avec un soupir le carrossier demeura un peu sans parler un homme ne veut pas laisser deviner qu il pleure l oiseau donc reprit il est resté dans la mémoire d amé qui s est mis à dire ce matin et à chaque instant depuis j ordonne que j entende chanter l oiseau qui chante dans la maison d agnès je veux entendre chanter l oiseau et puis voir ma mère je le commande ô mon père moi je ne peux marcher allez donc vite allez car c est aujourd hui la fête des in nocents hélas le pauvre enfant n a pas encore pu comprendre que sa mère est morte depuis trois mois et qu on ne peut la lui rendre on ne peut que lui prêter l oiseau prêtezle nous s il vous plaît pour tâcher de le faire
sourire lui qui n a qu un souffle et si vous croyez qu agnès ne s y oppose pas
— comment repartirent vivement les mères agnès sera trop contente d égayer le pauvre amé et l aïeule sortant en toute hâte appela sa petite fille pour lui faire part de la demande du carrossier
puisque tu me représentes ajouta t elle j ai besoin de savoir si tu devines ce que je répondrais moi même qu allons nous décider
agnès resta interdite et une grande rougeur lui monta au visage elle avait toujours vu sa grand mère prêter cordialement toutes ses humbles possessions mais son oiseau son oiseau qu elle appelait iris lui était infiniment cher néanmoins amé est donc malade fut sa première exclamation puis iris aura froid dans la rue fut la seconde et ses grands yeux doux restèrent attachés avec indécision sur les regards encourageants de sa grand mère
l oiseau n aura point froid sous le manteau du voisin et le pauvre amé sera réjoui dans son lit s il entend chanter l oiseau agnès partit comme un trait
porte toi bien dit elle après avoir atteint
avec effort sur l appui de la fenêtre la cage de son petit chanteur au revoir iris et elle baisa le grillage
quand l aïeule lui dit qu elle faisait précisément ce qu elle ferait à sa place cette parole fit couler la consolation sur le cœur serré d agnès alors elle suivit courageusement sa mère portant la cage à m d artois qui l attendait avec anxiété comme il vit qu une larme pendait à l œil d agnès il craignit qu elle n allât se dédire mais il ne la connaissait pas s apercevant tout à coup que l oiseau n avait plus de nourriture dans l auge agnès avec une sagacité toute précoce retint par son manteau le voisin qui emportait la cage courut vers une armoire à elle faite à sa taille et qui fermait à clef puis elle cria prenez ce mouron et ce mil pour faire chanter l oiseau s il voit qu on pense à lui s il voit tomber du mil il chantera tout de suite
je veux qu amé soit content mais je veux que mon oiseau mange aussi
la prévoyance d agnès fut approuvée des parents et le pauvre père emportant soigneusement la cage sous son manteau doubla la provision chez le grainetier dont les sacs étaient
ouverts sur son passage à l autre rang de la rue puis il partit à grands pas
le puits mitoyen
durant ce temps just enflammé d espoir avait apparu trois fois chuchotant des paroles mystérieuses à sa grand mère l attirant à part au fond de la maison puis retournant faire l école buissonnière dans une partie de la ville appelée le grand canteleu au pied du rempart où son oncle jean travaillait à peindre des équipages et des blasons l oncle jean comme son frère excellait dans ce genre de peinture
il y avait dans cette longue rue déserte bordée de jardins et d arbres alors couverts de neige des tailleurs de pierre habillés de peaux blanches de chapeaux blancs et blancs eux mêmes jusqu à leurs yeux noirs et brillants comme des charbons puis un cordier filant sa corde par quelque saison que ce fût ce qui était très agréa ble à regarder pour just qui pouvait impunément passer le jour à ne rien faire en attendant son oncle pour combler la satisfaction de l écolier la lune commençait à se lever rouge et large au dessus de l horizon à travers la gelée étincelante et just fort jeune encore se persuadait
que cette figure d or était un saint couché à plat ventre dans le ciel pour regarder sur la terre le mal ou le bien qui s y passe le frère d agnès interrompait parfois ses contemplations en frappant par un transport redoublé ses castagnettes d ardoises puis retournait faire une nouvelle commission de son oncle à sa grand mère il ne se sentait pas de joie car il était utile et prévoyait un beau repas
après les allées et venues de just la grand mère plus affairée allait et venait au bout du logis solitaire ôtant soigneusement la clef de la salle bleue chaque fois que just était rentré furtivement on ne savait pourquoi
et voici pourquoi un puits mitoyen séparait la cour des aldenhoff d avec celle d un étainier paisible qu on appelait don gaspar à cause de son origine espagnole c était le meil leur voisin du monde le puits se fermait d un côté par un large volet en bois de l autre par le même secours les deux volets clos aux verrous chacun était chez soi aux heures fréquentes des lavages intérieurs qui font courir dans les allées des filets d eau perpétuels les deux volets s ouvrant en même temps d une cour à l autre les femmes se sa
luaient amicalement et parfois se contaient leurs peines dans les jours heureux c étaient des discours enjoués des louanges sur leurs enfants de gracieux rapports de mères s excitant d un mutuel exemple aux vertus domestiques et quelles mères en possédaient plus que celles arrêtées alors au rendez vous du puits mitoyen elles étaient belles de leurs devoirs accomplis elles étaient pures comme l eau qu elles puisaient pour assainir leurs humbles demeures
dans le courant du jour ici raconté pour ménager une surprise plus grande à la famille et à sa bru elle même qu elle ne mit pas dans la confidence l aïeule avait envoyé à son fils jean un écheveau de lin brouillé emblème naïf d un long malentendu et signal du jour où la querelle allait enfin se dévider entre les deux frères sur la réponse de jean apportée par just qui l avait instruit de la détresse du ménage cette mère inventa le secret d introduire au moyen du puits tout ce que l oncle envoyait par l intrépide écolier just fit trois voyages les poches pleines entrant furtivement par l allée de don gaspar qui riait de tout son cœur du tour fraternel de l oncle jean
vers le soir un marmiton fut guidé par le voisin jusqu à la margelle du puits on frappa au contrevent pour la quatrième fois la grand mère ouvrit avec précaution le seau suspendu comme un panier d abondance transporta de son côté les dons providentiels qui arrivaient de l autre et son cœur rajeuni battait d une joie d enfant en se prêtant à cette sainte fraude sur quoi sa belle fille ignorante de tout ce qui se passait ne se retint pas de lui dire mon dieu ma mère que vous allez souvent au puits par le froid qu il fait
a quoi l autre répondit ma fille n y prenez pas garde il faut ce qu il faut et elle souriait avec mystère mais sa fille ne le voyait pas car la brune commençait à répandre une teinte grise sur les rues la brune tombe vite en décembre
la bénédiction des pauvres
madame catherine assise au rouet où elle remplaçait ardemment sa mère quand celle ci veillait au ménage ne voyant ni son mari ni son frère apparaître regarda tristement la lampe que l aïeule apportait parce qu elle savait qu il n y avait plus au logis d autre lumière
alors les deux femmes s entendirent sans parler ne voulant pas d ailleurs le céder en courage à sa vaillante mère la jeune femme fit un effort sur elle même pour chanter terrible effort
mon dieu dit la mère en se penchant vers elle comme pour redresser la quenouille pleurez plutôt si vous en avez envie car vous êtes blanche comme votre linge et chanter ainsi ne servira qu à vous serrer l estomac pleurez la providence vous entendra — pardonnez moi donc cette faiblesse ma mère vous savez ce que c est que de voir pâtir ses enfants ses larmes alors coulèrent sans contrainte et ce fut mieux
agnès pensant à son autorité royale fut tentée d ordonner à sa mère de n avoir plus de chagrin mais elle commençait à s avouer que son pouvoir était fort limité pourtant ayant vu que les voisines affligées venaient souvent demander des conseils à ses deux mères ma mère dit elle en posant ses petites mains sur ses genoux et du ton de la plus mûre réflexion ma mère donnez nous des conseils cela vous fera du bien ce qui fit en effet que sa mère l embrassa ranimée d un mouvement de joie inconnue et divine
tout à coup on entendit frapper discrètement à la càve extérieure ouvrant à deux battants sur la rue cette cave profonde voûtée claire et tapissée comme une chambre servait de corri dor souterrain à ceux de la famille qui voulaient sortir ou rentrer sans être vus pour quelque affaire pressante elle était habitée par une marchande de verdure et par son mari françois roch ancien tambour de régiment pour lors raccommodeur de souliers mettant des brides et des semelles aux sabots de tout le voisinage peu après qu on eut frappé de nouveau marie joseph roch la verdurière rôdant partout dans la maison comme un génie familier apparut à travers la demi teinte due à la lampe et montra sa joyeuse figure à la porte d un escalier remontant de sa cave dans la chambre où filait madame catherine
m aldenhoff était depuis plusieurs années l administrateur des pauvres de la paroisse
voilà les pauvres dit elle qui viennent saluer agnès ils demandent à la voir en personne à cause que les innocents portent bonheur durant toute l année vous sentez bien que c est pour bénir l enfant de m aldenhoff
qui les traite si humainement ces pauvres pauvres ils sont là plus de quarante en ordre comme au sermon le vieux habillé de rouge celui là qu on appelle le bon dieu les conduit il marche à leur tête tenez les voilà rangés en bataillon devant ma cave
madame aldenhoff ouvrit les volets donnant sur la rue une bénédiction bruyante courut parmi cette foule des protégés de m aldenhoff quand l innocente apparut en aïeule sur l appui de la cave d où elle leur tendit les bras le plus cher de tous ces pauvres pour agnès c était le vieillard à l auréole blanche qui retournait alors vers son village avant que le pontlevis fût baissé il s approcha de l enfant et lui fit comme un discours avec des paroles murmurées que l on n entendit pas parce que la voix du vieillard était trop cassée mais sa figure semblait étrange et lumineuse sous le reflet d un petit flambeau de résine qui brûlait au bout de son bâton noueux on l avait chargé d un humble présent que tous avaient eu l intention d offrir à l enfant de celui qui les régissait avec une bonté paternelle on peut juger de ce qu agnès ressentit de plaisir c était un panier de jonc où dormaient sous le filet deux pi
geons bleus nichés parmi la mousse au milieu d une bordure de pommes d api rouges comme des fleurs une femme s approcha qui dit il faut manger ces pommes avec père et mère
elles représentent les bénédictions du seigneur
chacun de nous a mis la sienne dans le panier que voilà prenez car votre père est notre père nous lui rendons ce soir chacun un dénier de ses dons que dieu vous protège enfant béni et mangez vivent les innocents
vive le père des pauvres
cela fait les indigents s éloignèrent criant entre eux oui c est notre vrai père dans la disette ils nous a nourris de son pain oui nous ne lui rendons que la millième partie du bien qu il nous a fait s il était riche nous n aurions jamais faim
— agnès gardez cela dit l aïeule comme ravie le présent de celui qui mendie est plus précieux qu une étoile qui tomberait dans votre main et l on rentra
peu d instants après cécile et eugénie les sœurs d agnès revenant de l école montèrent à la soupente pour ôter et plier leurs tabliers ranger leurs paniers leurs mantelets leurs
cahiers d écriture et tous les objets de travail du lendemain causeuses comme leur âge elles n en finissaient pas de se rappeler les moindres incidents du jour encore une fois le bruit monotone du rouet contre le poêle éteint troublait seul le silence qui s était rétabli en bas la lampe de fer accrochée au foyer éclairait faiblement la chambre et projetait ses lueurs intermittentes sur les murs qu agnès trouvait tout changés elle se promena longuement de chaise en chaise puis en choisit une pour y poser sa tète toute lasse d espérer une fêle au milieu de tant d obscurité par degrés oubliant ses pommes son oiseau les pigeons les pauvres et tout elle s endormit au bruit égal de la roue grinçante et des oscillations d une horloge qui battait derrière la porte
rencontre des frères durant la nuit
monsieur aldenhoff à cette heure parcourait encore inutilement la ville de tous les marquis comtes ou barons dont il avait peint ou doré les équipages nuls ne se trouvaient en mesure d acquitter leurs mémoires le peintre marchait en vain couvert de sueurs et de givre tandis que sa femme comptant avec transe cha
que pulsation de l horloge croyait à toute mi nute entendre frapper les huissiers pour venir saisir son mari c était une terreur en elle c était un vertige en lui sa raison grondait contre lui même et son jugement d ordinaire si droit devant ses propres misères se troublait alors et cherchait l appui de dieu il lui semblait qu il cheminait en banni dans son pays natal car sa cousine quatorze onces venait de l éconduire avec des paroles si cassantes qu elles sifflaient encore derrière lui cette vieille demoiselle maigre à ce point qu un cœur semblait n avoir pu trouver place dans sa poitrine ne partageait qu avec deux gros chats une fortune qui eût aisément nourri vingt familles a vrai dire le visage glacé de cette ombre n avait pris aucune teinte d humeur ni de colère à la demande de son honnête cousin c est en prenant coup sur coup de petites prises de tabac qui la faisaient éternuer qu elle marqua son étonnement de ce qu un tel maître peintre n eût pas fait encore de larges épargnes sur ses grands travaux il fallait donc qu il y eût un peu de sa faute
j ai pour cela fait de trop grands crédits ma cousine et mes nombreux enfants
—c est le tort que vous avez eu repartit elle
posément un ouvrier d élite ne doit livrer ses travaux qu au comptant maintenant allez voir ceux qui vous doivent
je les ai vus ma cousine
— il faut les revoir cousin
— c est fait cousine
— prenez donc que je n ai rien dit quant à moi qui n ai fait peindre ni dorer de carrosse il ne serait pas raisonnable que je fusse victime de vos mauvais payeurs passe encore si j avais l habitude de prêter mais je me suis fait une loi rigoureuse de ne prêter de ma vie et je garde religieusement cette habitude de jeunesse
bonsoir cousin embrassez pour moi ma cousine
chose étrange le digne emprunteur sortait plus ulcéré de chez sa mielleuse parente que du logis des autres riches qui brillaient aux dépens de ses avances l homme fier est fait ainsi le généreux artisan prêtait au moins du fond de sa misère il accordait du temps aux riches il trouvait une sorte de joie à les traiter comme les pauvres qu il aimait tant mais son aride parente venait de le confondre et sa main qu il toucha en tirant après lui la porte lui fit froid comme le contact du marteau de fer
dormez dormez bien dit il en s éloignant vous ne savez pas ce que c est que la nuit d un père qui ne rapporte rien à ses enfants
et tout en traversant cette ville tranquille il se sentait bien malheureux plus malheureux plus foulé que les pierres qu il pressait de son pied rapide dans toutes ces demeures se disaitil où j entends rire et chanter les familles qu est ce qui pense à nous et nous plaint mon dieu la terre est elle ainsi partout aveugle et sourde aux cris de vos enfants
de ci de là l image de la prison le gênait pour marcher il songeait au scandale qu elle attache à la vie d un homme au milieu de ses compatriotes à la consternation de ses ouvriers presque ses enfants jamais le sort ne lui avait paru si sévère mais comme il avait eu toutes les modérations dans le bien être il chercha en lui la vertu de sa nouvelle position il ne s irrita point il s écouta lui même le silence dit de grandes choses à l homme qui se sou vient
tandis qu il marchait vite tournant alors le coin de la rue des morts un homme se présenta devant lui que la lune éclairait en plein la lune pâlit les visages et leur visage apparut
l un à l autre pâle et grave comme la nuit
l homme était jean sortant du travail et courant chez son frère qu il rencontrait inopinément
est ce vous que voilà mon frère demanda t il d une voix altérée
— il n y a pas de doute repartit son frère bouleversé d émotion comme lui et leurs mains se retrouvèrent l une dans l autre avec une circulation tellement prompte du sang que l été n eût pu les réchauffer d une chaleur si généreuse
vous voulez donc bien que je vous suive mon frère félix dit jean avec un reste de honte
— comment pouvez vous me demander cela
répondit l aîné est ce que je ne tiens pas votre main je vous défie à présent de quitter la mienne je suis plus fort que vous je crois allons marchons à deux
en effet leur amitié interrompue se rejoignait d un élan pareil et la lune majestueuse sereine et calme comme un juge céleste resplendissait sur ces deux frères réconciliés
quand ils rentrèrent ensemble leurs bras encore enlacés fortement les deux femmes virent
d un coup d œil que la grâce et l harmonie de dieu rentraient dans la maison
just qui avait suivi son père et son oncle se tenait droit et fier comme s il était l auteur de la réconciliation il avait tant couru mais l oncle jean dont l attendrissement s accroissait parcourait alors d un œil inquisitif la chambre mal éclairée et sans feu ce malaise visible poigna son cœur de frère sans dire sa pensée il se rapprocha plus étroitement du sien dont la contenance était sereine il se pencha sur son épaule pour y étouffer un sanglot enfin cette parole sortit de sa bouche vous qui m avez servi de père vous voir ainsi ce n est la faute de personne monfrère et ne plus nous voir me faisait cent fois plus de mal
l aïeule qui avait un moment quitté la cham bre pour pleurer seule avec dieu rentra portant à l étonnement de la famille deux flambeaux qu elle se hâta d allumer à la lampe vacillante agnès réveillée à demi ne voyant pas assez vite l oncle qu elle aimait presque à l égal de son père et dont elle avait entendu le retour suivait avec impatience les mouvements donnés aux bougies lentes à s allumer
la première qui prit flamme lui causa tant de satisfaction qu elle cria bon en voilà une qui voit ô mon oncle je vous reconnais vous vous ressemblez toujours c est ma fête j ordonne que vous soyez content
les sœurs ayant reconnu les voix aimées descendirent précipitamment pour prendre part aux tristesses et aux consolations de la famille
jusque là jean n avait pas encore entendu la douce parole de sa mère mais jean avait répondu à son regard profond oui ma mère vous deviez être sûre de moi
— si j en étais sûre je ne sais bien sur la terre que vous deux mes fils salomon a dit une vérité éternelle la mère seule connait son enfant
la confiance ainsi rétablie dans le ménage encore une fois complet on se raconta la détresse d autant plus amère que pas un n avait de quoi l épargner à l autre il s ensuivit un silence où l image de la prison se montra si évidente pour le lendemain qu elle rembrunit tous les visages
la visite d un innocent
et voilà qu à grands coups pan pan pan
qui frappe drelin drelin drelin qui sonne ouvfez au roi d un jour car le jour va finir ouvrez j apporte une bonne nouvelle de la part du sauveur
on ouvre comment dit l aïeule étonnée c est ferdinand qui nous visite agnès il est roi comme vous êtes reine saluez ferdinand
il ressemble ainsi tout à fait au grand père
est ce la sainte vierge qui nous l amène les yeux d agnès s ouvrirent encore plus grands à cette surprise agréable et royale
bonsoir agnès je t apporte quelque chose ne pleure plus ce qu il apporte est un papier plié dont agnès ne sait que faire
jour de grâce crie l aïeule après l avoir approché du flambean mes fils ma fille mes petits enfants louons dieu c est la quittance entière des loyers viens ferdinand tu seras béni durant tous les jours de ta vie quand tu deviendrais dix fois plus vieux que ton grandpère et béni dans l éternité car c est toi qui es le bon riche
— mais ma mère ce n est pas possible demande hors d elle même la bru suffoquée de bonheur
— quand on vous le dit ma fille est ce que nous n allons plus croire aux miracles à présent c était en effet un miracle
ferdinand passa de bras en bras retenant sur sa tête son chapeau d aïeul qui tournait il raconta simplement ce qu il avait fait et ce qu il avait fait était bien
en rentrant le cœur gros d avoir vu pleurer agnès songeant à l œuf au beurre noir qu elle n avait pu manger son appétit se traînait sans goût sur ce souvenir il ne se souciait plus de voir préparer les bonnes choses qui bouillaient dans les marmites et ne passa point par la cuisine qui d ordinaire attirait son hommage
il vit froidement la table du festin que l on couvrait dans une sàlle dont le parquet rouge était arrosé de sable blanc ce sable si fin qui forme comme une mousseline de marbre sur les carreaux cramoisis genre de tapis qui égaie beaucoup les salles à manger flamandes ferdinand n aida pas une seule maiken ou servante à déplier les nappes damassées dont les grands fleurages étaient lustrés comme de la
nacre les verres de cristal taillés et les pots d argent étincelaient inutilement au buffet l enfant poussait et fermait bruyamment les portes doubles et matelassées des belles chambres à tapisseries de haute lice cette serre chaude ne dégonflait pas le front soucieux de ferdinand il voyait toujours la figure pleu rante d agnès toujours le mot prison lui re venait en mémoire avec la frêle voix traînante de sa camarade d innocence sa canne rampait le long des escaliers comme si le petit bourgeois eût eu les soixante seize ans dont il portait le costume enfin tout en colère de n avoir plus de plaisir il courut se cacher dans la chambre de son grand père pour se déshabiller
le vieillard dormait au fond de son fauteuil devant un feu splendide qui lui rôtissait les jambes et ferdinand s engloutit dans un autre fauteuil en face de lui pour attendre son réveil
voilà que sans le faire exprès la canne à pomme d or qu il tourne dans ses genoux glisse jusqu aux pieds du rentier qui se réveille ouvrant de grands yeux pour reconnaître ferdinand et ferdinand tout farouche le regarde fixement la figure embrasée par les reflets d un feu d enfer
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c est toi grand père dit le vieillard regénéré par son chaud sommeil
c est toi grand père dit le vieillard régénéré par son chaud sommeil
ferdinand dit qu il n était pas grand père et qu il voulait se déshabiller ce qui fâcha m duhein par l idée qu on avait désobéi à son cher enfant gâté ferdinand était la seule chose vivante dont il fût idolâtre
les coups de sonnette allaient leur train à la porte de la rue et jusqu à des voitures roulantes annonçaient le grand nombre des convives pressés d entrer dans cette espèce de palais d abondance car ferdinand avait usé largement de sa puissance royale pour approvisionner le festin
ce tintamare de fête fit lever m duhein en l avertissant que l heure du repas était venue
alors ferdinand s attachant aux basques de son habit répéta résolument qu il voulait se déshabiller puisque le père d agnès allait aller en prison
comment tu veux faire manquer le banquet ferdinand et pour un homme qui me doit deux termes
— j ordonne de les payer avec votre argent et je suis le maître cria le jeune aïeul
— veux tu bien te taire petit pendard dit
tout bas l avare en gagnant le corridor tu aurais le cœur de me ruiner le jour de ta fête toi viens donc voir ce que tu me coûtes enfant prodigue sais tu qu il faut bien des loyers pour faire rôtir toutes les poulardes et les tas de vivres que l on t a laissé commander en ce moment les parents et les amis appelaient d en bas voulez vous donc laisser refroidir le festin des innocents
m duhein profita de la sommation pour saisir la rampe de l escalier croyant se sous traire à ce qu il jugeait un léger caprice de fer dinand mais il n en était pas quitte en entrant au banquet ferdinand rouge de volonté ne répondit rien aux accolades respectueuses dont il fut salué il mit ses deux coudes sur la table refusant de manger prononçant enfin ces paroles terribles pour un aïeul je ne veux plus être mon grand père
les convives furent déconcertés et les parents bien davantage servantes et valets demandaient en vain à l innocent monsieur voulez vous boire monsieur voulez vous du chevreuil du saumon des ortolans
ferdinand restait immobile et les autres mangeaient d autant plus qu ils éprouvaient l embarras de parler car chacun s ingérait en soi de ce que voulait dire l enfant et faisait à son voisin des yeux étonnés m duhein seul regardait au fond de son assiette la honte lui paralysait l estomac
au milieu de ce silence et de cette gêne insupportable pour tous l enfant frappant des deux poings sur la table prononça tout à coup d une voix éclatante j ordonne que le père d agnès n aille pas en prison s il va en prison j ôte mes habits et je ne suis plus innocent grand père but un verre de vin pour ne pas s évanouir toute là table fut consternée
allons du papier poursuivit en pleurant le petit monarque une plume de l encre
ecrivez vite grand père la quittance du maître peintre
— eh bien mon père dirent les grands fils et la mère et la tante il faut faire sa volonté il n y a pas à répliquer après tout c est un grand jour
le propriétaire très pâle répondit en bégayant songez vous que cet honnête homme
me doit deux termes et que cela fait deux cents livres plus vingt patars pour le droit de nicher une vierge au desssus de la porte ce qui creuse le mur
— deux termes s écrièrent les fils irrésolus
— deux termes répétaient les invités en élevant leurs mains
— sinon le ferais je saisir humain comme je le suis
— il faut considérer mon père hasarda l un des fils que m aldenhoff a toujours bien payé jusqu ici que la disette de l autre hiver lui a coûté beaucoup pour contenir les pauvres qui l appellent leur père ils vous auraient visité rudement peut être sans les secours et les bons conseils du voisin qui les administre fort sagement
— qu il s administre lui même puisqu il se met au rang des pauvres belle profession ma foi n est ce pas abominable
— considérez cher père que le maître peintre augmente la valeur de cette étroite maison en la lustrant chaque année d une couleur verte tout à fait agréable préservée ainsi du dommage de la pluie les réparations en sont moins fréquentes de plus il ne se passe pas
une fête que la madone ne soit éclairée de nuit comme de jour et ornée de fleurs ou de feuillages même en hiver vous n avez qu à voir par la fenêtre les paysans et les citadins mêlent votre nom à tous ces soins honnêtes ils rejail lissent sur le propriétaire et vous ne les payez pas
— il ne manquerait plus que de payer ses hommages à la vierge est ce que je suis chargé de sauver l âme de personne
— il s en charge lui même il faut en convenir enfin père il soutient sa mère qu il honore comme une sainte femme qu elle est il a élevé son frère au bien et au talent et il a quatre enfants dont il répond devant dieu
— eh parbleu j en ai cinq moi repartit le père en les regardant tous et je paye à la ville ce qu ils me coûtent c est énorme c est énorme ferdinand pleura plus fort et tordit ses manchettes eh bien quittance quittance
grand père résumèrent toutes les voix ensemble
— quand on saura cette violation à mes mœurs tous les autres locataires aussi viendront me demander quittance
— non mon père on ne le croira pas dit un de ses fils pour le consoler — non mon sieur duhein personne ne le croira appuyèrent obligeamment les convives
— ah vous ne connaissez pas ces scélérats de pauvres mais vous avez raison de dire que c est un grand jour gémit l avare après avoir écrit et signé comme s il laissait tomber dix ans de sa vie sur le papier
— ouf 1 par saint nicolas mon patron quel tyran je me suis donné là pour associé
ferdinand ne perdit pas la tête il sortit quittance en main criant je vais revenir danser avec la compagnie
grenade le carillonneur grand comme goliatb sifflant comme une alouette sifflait déjà dans le vestibule et voulut retenir l enfant entre ses hautes jambes raoul accordant son violon servit aussi d obstacle à le laisser passer ferdinand les bouscula vigoureusement contre le mur
buvez sans moi leur dit il comme ivre de joie buvez grand père a du bonheur et du vin pour tout le monde entrez
voilà ce qui venait de se passer chez ferdi nand que la famille du peintre reconduisit à
travers la rue avec toutes les bénédictions qu il méritait
adieu agnès
— adieu ferdinand s étaient criés les innocents charmés l un de l autre
on dansa longtemps encore après la cloche des loups grenade ne siffla jamais mieux le violon de raoul fit des prodiges d harmonie
grand père fut embrassé tant de fois et de si bon cœur par son petit despote qu il remit sa tristesse à une autre fois
dieu est partout
du côté pauvre de la rue la grand mère avait dit maintenant mes enfants louons dieu nous dînerons cette fois à l heure où dîne le riche et nous le bénirons grâce à l énergie du loyal enfant qui vient de faire un homme humain d un avare nous dînerons chaudement en paix sans craindre les huissiers ni la geôle allons tous mes aimés suivez moi et l on suivit cette mère dont le front rayonnait
néanmoins chacun se demanda en soi même avec quoi dînerons nous puisque le pain et le feu manquent dans la maison cependant
on allait parce que la confiance environnait l aïeule et que deux bougies allumées étaient de bon augure l oncle jean portait agnès en triomphe dans ses bras et voilà que la chambre rouge fermée à clef durant le jour s ouvrit toute grande le feu pétillait clair et gai dans la cheminée sept couverts animaient la table lè vin blanc le vin rouge et le vin rosé brillaient dans trois flacons affilés que l on appelle en flandre des religieuses un cochon de lait fumait encore au milieu des salades fleuries avec d autres mets choisis pour les enfants et just fit un entrechat
agnès déposée au haut bout de la table à côté de sa grand mère et apprise par elle répéta de sa voix frêle 0 mon père ô ma mère ô tous je vous bénis puis je bénir ferdinand dit elle en s interrompant avec vivacité — oui oui oui répondit on de partout vive ferdinand et vive l innocence
il fut facile de deviner que l oncle jean était l ordonnateur du festin des lumières et du grand feu roulant car il riait en serrant la main de son frère son frère dont l âme plus mûre se dilatait dans la tendresse et le pardon le regardait en père voulant dire vous me
rendez d un coup tout le passé que je vous ai fait si beau — el vous me recevez comme la bible dit que fut reçu l enfant prodigue
pour celte fois mon frère interrompit la belle sœur avec une teinte de tristesse ce n est pas nous qui avons tué le veau gras
jean dont la mémoire était vive comme le cœur repartit en regardant félix hélas
vous en avez beaucoup tué pour moi
— mangeons sans compter mes enfants dit l aïeule nous n avons pas le temps de prendre des balances c est peut être la dernière surprise que j ai le bonheur de vous causer et une larme tomba dans son verre qu elle posa doucement pour se reprendre tandis que les tendres yeux de ses enfants concentraient sur elle plus de rayons de vie qu elle n en pouvait souhaiter elle si vieille
et bientôt le rire de cette famille monta aux pieds de dieu les pommes d api des pauvres furent trouvées délicieuses mais en se réjouissant de ce festin providentiel il restait à savoir comment il était entré dans la maison le matin même encore dénuée de tout même de feu et d espérance père mère enfants furent émerveillés d entendre le récit qu en fit just coloré
de la gloire d avoir contribué à l événement phénoménal
s il est permis de reprendre haleine un moment c est ici tandis que la joie est rentrée dans les cœurs simples et généreux sous le toit du fier et loyal artisan c est après que nous avons vu l avarice même cette passion hideuse et dure céder à l ascendant irrésistible de la charité on ne peut se recueillir devant un spectacle plus sérieux et plus doux on ne peut retourner vers une époque plus regrettable que celle où l on fêtait avec amour le charme divin de la vieillesse et de l enfance dans les temps de respect pour les longues années de vertus quelles femmes avaient peur de vieillir pas une toutes se réfugiaient avec bonheur dans la reconnaissance de leurs enfants et de leurs petits enfants toutes entrevoyaient avec une foi religieuse la couronne suspendue sur leur vieillesse la plus courbée non ces mères n avaient pas peur de devenir moins belles sûres qu elles étaient de s abriter et de s éteindre dans les bras de leurs enfants pieux
qu il soit salué des mères le grand peintre de mœurs1 plus modernes plus ornées dans
1 m de balzac
nos jours de civilisation et de luxe mais qui garde au cœur comme une goutte d eau vive le germe natif du saint amour qu il soit loué pour avoir dit la femme que nul homme ne peut voir sans penser à l enfance la femme quel que soit son âge m inspire un respect jeune c est ma sœur vieille c est ma mère
retournons un moment vers la maison bruyante au perron doré d où s élançait tout à l heure une musique si perçante
ferdinand après avoir dansé parmi les dames comme un perdu dormit jusqu au matin du sommeil du juste
mademoiselle rodolphine jonkey ayant erré tout le jour dans un carrosse ensevelie et ennuyée au fond de ses fourrures ignorant encore l art de porter des mouches au visage souffrit beaucoup pour enlever les siennes sa peau très délicate fut très endommagée elle pleura de dépit en se couchant
agnès le teint rose comme ses pommes d api veilla parmi les grands jusqu à minuit sur les genoux de son bon oncle jean partageant tout avec just qui aimait tout
l enfant du carrossier dans le couvent en ruine le pauvre petit amé fut aussi très heu
reux mais comme il avait le plus souffert il eut le vrai bonheur des anges et fut le seul couronné après de légères convulsions vers le soir on n entendit plus son doux cri monotone j ordonne que je voie ma mère il fut trouvé silencieux dans le grand lit de cette mère absente le sourire sur les traits immo bile et calme tenant encore à deux bras serrée contre lui la cage qui avait apaisé son fiévreux caprice le premier vœu de l enfant malade s était réalisé sans effort en rêvant qu il avait pris les ailes de l oiseau il s était en allé revoir sa mère
ainsi s accomplit dans cette rue de flandre la volonté des innocents
la jeune fille et l oiseau
l oiseau
bonjour la jeune fille
que fais tu dans mon bois
es tu de la famille
on dirait qu autrefois j ai chanté dans ta voix
moi je nais vite vite de la mousse un berceau il faut que je m acquitte par ce temps clair et beau de mon devoir d oiseau
voler de fête en fête sous les cieux éclatants c est à fendre la tête et l on n a pas le temps de jouir du printemps
et toi la jeune fille que fais tu dans mon bois
es tu de la famille
on dirait qu autrefois j ai chanté dans ta voix
la jeune fille
bonjour oiseau je pense te reconnaître aussi
tu vois les fleurs la danse me tiennent en souci c est mon devoir aussi
on ne veut pas comprendre
mais toi tu comprendras
dis pouvons nous prétendre parmi tant d embarras a nous croiser les bras
il faut rire il faut vivre on n en vient pas à bout
croit on que hors d un livre on n apprend rien du tout
pour moi j apprends partout
bravo la jeune fille
je t aime dans mon bois
vivons comme en famille et chantons à la fois avec la même voix
les étrennes de gustave
quoiqu il n y ait point ici d enfant qui m écoute il me prend envie de raconter une histoire d enfant ou du moins de l écrire afin qu après avoir réjoui ma mémoire elle s en aille tomber à l aventure dans de chères petites oreilles qui l écouteront ou sous de jeunes yeux qui la liront comme une lettre à l adresse de tous les enfants que j aime
si c est à toi mon sage neveu henry qu elle arrive parmi les joujous de la nouvelle année je te prie de ne pas oublier ce qu un de tes prochains âgé de huit ans fit un jour de ses étrennes tu me diras ce que tu en penses quand j aurai le plaisir de te revoir et de causer avec toi sur les impressions que te laissent tes lectures je voudrais ne t en envoyer que d utiles pour te prouver plus grandement la tendre affection que je te porte
la veille du jour d un nouvel an gustave plus riche qu il n avait été de sa vie s endormit aussi le plus tard qu il lui fut possible afin de
penser longtemps à l emploi futur de ses fonds oes fonds qui dépassaient tout ce que possède d ordinaire un enfant de son âge souviens toi bien qu il avait huit ans or depuis une heure il était devenu maître absolu de quatre pièces de cinq francs c est à dire d une fortune colossale le matin même il s était éveillé pauvre dégoûté de ses anciens joujous qu il regardait de travers ne s avouant pas que c était lui qui les avait mis à l état de vétérans où ils étaient arrivés en peu de mois le soir enfin il se couchait possesseur de vingt francs tout à lui son grand père m amaury les lui avait donnés pour ses étrennes avec sa bénédiction
tu comprendras mon cher henry l impatience avec laquelle gustave sentit durant le jour rouler ces vingt francs au fond de sa poche vers dix heures du soir les quatre écus reposaient sur son lit dans le paletot qui les renfermait et de ce paletot dont la forme ressemblait encore à gustave sortait une foule d espérances riante légion du trente et un décembre entrant gaiement chez tous les enfants heureux comme gustave
la réflexion pourtant traversait de fois à
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j ai vingt francs
autre cette armée agile car le grand père avait dit je suis content mon garçon de pouvoir te donner cette grosse somme elle est le produit de mes épargnes mais toi tâche de l employer de façon à ne pas la regretter gustave avait promis de tâcher en embrassant de bon cœur son grand père amaury après quoi courant vers sa mère pour lui confier son riche secret il se haussa sur la pointe des pieds et lui dit à l oreille j ai vingt francs sa mère demeura fort surprise d une générosité si grande
que tu dois être reconnaissant dit elle à gustave de voir ton grand père se priver de tant de choses afin de te faire un pareil pré sent il faut qu il compte beaucoup sur ton bon naturel pour ne pas craindre de te gâter en te rendant si riche pense donc à lui prouver qu il ne se trompe pas
gustave regarda plus sérieusement sa mère et dit pour la seconde fois qu il tâcherait puis il se remit à sauter de chambre en chambre chantant entre ses dents sur un air qu il faisait j ai vingt francs j ai vingt francs
et le cliquetis des pièces sonnait agréablement la mesure
il erra tout le soir au milieu des préparatifs du lendemain essayant de réfléchir parce que son grand père le lui avait conseillé son grand père avait sur lui plus d empire que tous ses maîtres mais il regardait vainement autour de lui devant lui et par delà il n imaginait rien au monde de plus utile que des joujous aussi resta t il comme enfermé dans un cercle de souhaits trop séduisants pour ne pas fasciner sa raison
fabry l aîné de la famille élève de l ecole polytechnique entra tout à coup bruyamment pour embrasser ses parents dès que gustave se trouva seul avec fabry qui s assit parce qu il avait déjà couru beaucoup il sauta sur ses genoux et fit résonner fièrement les quatre pièces rondes devine dit il j ai vingt francs l as tu deviné
— sans doute puisque tu me le dis il faut que tu aies bien rempli tes devoirs pour qu on t ait donné de si belles étrennes
— les veux tu demanda franchement gustave fabry l embrassa
j ai les miennes lui répondit il bon père
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monte avec moi sur mon bon cheval ralph
ne m a pas oublié mais dis moi ce que tu feras de tant d argent
— oh j en ferai de belles choses demain au grand bazar des capucines il y a de tout dans ce passage tu m y conduiras
— impossible j ai demain pour tout le jour des visites à crever un cheval
— alors dit gustave en prenant son parti je m enverrai par ma bonne tandis qu il se creusait de nouveau l esprit pour se rappeler les belles choses que l on doit désirer quand on possède une grande fortune tout le monde alla se coucher
avant de s endormir la tentation lui vint d acheter un cheval vivant mais la difficulté de le loger avec lui dans l appartement qu il trouva trop petit pour la première fois de sa vie le détourna de cette tendance il se rap pela de plus avoir entendu dire qu un cheval vivant coûtait de cinq à douze cents francs et quarante par mois pour sa nourriture il y renonça cette année a la fin tous les objets qu il voulait choisir se mêlèrent et tournèrent avec une telle confusion autour de sa tête qu elle tomba sur l oreiller mais au lieu de sortir de ses projets dont il avait tant besoin de se re
poser il ne se reposa pas les rêves de la nuit furent remplis de jouets tantôt distincts tantôt dans l ombre où les repoussaient de nouveaux venus et leur encombrement brisait à chaque instant son sommeil des polichinelles riant aux éclats des chevaux de bois qui couraient dans la ruelle de son lit des soldats de plomb dont il était le général formaient entre eux un tumulte à causer l insomnie du plus dormeur des enfants gustave dormait très bien d habitude
les rêves allaient leur train le jeune capitaliste se battit courageusement contre un de ses grands vauriens de plomb révolté qui lui enfonça son sabre dans les côtes avec une force si brutale que le général gustave se réveilla en poussant un grand cri
traître de plomb fondu attends criat il en ouvrant les yeux il était moulu de fatigue roulé en travers de son paletot et des couvertures en désordre une douleur vive qu il ressentait au côté provenait des pièces de cinq francs incrustées dans sa chair par les efforts qu il venait d accomplir pour se défendre contre son adversaire métallique
gustave mécontent des soldats peints et ver
nissés se promit de n en point acheter un seul
enfin janvier sonnait sa huitième heure
tout le jour fut rempli de visites faustine la bonne de gustave avait beaucoup plus à faire dans la maison les coups de sonnette qui se succédaient l obligeaient à courir continuellement de la cuisine à l antichambre paris au premier janvier ressemble à une ville prise d assaut gustave enivré suivait faustine comme son guide et sa boussole il mourait d impa tience qu elle redevînt sa bonne à lui tout seul mais ce ne fut que le soir d un si long jour déjà passé pourtant que faustine fut laissée aux instances infatigables de son ami gustave
grosse et réjouie faustine aussi brûlait d aller respirer le gaz mêlé à l air piquant des boulevards par la rue des trois frères où demeurait gustave on s y acheminait sans danger des voitures une belle gelée solide s était étendue partout en guise de tapis et les pieds bondissaient sur les dalles la gelée cette pelouse blanche de l hiver que les énfants préfèrent aux planchers cirés des appartements rendait la promenade charmante des milliers d allants et venants faisaient croire à gustave que l univers était en rendez vous sous les arbres étin
celants de givre et gustave voltigeait comme un moineau franc que la bise éveille
si mon grand père amaury ne demeurait pas si loin cria t il tout d un coup il serait bien content de voir avec moi toute l illumination toutefois et nonobstant son courage la foule les arrêta si longtemps au coin de la rue du helder encombrée de fiacres qu un souvenir d enfance ressaisit tout à coup gustave dont les pieds se glaçaient à rester en repos il demanda avec tant de prières et de sa voix mignarde d autrefois à faustine de le porter pour aller plus vite que faustine l aimant de tout son cœur le prit à bras comme un bambin et s efforça courageusement de pénétrer la foule avec son cher fardeau d abord il fut content dorloté sous le tartan de cette bonne faustine qui suait comme en été pour obéir au caprice de son petit maître mais la conscience reprit le cœur de gustave et faustine l entendit soupirer plusieurs fois
eh bien qu est ce que nous avons donc encore dit elle vous soupirez comme si vous me portiez vous même ça va t il bientôt finir quoi donc
— ecoute faustine c est que j ai mal fait de faire le petit bonhomme mets moi par terre car je t ai dit que je n en pouvais plus et j en peux ajouta t il en glissant des bras de faustine qui lui donna un gros baiser sonore louange bruyante de sa loyauté
il eut le vertige en entrant au grand bazar des capucines un rassemblement immobile de marionnettes brillantes semblait de toutes parts lui crier achète moi moi moi 1 et gustave se supposait assez opulent pour les acheter toutes pourtant il ne se décidait à rien une heure se passa dans les délices d un millionnaire qui dit si je veux
ces longues indécisions amusaient beaucoup faustine elle regardait finement du coin de l œil le grand père amaury qui s amusait à distance et comme un roi des ravissements de gustave m amaury venait de faire signe à sa bonne de ne point paraître l avoir vu elle qui ne prétendait à rien du tout qu aux étrennes des yeux ne demandait pas mieux de les prolonger et se régalait de l éclat des lumières comme d une représentation gratis à la porte saint martin
l attention de gustave se fixa tout à coup
sur un groupe de trois enfants surveillés par leur mère ils étaient là muets d admiration devant des vaches et des moutons roulants qui leur paraissaient presque aussi animés qu euxmêmes mieux vêtus hélas jamais ces pauvres garçons n avaient admiré rien de si beau une maigreur extrême attestait l indigence des petits promeneurs et les vêtements de la mère redisaient la même détresse
je n aimerais pas ces vaches ni ces mou tons dit gustave à faustine j en ai eu des tas l an passé eh bien j étais obligé de les traîner pour les faire marcher
— pardi faut toujours bien se donner un peu de peine pour avoir du plaisir répondit faustine — oui mais ces choses là vois tu c est du carton et vous avez beau les aimer jamais elles ne vous le rendent
— ah bah faut pas y regarder de si près ça fait toujours un peu semblant mais vous les avez abattus comme à la boucherie poursuivit en riant faustine c est pas la peine d y mettre de l argent les regards mélancoliques des petits prolétaires disaient aùtant que leurs habits qu ils
n acheteraient pas et comme ils occupaient une grande place devant le magasin sans porte le marchand faisant tourner sur leurs têtes chétives une longue baguette menaçante les força de s éloigner avec un en route qui glaça de crainte les trois créatures sans étrennes
leur mère en fut plus contristée encore
moi je veux qu ils regardent dit résolument gustave en les plaçant avec vivacité devant les moutons et les vaches je veux qu ils achètent leurs étrennes je veux qu ils soient contents
— monsieur répliqua le marchand plus traitable saluant et redoublant d égards pour gustave qui avait des gants et un cache nez ces messieurs n ont qu à choisir si vous les connaissez et si vous répondez qu ils peuvent payer nous sommes d acord
—ils peuvent acheter répondit gustave dont les idées avaient de la rectitude et moi je peux payer combien les moutons combien les vaches il tirait en parlant ainsi les quatre pièces de cinq francs hors de la poche de son paletot
le marchand plus étonné encore interrogea des yeux la bonne qui n objecta rien par l or
dre exprès de m amaury elle devait laisser à gustave le libre emploi de son argent elle en était d autant moins inquiète que son vieux maître épiait à dix pas de là ce que fai sait et disait gustave dès lors le marchand rempli de déférence pour le jeune monsieur ganté s empressa d encourager agréablement l hésitation des jeunes indigents qui n osaient être heureux
tu n as rien vu mon cher henry n ayant pas vu la joie innocente des trois enfants de la femme timide les yeux de celte mère s agrandissaient comme étonnés de briller de plaisir le bleu terne de ces yeux là ressemblait à de certaines fleurs qui s ouvrent sans voir le soleil
le soleil en ce moment pour elle c était la mine enchantée de ses chers enfants et ses yeux creux rayonnèrent de joie
toutefois son honnête misère voulait s opposer aux prodigalités de gustave mais faustine en la poussant du coude lui dit laissez donc s il veut faire cet usage là de son argent il n en sera pas plus mal reçu chez son père qu il aille ça le regarde le marchand respira il se mit à calculer si heureusement pour ses intérêts le montant de
trois moutons et de trois vaches que pour douze francs elles allèrent réchauffer les poitrines presque nues de leurs nouveaux possesseurs
gustave donna douze francs et se frotta les mains faustine cependant pour faire un peu d autorité s avisa de lui glisser dans l oreille c est que ça ne se fait pas cuire ces petits bestiaux là c est bon pour les enfants riches a ceux ci vaudrait mieux des bonnets
voyez à force de froid leurs cheveux sont droits comme des fusils gustave les examina consterné et les enfants pleins de trouble avancèrent leurs trésors pour les rendre
ils n auraient donc pas d étrennes répliqua gustave pleurant presque est ce que des bonnets sont des étrennes tous les hommes en ont quand il fait froid et faustine dit c est vrai mais ces marmots n en ont pas et c est pas faute d urgence vraiment
— j ai huit francs repartit gustave et voilà desbonnets grecs monsieur le marchand combien les bonnets grecs
la mère tremblait de surprise et d espoir
monsieur répondit avec empressement
l homme du comptoir choisissant les plus chauds et les plus solides tenez monsieur en faveur de la levée que vous faites dans mon magasin ces trois bons bonnets à vingt pour cent au dessous du cours vous seront adjugés pour huit françs net et sans un centime de plus l honnête marchand savait que gustave n en possédait pas davantage
eh bien voilà s écria gustave les reti rant de sa poche pour les donner avec un redoublement de joie en un clin d œil les trois bonnets grecs s enfoncèrent jusqu aux oreilles des trois enfants transis ils ne parlaient pas dans le ravissement de leur âme mais les regards qu ils attachaient tour à tour sur gustave et sur leur mère disaient tout ce que demandait gustave ces regards disaient qu ils étaient bien contents
ainsi chacun partit de son côté
en voilà de l outrage vous allez donc revenir sans rien demanda faustine à son jeune maître
c est mon droit j ai eu bien du plaisir et bon papa n est jamais en colère quand on donne — approuvé dit le grand père en saisissant
la main de gustave qui poussa un cri charmant — n est ce pas bon papa que tu voudras bien l année prochaine me laisser acheter un cheval vivant vois tu bon père je n aurai jamais plus que des joujous vivants pour cette année il m en reste encore beaucoup de boiteux et sans bras je les recollerai et tu m ai deras à les faire tenir sur leurs jambes on peut très bien s en contenter encore
— nous les remettrons sur leurs jambes dit gravement le grand père amaury en serrant dans sa poche l adresse qu il avait crayonnée de l humble mère aux trois fils leur poignante infortune l avait profondément touché il pensait avec raison sans doute que la providence les avait envoyés à son petit fils comme à luimême afin de les secourir utilement et il n avait pas voulu perdre leur trace
et mes étrennes cette fois continua gustave ce sera d avoir vu rire les trois enfants pâles
voilà mon sage neveu henry ce que gustave a fait de ses étrennes
la petite pleureuse a sa mère
on m appelle enfant et l on me défend de pleurer quand bon me semble on dit que les fleurs sèchent bien des pleurs moi je mêle tout ensemble
de plus grandes que moi sous un air gracieux ont la bouche riante et les larmes aux yeux
c est triste aussi de rire sans envie
c est bien assez quand on a du plaisir
je sais déjà qu on n est pas dans la vie pour y danser au gré de son désir au bal sous ses bouquets j ai vu pleurer ma mère j ai goûté cette larme elle était bien amère
quand j ai trop dansé quand mon pied lassé me défend d être bien aise l ennui qui me prend m arrête en courant et je pleure sur ma chaise
ainsi laisse moi maman comme toi pleurer lorsque bon me semble tu sais que les fleurs cachent bien des pleurs nous mêlerons tout ensemble
mais je t aime et je vais prier dieu tous les jours de m égayer un peu pour t égayer toujours
clochetin
ou le royaume de sa sa
albert n avait pas le goût des livres sérieux il n aimait que les contes de fées qui ne lais sent dans l esprit aucun germe solide les maîtres d albert lui disaient pourtant que ces
lectures sont pareilles aux fleurs sans racines ne donnant point de fruits et tombant au premier souffle de la saison sa mère aussi lui avait déclaré franchement que sa passion frivole ressemblait à l appétit des estomacs fantasques plus épris de friandises que d une nourriture solide qui forme un sang généreux et que les livres vrais développent un jugement fort ces conseils étaient perdus albert n en voulait pas entendre parler il disait à sa sœur suzette j aime mie ux les gâteaux que le pain et j ai raison puisqu on nous donne des gâ
teaux seulement aux jours de fête quand nous avons été bien sages
— mais répliquait suzette si c était fête tous les jours tu finirais par être malade à force de manger des gâteaux
albert sans lui répondre se remettait à lire assidûment sa bibliothèque bleue regrettant qu au lieu de mille et une nuits trésor divertissant de fictions orientales passé dans notre langue on n en possédât pas dix mille et davantage
enfin l étude lui semblait un sillon aride s il n était égayé par chat botté le héros de son cœur serpentin vert ou le prince charmant
un livre sans images peintes lui paraissait froid et comme inhabité il restait les bras croisés devant les cartes de géographie et de calcul et devenait tout pâle d ennui pareil à un frileux immobile devant un taillis où il n ose porter la hache sans s avouer qu une bonne coupe de ramées le réchaufferait jusqu aux os s il avait le courage de l abattre et de l emporter au logis
il faut aussi que l on sache pour la justification d albert que sa nourrice grand amateur des contes de sorciers et de revenants lui prodiguait depuis le berceau l aliment peu substantiel de ces hors d œuvre cette excellente
femme qui n avait de lumière que pour donner du bon lait à son nourrisson et pour l aimer de tout son cœur s obstinait à fortifier en lui le penchant au merveilleux que nous possédons tous dans quelque coin de nous mêmes et le tenait éveillé chaque soir beaucoup trop longtemps dans l intérêt de la santé d albert elle se serait presque privée de sommeil et du bienfait de la prière pour l entendre lire les contes effrayants qui les tenaient en extase durant des heures entières ces lectures à voix haute le fatiguaient beaucoup tant il criait par l ardeur de connaître tant de merveilles
il courut un jour avec empressement vers suzette qui tenant devant elle un livre ouvert écrivait sur ses genoux et paraissait copier dans le livre quelque chose qui l intéressait beaucoup albert s aperçut avec chagrin que le livre était anglais car s étant bien gardé d en apprendre l alphabet il eut honte de voir que sa sœur le traduisait couramment et fut tenté de s en aller mais comme le livre renfermait de belles gravures coloriées il espéra qu elles annonçaient des contes de fées et pria suzette de les lui lire en français suzette ne le fit pas attendre elle aimait son frère avec un grand dé
vouement et se flattait de l amener bientôt à traduire avec elle cette langue qu il avait prise en aversion parce qu il fallait l apprendre albert prêta donc l oreille à ce petit travail de sa sœur
j aime beaucoup la belle vache noire qui donne son lait pour tremper notre pain
elle en donne chaque jour et chaque soir de ce bon lait chaud frais et blanc
o belle vache noire
ne va pas ruminer la ciguë ni les mauvaises plantes a l odeur forte venant dans les fonds marécageux et verdâtres va manger la primevère jaune qui fait le lait trèsdoux va dans les prés où les bulles d eau bouillonnent sous l herbe où les violettes s ouvrent et sentent bon va belle vache noire vas y et dîne
après demanda impatiemment l écolier découragé de ce début insignifiant selon son goût
— c est tout dit simplement suzette c est la belle vache noire est ce qu elle ne te rappelle pas celle de ta bonne nourrice
— si mais dans un livre imprimé peut on parler de vache lis donc l autre histoire pour
voir car si tu comptes sur celle ci pour me faire étudier l anglais tu te trompes
— eh bien écoute le pauvre rouge gorge blessé par une flèche le rouge gorge est mort
il est devenu corps le petit chanteur il repose immobile et renversé
jamais plus il n enflera son gosier sonore comme un chalumeau de la vallée
le rouge gorge ne charmera plus notre oreille par ses notes plaintives ses ailes qui battaient contre la fenêtre n y viendront plus chercher dans l hiver une retraite attiédie il ne becquetera plus les miettes répandues au foyer par les enfants
la rage d une flèche a frappé le rouge gorge le charmant volatile a rendu son souffle musical et le voilà muet serré dans les doigts de la mort ami de l innocence souris et pleure
et suzette le cœur gros se couvrit les yeux de ses deux mains n en pouvant plus d envie de pleurer allons donc dit albert c est tout uni cela
on en voit par milliers des oiseaux comment tous ces gros livres anglais n ont pas un seul dragon volant pas une tour de cristal pas
une caverne enchantée rien donc tiens laisse moi tranquille car j ai un mal de tête affreux d avoir passé mon temps à si peu de chose et je suis très agacé il arriva naturellement qu il n eut pas un prix à l époque des examens de son école qu il yfut sévèrement humilié et jeté insensiblement dans l étrange aventure que je vais te raconter mon cher neveu je l ai gardée en réserve pour la soumettre aux réflexions de quelque enfant plus sage qu albert et je ne crois pas que mon amitié me trompe en me disant que cet enfantlà c est toi
tu sauras plus tard par quel événement albert renvoyé avec honte de la classe au temps des vacances traversa de nuit un bois sombre et désert les ténèbres y grandissaient de plus en plus se déroulant sur le flanc de la montagne une belle montagne qu albert avait l intention de gravir l entrevoyant par ci par là sous de charmants reflets de lune qui luisaient à travers les branches frissonnantes des arbres
le chant des feuilles était gai leur bruit et celui d un ruisseau courant semblaient chucho ter bonsoir à la planète silencieuse qui passait se mirant à la surface de l eau en compagnie
de toutes les étoiles dont les rayons blancs rendaient l obscurité visible
albert courait çà et là tantôt cueillant une fleur inconnue tantôt s arrêtant pour écouter le rossignol quel bon moment pour voir apparaître une fée un génie un gnome pensait il à part lui ne voyant rien venir il chanta dans l espoir d attirer l attention de quelque prince des bois ou de l air sa chanson qui n est point parvenue jusqu à nous ne fut saluée que par l apparition d une lueur douce errant dans l herbe il y court et voit à regret que ce n est qu un ver luisant promenant sa lampe sous un labyrinthe de fleurs pour y attirer un être semblable à lui
faule de mieux albert avance hardiment la main et va saisir la petite lenterne sourde quand soudain l insecte qui s est senti toucher grandit grandit s élève monte et comme pour obéir aux vœux fervents d albert se transforme en un diablotin couleur orange dont le rire tintait pareil à une clochette d argent drelinn
dinn dinn
tandis que l étrange personnage plante en terre son sceptre d acier bleuâtre de la forme d un trident il adresse distinctement cette ques
tion à l écolier qu elle fait tressaillir de joie en lui perçant l oreille albert que fais tu seul dans le bois
toute la forêt retentit de cette voix métallique — je cours je joue et je suis content dit albert qui n avait pas peur d abord parce qu il était ravi de l apparition du diablotin et qu il avait enfin la preuve que ses lectures féeriques étaient aussi de l histoire —tu seras encore plus content si tu veux me suivre dans mon beau royaume repartit gaiement le génie nain en faisant sonner ses éperons d or drelinn dinn dinn monte avec moi sur mon bon cheval ralph ecoute le bruit de ses naseaux quand il voyage dans l air fri fra
fri fra 1 et quand il voyage dans l eau frelique
freluque frelique frelaque et dans la terre pimm poumm pim poumm et dans le feu cling clag cling clache
et voilà qu aux paroles stridentes du roi des orangers se montre tout à coup un poulain noir aux ailes de dragon ses narines lancent des étincelles bruyantes comme des capsules il frappe du pied caracole avec impatience en agitant sa selle plus rouge que le corail l enfant hésite encore mais la grâce du cheval le
décide il se laisse mettre en croupe par le cavalier aventureux tandis qu il ne tremble à chaque secousse que de rester en si beau chemin
pouff la terre s ouvre et ralph vole dans ses flancs aussi vite que dans l air pata houmm les fers dentelés du poulain laissent leur trace phosphorescente à la crête des sillons en illuminant le souterrain qui s élargit par miracle devant lui des mandragores envieuses à demi réveillées des gnomes curieux et des oiseaux sans ailes criaient aux trois passants rapides où allez vous vos passe ports s il vous plaît
tout à coup ralph fait un bond prodigieux pour trouer une montagne il y passe comme un fil au travers d une aiguille et sème un nouveau sentier lumineux dans l air qu il arpente laisssant fuir derrière lui les fleuves les monts les vallées creuses qui diminuent au regard allant se joindre au niveau des horizons bleus
le diablotin devenu silencieux tire alors de sa poche un porte cigare en topaze brûlée il le remplit de vétiver et d ambre jaune et se met à fumer bruyamment envoyant des bouffées d un parfum chaud dans le nez et dans la che
velure noire d albert qui n ayant aucune habitude de ces flocons de fumée se sent forcé d éternuer sans pouvoir se retenir dieu vous bénisse lui dit en passant une tourterelle du fond de son nid dont la voix ressemble étrangement à celle de suzette sa sœur albert eût voulu s arrêter pour lui dire merci mais fri
fra fri fra de temps à autre le diablotin crache une étincelle et pour reprendre haleine boit dans une perle creuse savez vous ce qu il boit rien moins que de l opale gazeuse et du diamant liquide dont il n offre pas une goutte au voyageur qu il emporte et qui a soif albert n eût osé pour sa vie lui demander à boire ni lui adresser la moindre question ce qui fait qu il ne savait pas encore que c était là cloche tin empereur du royaume de sa sa sur le cheval duquel il avait l honneur de galoper loin de la maison paternelle — on marrhe on court on vole aussi rapidement que les sorcières du nord montées sur les tamis et les balais de sureau sans moelle
mais voilà qu au loin flotte un nuage vert d eau moiré des reflets de l émeraude en même temps ralph hennit sur le ton d une armée qui rit aux éclats puis il entre par une
longue fente verte dans le léger royaume de sa sa car c était en vérité le royaume de sa sa
albert respirait à peine tant la curiosité le possédait lorsqu une foule de sujets orangés gros et ronds comme la pomme jaune de l o rient vinrent saluer le monarque en se tirant trois fois l oreille gauche qui par suite de cet exercice courtisanesque était devenue infiniment plus longue que la droite celte oreille adulatrice se terminait par une sonnette soit en argent soit en cristal soit en cuivre suivant la fortune du courtisan à qui elle était indispensable par la raison qu elle simulait une flatterie en jeu de mots sur le nom de leur roi clochetin les louangeurs avaient beau toutefois se tirer démesurément l oreille cette clochette en quelque métal qu elle fût ne rendait qu un son enroué qui ne plut pas à l enfant véridique clochetin voulant se rendre populaire tira pareillement son oreille pour leur répondre dans la même langue et les payer de la même monnaie a tout prendre sa clochette royale n avait pas un son plus pur que les autres mais elle fut rouverte d applaudissements les sujets flatteurs et flattés sautant et pirouettant à pieds
joints crièrent à tue tête tin tin tin
vive clochetin
un écuyer fendant l air et la foule comme un faucon qui a rompu sa chaîne vint tendre aux voyageurs son genou sur lequel le monarque fit descendre albert de plus en plus reconnaissant
aussitôt ralph disparut avec l écuyer haut de trois cigarettes pendant qu il se faisait épousseter avec soin le roi du nuage invita l enfant à prendre un repas dans son palais albert était au désespoir de n avoir pas faim il souffrait au creux de l estomac à cause peut être de toutes ces merveilles qui excitaient en lui trop d admiration néanmoins comme il espérait retrouver de l appétit après l exercice violent du cheval il répondit avec soumission je le veux bien
on pressa pour lors la toilette du roi ses bottines de peau d aspic furent lustrées avec un vernis transparent qui les fit brillantes comme des miroirs elles étaient infiniment trop étroites comme il convient à un prince élégant qui donne le ton et qui va dîner en public on y alla au son de flûtes de cristal et d instruments aé riens parmi lesquels albert fut étonné d entendre un violon qui jouait faux comme celui du
maître de musique de sa pension oh les belles choses disait il en regardant de ses grands yeux les lambris de nacre fleuragés d émail bleu les tables d agate et de malachite d un vert à reposer les yeux les plus éblouis du monde et les vins bouillonnants dont les rayons pourpres ruisselaient sur les nappes de toile de hollande garnies de dentelles marquées en perles d orient au nom de clochetin par une grande fée de ses amies
on plaça tout autour du buffet les musiciens habiles et altérés pour les exciter à bien jouer par l arôme de liqueurs extrêmement fines
l harmonie fut d abord sourde et lente elle n éclata qu au dessert à la manière d un coup de tambour le nuage bondissait de folle joie
albert dont l imagination trottait sur la mesure d une polka de sa sœur et du galop de ralph disait toujours en lui même non il n y a pas de collège au monde qui puisse donner un pareil divertissement non je n aime pas le collége je n aime que le royaume de sa sa puis il mangeait comme malgré lui d une crème d or pralinée d amandes de cacao des pistaches sautées dans du lait de gazelle des bonbons d aboukir flottant dans
un extrait de thé impérial des caramels de roses fondant sous le regard enfin des pêches plus grosses que la tête du monarque
albert désirait vivement reporter un peu de toutes ces choses à sa mère car au milieu de sa fièvre enchantée albert pensait fréquemment à sa mère pourtant le dîner se prolongeait sans mesure sans ennui
qui est ce qui servait ce repas royal
— personne on disait je veux ceci j e veux cela et le mets intelligent ne se faisait pas attendre il se posait de lui même devant l appétit réveillé du convive mais au bout du compte rassasié surchargé bourré de mille autres délices qui ne se trouvent que dans les royaumes les plus près du ciel le roi clochetin se leva haussant d une main son verre de bohême et de l autre prenant la main du jeune touriste il but largement à son heureux voyage
— tinn tinn tinn crièrent les invités ivres de dévouement et se touchant l oreille droite pour saluer albert ils s entrelacèrent par leurs bras menus pour exécuter une sarabande vive appelée la pain d épice parcourant ainsi la salle dans l ordre serré des petits bons hommes de pain d épice ornés d une plume
que l on vend un liard sur la terre les orangers tournaient valsaient galopaient puis saluant en masse de tout leur corps à la foi ils crièrent — albert albert aura le prix de lecture d obéissance et de grammaire par la protection du puissant clochetin albert aura la croix sans s être donné la moindre peine pour l obtenir
— un moment ce serait trop fort cria le maître de la pension d albert qu il reconnut distinctement à travers une porte du nuage je ne souffrirai point que dans mon pensionnat le moindre prix soit enlevé par la faveur celle du roi même n ébranlerait pas ma justice tant pis pour albert s il a été humilié par la distribution loyale de nos récompenses son tort est de n en avoir mérité aucune qu il renonce aux billevesées qui lui troublent le cerveau qu il apprenne la géographie l histoire l arithmétique qu il orne sa mémoire et forme son langage avec la prose admirable de buffon les vers ou plutôt les idées immortelles de la fontaine et de corneille nous l admettrons alors au concours où viennent de se distinguer ses camarades puisque albert est destiné comme nous à vivre avec les hommes de la terre il
faut qu il en apprenne les formes les vertus et les mœurs ce n est pas dans les régions imaginaires de la féerie et des enchantements que nos fils trouvent à s établir ni à se créer une réputation solide notre petit songe creux doit donc entrer simplement dans la voie de tout le monde sinon je serai forcé de le renvoyer à sa famille
a cette sortie inattendue contre albert tous les convives étaient restés silencieux on le regardait avec moins de considération ce qui lui perça le cœur et lui fit monter le rouge au visage
— mais monsieur répondit une voix douce faites attention qu albert n est pas en état de nous entendre en ce moment il est menacé de la rougeole et son sommeil est agité que votre bonté nous accorde un peu de temps avant de le soumettre à votre rigueur salutaire je l aime trop pour ne pas vous seconder en core de tout mon pouvoir un peu de temps monsieur un peu de temps je vous en conjure
il était évident que la mère d albert venait de parler mais comment se trouvait elle avec son maître dans le vestibule de la salle du fes
tin albert ne pouvait s en rendre compte il lui sembla pour un moment qu il vivait double être ainsi tout à la fois avec sa mère et chez un roi lui devenait on ne peut plus incompréhensible
il tremblait aussi que clochetin ne s offensât de cette discussion un peu longue et sérieuse pour les habitudes légères du nuage en effet les courtisans échangeaient entre eux un sourire de dédain tandis qu ils se taisaient par l ascendant que prend toujours la raison sur la folie ce silence fit que la réponse du maître fut entendue aussi clairement que s il eût parlé au milieu de la chambre
— vous êtes une excellente mère madame je ne crains donc pas de vous dire toute la vérité sur albert pour nous aider mutuellement à le guérir le mouvement intérieur de l émulation lui manque ce qui lui en tient lieu voulez vous le savoir c est la secrète espérance qu un géant attendri ou riquet à la houppe lui rendant un jour amitié pour amitié pourvoiront à tout dans sa vie où il n aura qu à regarder l eau courir et l oiseau monter dans l air erreur déplorable madame qui fausse beaucoup de jeunes esprits il est à craindre que
celui d albert ne mûrisse que bien tard à l étude mais pour vous prouver que je ne veux pas asservir trop tôt votre enfant aux travaux sérieux dont il a maintenant une si grande horreur je vous prie d entendre ce que nous faisons apprendre aux plus petits pour les mener par une pente douce à la science de la nature cette science est trop belle pour la revêtir du merveilleux dont albert se fait un bonheur nuisible voulez vous lire mademoiselle suzette — je le veux bien monsieur et la voix de suzette mit le comble à l étonnement d albert la mémoire d un oiseau
une frêle créature de dieu l oiseau d un champ roulé dans le vent de l orage fut relevé parmi les sillons et secouru par un homme compatissant car il y a des hommes compatissants celui là doux aufaible ne voulut prendre aucune nourriture qu il n eùt auparavant sauvé le passereau il ô ta l argile de son aile qui traînait la lui remit comme eût fait dieu dans sa bonté le réchauffa de son haleine lui donna la semence fortifiante puis il lui dit vole
pour lors son jeune hôte remonta joyeux vers
le ciel raconter un peu de sa vie d oiseau et chanta a quelque temps de là l homme qui se ressouvient ne le voyant plus reparaître alen tour dit en lui la mémoire d un oiseau où est elle
et voilà qu il entend becqueter vivement contre sa fenêtre il l ouvre dieu lui répon dait le passereau du champ lui en amenait un autre traînant l aile quasi mort comme autrefois il l avait été lui même mais pour lors tout zélé tout guéri tout alerte il voleta de l épaule de l homme à son ami sanglant regardant l un puis regardant l autre qu il semblait recommander éloquernment au samaritain des oiseaux
l homme vit cela et ses yeux se mouillèrent
sur quel cœur en effet son image étaitelle mieux gravée que sur ce cœur d oiseau — présentement donne à boire à ton frère dit la mère à la jeune fille qui avait fini de lire
albert ne put se défendre d un peu de courroux en s apercevant que la voix de suzette qu il aimait venait de plonger l assemblée dans un profond sommeil il se crut destiné à toutes sortes de mortifications et celle ci l atteignit dans le cœur dès lors une sympathie profonde le rappela vers les personnes de sa maison qu il
entendait sans les voir le royaume de sa sa lui plaisait encore il est vrai il y était heureux mais heureux sur la pointe du pied si l on ose s exprimer ainsi cette fête engourdie commençait à le charmer moins que dans son début de la forêt aux fleurs
toutefois les musiciens ne dormaient que d un œil le voisinage du buffet et des flacons transparents pleins de vins doux et limpides éveillait en eux une grande soif las d attendre qu on les servit ils se résolurent à se servir eux mêmes par malheur en avançant les bras leurs instruments tombèrent avec un bruit qui réveilla tout le royaume alors pour n être pas soupçonnés d avoir voulu se désaltérer trop fa milièrement ils se mirent à jouer d une façon énergique et comme si de rien n était bientôt les lustres les plats les carafons le cheval les écuyers les courtisans entrèrent en danse et ce fut un galop d autant plus emporté que le roi en tête de la bande en stimulait la rapidité par son exemple les murs semblaient tourner au rebours albert dansait de force il eût peutêtre toujours dansé si un fracas formidable n eût eu lieu tout à coup au milieu du bal le palais craque se brise et roule en débris par
les nues albert tombe comme un ballon perdu et ralph tombe sur lui pliff plafl pouff
tout se heurte contre terre
a la lueur d une veilleuse qui lui rappelle celle qu on allume quand quelqu un est malade au logis l enfant croit reconnaître sa maison et son lit d où il vient de tomber dans la ruelle
d abord il se figure qu il sort d entendre lire un conte fantastique mais il revoit toutes les clochettes du roi suspendues au gland d un ri deau bleu où ses mouvements les agitent comme s il sonnait au feu c était donc bien le tapage épouvantable de la chute de sa sa qui occasionnait celui du sabre et du polichinelle qu albert avait décrochés en dégringolant du ciel pour se délivrer de ralph il crut que sa mère accourait au milieu du désordre et le recouchait en baisant ses yeux baignés de sommeil il s efforça mais il ne parvint pas à les ouvrir non plus que ses lèvres serrées par la crainte
frrrrrrou dans quelle sombre région il rentre on ne distingue plus rien du vert du rose de l orange des formes vagues des carrés des cercles des ovales des angles des cartes de géographie des têtes des bras des
lumières enfin de petits hommes de chair et d autres de pain d épice un roi tournant encore mais plus lentement autour des yeux d albert puis tout s efface de nouveau parmi l obscurité
le voilà transporté sur un globe où la nuit règne encore il s y acclimate rapidement et s abandonne au cours de l eau dans une barque qui peut à peine le contenir bien que raccourci de tout son pouvoir et pelotonné jusqu à manquer d haleine par degrés les flots résistent montent et rasent les bords du bateau qui s enfonce disparaît et continue son voyage sous l eau plaintive dont les sanglots disent mais c est affreux ce que vous faites là mon enfant voyager toujours sans passe port et sans connaître la géographie savez vous que je ne suis pas toujours maitresse de sauver ceux qui se jettent ainsi dans mes bras qu importe puisque albert y glisse comme une dorad e un joli petit poisson rouge vient le narguer d autres plus clairs que le diamant nagent autour de lui et clapotent en lui jetant des coquilles et des globules au visage et la barque file file toujours chut lu voilà qui s ébranle et l enfant moins hardi se retient à la proue il appelle des
yeux une enseigne qu il a vue au pied du pontneuf avec ces mots secours aux nageurs imprudents pas plus d enseigne que de mariniers soudain la barque agitée se change
en quoi mon dieu en ralph lui même en ralph le coursier de clochetin cette fois ralph porte la peur pour cavalier et la peur sîaccroche tantôt à ses oreilles tantôt au harnais tantôt àlaselle du poulain où pendent et s agitent mille grelots résonnant drelin drelin drelin
et la courrière blême chuchote à l oreille d al bert que ce sont là tous les cris des courtisans du roi pendus pour avoir menti maladroitement à sa majesté albert n en revient pas
regarde ajoute l amazone fiévreuse voici la vérité il ne voit qu un bel arbre lumineux dont il cherche à saisir quelques feuilles d argent qui s éparpillent autour de lui comme desétoiles filantes dès qu elles se trouvent dans sa main elles deviennent des morceaux de papier blanc dont on n aurait pas daigné faire des cocotes exercice favori d albert durant l heure des classes ainsi le pauvre garçon voyait fuir tous ses bonheurs comme des volées d oiseaux il était horriblement fatigué de tant de déceptions et laissait involontairement cou
ler des larmes le long de ses joues aussi pâles que celles de la peur
— albert lui crie à son tour le poulain qui n avait pas encore parlé il faut que tu sois bien endormi pour ne pas te rendre compte que tout ceci n est qu une punition de ta paresse à t instruire comme tes camarades sans doute les enfants et les hommes ne lisent pas sans plaisir un conte de fées mais ils n y croient point car ils savent lire dans l arbre de vérité où tu ne vois que du papier blanc puisque tu as fatigué la patience de tes maîtres qui sont des gens d esprit écoute donc les bêtes qui ont pitié de toi — mais monsieur balbutie l écolier qui perdait la tête et dévorait ses larmes je n ai jamais vu qu à bagdad ou à stamboul on gronde le moins du monde les enfants qui n étudient pas — on les empale et toi tu m indignes résume le poulain en s élançant sur lui d un tel bond qu albert pousse un cri terrible alors seulement il ouvre franchement les yeux croyant voir ceux de ralph flamboyer et le regarder fixement c était son chien terreneuve entre les bras duquel il se débattait le prenant pour un cheval enchanté son gros chien gull pareillement effrayé du cauchemar de son
jeune maître surveillait comme une sentinelle l agitation croissante de l écolier malade gull n avait pas quitté le pied du lit où l enfant lui semblait aux prises avec quelque ennemi invi sible ce qui le faisait gronder sourdement et montrer les dents à tout hasard le fidèle animal venait enfin de se jeter sur lui pour le sauver ou périr quand la mère alarmée par ce charivari noclurne accourut une deuxième fois replacer albert sur son lit dont il prenait les pieds pour la tête — qui t a donc fait ainsi tomber par terre mon enfant — c est moimême et je ne l ai pas fait exprès dit albert pressé de justifier son chien et lui — il faudrait faire exprès de ne pas tomber répondit doucement la mère te voilà bien haletant mon pauvre albert — j arrive du royaume de sasa et de la rivière qui parle repartit albert aussi las que dégoûté des enchantements alors il raconta tout à sa mère qui peu à peu parvint a lui prouver que son voyage était un rêve de sa fièvre et n était pas plus vrai que les contes qui le lui avaient inspiré
albert devenu silencieux et se tenant serré contre sa mère qu il n aurait plus quittée alors pour toutes les fées et tous les rois du monde
regarda dans l autre chambre dont la porte était ouverte on soupait en rond autour de la table de famille suzette servait respectueusement à boire au maître de pension de son frère qui lui avait fait lire la mémoire d un oiseau car ce bon maître était venu pour apprendre des nouvelles de l écolier malade dont il estimait beaucoup les parents d après tout ce que la mère alla dire du cauchemar de son enfant le père la sœur vinrent en hâte jusqu à son lit l embrasser et lui exprimer les vœux que l on faisait pour son retour à la santé son maître en lui prenant la main ajouta qu il espérait un grand changement dans ses lectures et sa conduite cette confiance honorable toucha tellement albert qu à son tour il serra de toutes ses forces la main de son bon maître et lui dit j apprendrai tout ce que vous voudrez il n eut qu une rougeole volante
le résultat de ce rêve doux et affreux fut donc le retour d albert à la raison
je sais mon cher henri que la plupart des lecteurs de sept ou huit ans riront d albert eux qui ont lu sans danger cendrillon la belle au bois dormant et autres romans dédiés à l enfance mais ces jeunes docteurs avec un peu de ré
flexion auront de l indulgence pour un pauvre rêveur de leur âge qui ne s est pas tenu droit sur le premier échelon de la vie ils lui doivent même quelque estime à cette heure qu il est parfaitement guéri des visions dont il garde un peu de honte c est de lui que j obtiens la permission de t en entretenir c est sous sa dictée que je les écris pour toi
le petit écolier qui sait maintenant buffon et la fontaine l histoire ancienne et moderne par cœur dit qu il veut consacrer sa vie entière à l étude de la vérité parce qu il pense que c est l unique moyen de rendre cette vie utile et heureuse
qu en penses tu toi
le nuage et l enfant
l enfant disait au nuage attends moi jusqu à demain et par le même chemin nous nous mettrons en voyage
toi sous tes belles lueurs moi dans les champs pleins de fleurs sur le cheval de mon père nous irons vite j espère
je me tiens bien tu verras
j y monte seul à la porte et quand mon père m emporte je n ai pas peur dans ses bras
quand il fait beau comme un guide en tête il me fait asseoir de là haut tu pourras voir comme je tiens bien la bride
ah je voudrais d ici ne faire qu une enjambée sur la nuit toute tombée pour le dire me voilà
mais je vais faire un beau rêve je rêverai de toi
jusqu à ce que dieu l achève ami nuage attends moi
comme il jetait les paroles de ses espérances folles le nuage décevant glissait poussé par le vent
pourtant le bambin sautille l oiseau chante l eau babille et tout lui répond au cœur demain demain quel bonheur
enfin le soleil se couche et son baiser qui le touche d un voile ardent clôt ses yeux qu il tenait ouverts aux cieux
près de rentrer chez sa mère au voyageur éphémère l enfant veut parler encor mais le beau nuage d or n est plus qu une vapeur grise qu avec un cri de surprise l enfant qu il vient d éblouir voit fondre et s évanouir
au cri de la petite âme s est élancée une femme qui le voyant sauf et sain boudeur l emporte à son sein
plaintif le mignon s y cache déclarant ce qui le fâche que sans son bel étranger il ne veut plus voyager
si tu chéris les nuages mon enfant pour tes voyages le ciel en aura toujours il en passe tous les jours
ce ne sera plus le même
celui mère je l aime dit l enfant puis il pleura et la femme soupira
le coté du soleil
un philosophe rapporta de l un de ses voyages ce souvenir qu il a gardé comme leçon et qu il ne relut jamais sans plaisir le voici fidèlement traduit moins la grâce primitive qui ne se traduit pas les derniers rayons du soleil dardaient au dessus de l horizon quand je sortis de jaffa
c était l heure propice pour jouir de la brise délicieusement parfumée des mille jardins plantés autour de l ancienne joppé un portique de marbre noir débris magnifique de quelque vieux temple servant alors d entrée à de suaves enclos attira mon attention et je sentis en moi le désir irrésistible de parcourir un paradis si peu fermé qu une haie verte de figuiers et d aloès en formait l unique palissade l atmosphère était douce et chaude toute chargée des senteurs du jasmin et du citronnier entraîné par ce charme je franchis sans obstacle le portail ruiné et me trouvai seul dans une étendue
vaste fraîche ondulante parsemée d arbres fruitiers surgissant de hautes herbes étalant dans l air leur nourrissante profusion
nul pied d homme ne semblait avoir précédé le mien dans cette belle solitude où je commençais à me ressouvenir des mille et une nuits et même à y croire un peu
tandis que je restais en suspens sur la direction que j allais donner à ma promenade mon oreille fut frappée des sons lents et bizarres d une musique turque j obéis à lèur appel et j avançai vers les sons tranquilles s élevant d une pelouse touffue au milieu de laquelle jaillissait une large fontaine sur la margelle de cette source murmurante étaient semés de riches tapis persans un vieillard vénérable y siégeait entouré de nombreux esclaves l un d eux à dis tance jouait de l instrument sauvage qui m avait attiré et dont il accompagnait le chant le plus monotone que j aie entendu de ma vie
le vieillard qui soutenait de sa main gauche un livre de poésie arabe et de la droite le tube serpenté de sa pipe syrienne me salua dès qu il m aperçut sans s émouvoir ni se lever portant sa main à son cœur avec la dignité sereine de l orient
je m excusai d être entré chez lui aussi librement ce qui ne l empêcha pas de m accueillir avec une cordialité sincère m invitant à parta ger son tapis et sa pipe ce que je fis profondément touché de tant de politesse
après avoir satisfait sa curiosité sur les armes et les chevaux des européens délices de ces belliqueuses contrées la voix solennelle du muezzin flottante dans les échos s élança vers nous des minarets de jaffa ce signal pieux fit lever le vieillard qui n appartint plus qu a la prière
le soleil était alors couché à peine si quelque cigale inarperçue dans les herbes encore brûlantes jetait de loin en loin son adieu strident au jour tandis qu un silence de paix s étendait partout et préparait la terré au sommeil
mon hôte et ses serviteurs commencèrent leurs ablutions dans la fontaine et s agenouillant du côté de la mecque répétèrent à voix haute leurs santons accoutumés après quoi se levant comme fortifié par cette halte auguste le vieil aga c était un aga me pressa de jouir de la fraîcheur du soir en l accompagnant autour de son jardin spacieux
comme il me devançait pour me guider dans
ce délicieux labyrinthe il cueillit une orange et tirant un riche couteau de sa ceinture de cache mire il coupa le fruit en deux m en offrit la moitié et jeta l autre loin de lui trois fois il répéta cette action qui excita ma surprise et lui parut à la fin désireux de savoir mon opinion sur ses oranges qui étaient exquises
j en louai de bon cœur les qual tés délectables le goût rare la saveur que j estimai sans égale mais je ne pus m empêcher d exprimer mon étonnement de voir perdre une portion si considérable d un fruit si parfait cette cérémonie me paraissait cacher quelque superstition orientale
—effendi répliqua le turc avec un grave et gracieux sourire aux amis nous donnons seulement le côté du soleil
la maison blanche
dans les premiers jours de mon âge un homme vint chez mon père et cet homme là je ne l oublierai jamais —
ou avait il de frappant d étrange de pompeux
rien il était simple
comme un artisan qui s honore de l être il souriait sérieux et bon tout ensemble il tenait dans ses mains une apparence de maison construite avec cette pâte légère qui fait les hosties
faiseur d hosties c était là le métier de cet homme
il posa cette maison sur l appui d une grande fenêtre et dit à mon père qui l avait obligé souvent ceci est pour votre petite fille je fus saisie de joie et je plongeai mes yeux au fond de cette demeure blanche qui figurait plu
sieurs chambres une femme assise à son rouet les habitait seule le balai du ménage était suspendu dans un coin solitaire je ne pus que m écrier ah quelle belle maison mon père aussi trouva ce travail remarquable et l homme parut content de l accueil fait à son frêle ouvrage pour moi je demeurai liée corps et âme à cette possession fragile
une fièvre de croissance m empêchait de sortir tandis que ma mère mes sœurs et mon frère étaient à l église mon père seul me gardait au logis pour que je ne fusse pas triste de leur absence il fut témoin de mon ravissement
je crois que vous êtes guérie me dit il et toute languissante je le regardai en riant et puis je répondis oui je suis guérie
alors je demandai si tous les enfants malades avaient de tels bonheurs sans nul doute repartit mon père ils ont tous quelque chose de beau que la providence leur envoie par de bonnes âmes comme celle du faiseur d hosties
cette assurance me fit jouir sans mélange du bienfait de la maison blanche
en causant avec le patient ouvrier mon père se prit à dire vous aimez les enfants on le voit 1 combien donc en avez vous
je n en ai pas répliqua l artisan plus grave je n ose pas en avoir je suis trop pauvre pour me marier et pour rendre des en fants heureux je me mis à pleurer de ce qu un homme si bon n osait pas avoir d enfants
mon père qu on appelait le père des affligés lui repartit doucement ecoutez 1 si comme je croyais la chose faite vous épousez l honnête fille qui vous aime je pense que dieu bénira le ménage
monsieur le curé comme on dit fort sagement a bien des choux dans son jardin où dorment les petits enfants qu on lui demande au baptême j en parlerai donc à notre bon curé vous recevrez de lui la bénédiction nuptiale après quoi l enfant vous sera loyalement acquis
soyez sans crainte ma femme et moi nous serons les parrains et vous serez père aussi
l artisan sans parler d abord serra longtemps les mains de mon père puis en s en allant et d une voix émue cet enfant nous
viendra donc dit il de la part de dieu
bientôt ma mère acheta les dragées du baptême et je vis mes sœurs travailler aux béguins
qu est devenu cet homme je l ignore et ma maison d hoslie je n en sais rien et mon père ah mon père est aux cieux je le sais
j ai depuis souffert bien des fièvres et des abattements au foyer j ai possédé des choses plus coûteuses plus solides plus utiles même que cette mince demeure de la femme au rouet mais je ne l ai oubliée ni perdue la mémoire des jeunes années est moins ténébreuse que celle des jours qui suivent les événements n en sont pas nombreux et l innocence les éclaire cette maison se tient ferme là bas auprès de l artisan qui me l avait donnée rien ne s efface de ce que j ai vu du temps de mon père dont l image vit encore avec ma vie
qu ils soient bénis ceux qui vont porter de douces surprises aux enfants malades que dieu ne les laisse pas assez pauvres pour n oser être pères
la petite frivole
ah je suis inconsolable d avoir perdu mon ruban ma chère il était semblable aux rouleaux de mon volant celui ci bien qu adorable regarde est d un autre blanc
on a bien raison de dire les chagrins sont près de nous pas un cœur qui ne soupire du sort méchant et jaloux
tu ris ne me fais pas rire pourtant ce serait bien doux
mais je suis inconsolable d avoir perdu mon ruban
ma chère il était semblable aux rouleaux de mon volant celui ci bien qu adorable regarde est d un autre blanc
mise hier comme une fée au bras de mon frère henri d un coup de vent décoiffée
j entre et chacun pousse un cri j étais tout ébouriffée juge si nous avons ri
mais je suis inconsolable d avoir perdu mon ruban ma chère il était semblable aux rouleaux de mon volant celui ci bien qu adorable regarde est d un autre blanc
la joie est dans notre école mais toujours le bonheur ment tiens c est un oiseau qui vole
moi j irai dieu sait comment
que ne suis je un peu frivole au moins pour danser gaîment
mais je suis inconsolable d avoir perdu mon ruban ma chère il était semblable aux rouleaux de mon volant celui ci bien qu adorable regarde est d un autre blanc
si j étais moins désolée nous redirions notre pas pourtant avant l assemblée chantons et valsons tout bas
suis moi je suis envolée
c est enchanteur n est ce pas
mais je suis inconsolable d avoir perdu mon ruban ma chère il était semblable aux rouleaux de mon volant celui ci bien qu adorable regarde est d un autre blanc
les vacances ou les petits politiques
c était en 1830
septembre mois abondantdes vacances mois béni des écoliers réunissait six collé giens dans une maison confortable qui venait d ouvrir lar
gement ses portes et ses sourires à ses jeunes maîtres ils y rentraient joyeux comme les pigeons au toit légers de latin et de philosophie mais pas un d eux n atteignait douze ans
et les parents de ces jeunes garçons ne leur demandaient encore qu un bon cœur bien ouvert comme leur appétit dont un vaste jardin fruitier la bruyante basse cour et l étable peuplée de belles vaches noires se chargeaient de combler les frais
ce paradis d enfants était situé au bout de la plus longue rue de passy surmontant et regardant la seine rue que l on appelle basse bien qu il faille gravir aux deux extrémités une colline mal pavée et vingt escaliers à demi rompus pour y atteindre les noms des rues éternisent souvent de bizarres distractions mais bah les écoliers ont des ailes et pour eux cette rue n était ni plus basse ni plus haute qu une autre elle allait droit au plaisir
les hauts arbres flottant au dessus des murailles semaient encore à l époque dont nous parlons leur murmure et quelque parfum de sève sur la tête du passant rêveur
de longues grappes de feuilles qui devenaient rouges avant de mourir balançant dans l air leur teinte chaude mêlée aux mille teintes de l automne faisaient dire à ce rêveur le soleil a passé par là comme on dit d un autre soleil à l aspect de quelques beaux vi
sages touchas du souffle d un autre automne aussi
une nuée de moineaux s en abattait parfois jusqu à terre comme une ondée de feuilles chassées par une bouffée de vent puis apparaissait la grille surmontée de lances dorées qui laissait voir jusqu au fond un jardin plein d ordre et de grâce les pieds de la maison étaient entièrement cachés par des fleurs abondantes elles régnaient au dessus du sol des deux côtés d un perron bordé d arbustes dans des vases de stuc c est là que depuis huit jours les préparatifs de vacances occupaient la maîtresse et les servantes plus une petite fille de six ans qui avec un chat dans ses bras fai sait autant de pas que sa mère et ses bonnes pour aider à ce grand événement
des lits de forme et de couleur semblables étaient soigneusement dressés deux par deux dans trois jolies chambres de plain pied a leurs croisées flottaient de longs rideaux de mousseline qui sentaient bon le muguet des bois et les vitres étincelantes laissaient errer les yeux sur un paysage enchantenr cette espèce de dortoir à trois cloisons légères était gaiement tendu d une étoffe où couraient de grands
feuillages verts sur un fond blanc mat qui ressemblait à de la neige durcie le soleil levant n ayant pour obstacle que les hautes vignes qui servaient d encadrement aux fenê tres y entrait le matin comme un lustre allumé par magie pour éveiller les heureux collégiens et leur montrer le raisin mûr qui ne demandait qu à être cueilli sorte de service que nos écoliers lui rendirent avec une égale promptitude dieu sait de quels cris perçants georges horace et lucien les premiers arrivés de la veille saluèrent cet ardent visiteur de leur liberté rendue la mère en tressaillit d une grande joie de mère et le chien mahomet s agita de telle sorte en poussant ses longnes salutations d amour qu il fallut l ôter de la chaîne avant qu il s y rompît les dents ce beau jour était aussi le jour de naissance d angéline qui seule l ignorait dans la maison
insoucieuse encore d elle même elle dormait profondément quand la voix de ses frères et les transports de mahomet lui firent entr ouvrir doucement les yeux elle n eut cette fois besoin de personne pour s habiller et se faire belle et ce fut peu d instants après que lucien georges et horace l arrêtèrent au haut de l es
calier en lui barrant le passage comme elle sortait vivement de sa petite chambre
horace l aîné des trois garçons étendant devant elle son mouchoir lui demanda si elle voulait jouer à colin maillard
quoi dans l escalier mon frère
— pourquoi pas
et il gagea que s il lui bandait les yeux elle ne trouverait pas la chambre de leur mère
je gage que si répondit angéline dix escaliers à descendre un corridor à traverser un coin à tourner du côté où je fais le signe de la croix trois portes à compter pour frapper à celle de maman et l on y entre mettez le mouchoir j arriverai aussi vite que vous
ses frères qui avaient pour cela leurs raisons bandèrent les yeux d angéline qui les
bras en avant et frôlant des pieds les dalles avec prudence glissa sans se tromper le long du chemin que l habitude lui rendait visible
tous trois la suivaient sans respirer riant sous leurs mains et se poussant l un l autre du coude il était évident qu il se passait quelque chose d extraordinaire dans leurs petites têtes
leur sœur qui n y voyait goutte et n entendait
que mieux pensa qu ils riaient de sa tournure d aveugle
— j y suis criait elle en tournant la clef sur laquelle sa main tomba juste comme si elle eût vu clair sous le foulard d horace
— j ai gagné bonjour maman
— vraiment oui tu as gagné lui dit sa mère en lui rendant la vue car tout cela est à toi
qu était ce donc une chose incroyable et difficile à voir d abord même sans bandeau car ses frères se mirent à danser autour d angéline stupéfaite de la grande lampe et des bougies allumées sur une table couverte de je ne sais pas combien de merveilles les persiennes fermées et les rideaux abattus donnaient un singulier éclat à ces choses étincelantes au mi lieu de vives lumières était ce une fée entr ouvrant la muraille pour laisser admirer aux enfants l illumination de son palais c est ce qu angéline brûlait de savoir et c est pourquoi suppliante au milieu du rond qui tour nait avec une extrême agilité elle faisait mille efforts pour désunir les mains qui l enchaînaient enfin les danseurs s arrêtèrent feignant de céder à la pression de si petits doigts
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augustine pensa qu ils riaient de sa tournure d aveugle
mais curieux eux mêmes de prendre part à l examen de la table lumineuse
ce qui les frappa tous d une grande admiration ce fut une fabrique à trois étages éclairée au dedans et dont toutes les fenêtres étaient ouvertes de manière à laisser voir les usines les métiers à coton et les ouvriers fileurs surveillant leur travail dans différentes attitudes
un gros chien roux presque vivant gardait la porte de cette filature pleine d animation et de silence c était à inspirer de l amitié pour tous ces prolétaires studieux faisant des fils si légers avec leurs doigts si rudes en apparence les garçons voulaient entrer leurs mains par les fenêtres pour mieux comprendre ces métiers en les démontant et angéline perdait la respiration à peine retrouvait elle de temps à autre la force de s écrier que c est beau que c est beau que c est beau j aime beaucoup ces hommes et j aime beaucoup ces lumières qui sont de vraies lumières et voyez ce chien qui a les vrais yeux d un chien 1 ah je crois que tout cela bouge et change de place que c est beau que c est beau maman que c est beau
la mère était très contente aussi
a présent regarde par ici dit georges pressé de lui offrir une preuve de son talent dans l art du dessin
— c est joli dit angéline en admirant une maison au crayon rouge encadrée sur une boîte pleine de bonbons
c est moi qui ai fait cette maison avoua georges qui étouffait de garder si longtemps son secret
— pourquoi demanda angéline as tu écrit dessous la fête on ne voit personne nulle part
— on danse dans la maison repartit vivement georges tu ne devines pas cela toi parce que tu ne dessines pas encore mais tu vois bien qu une grande fumée sort de toutes les cheminées il y a donc du feu partout et un festin d enfer
— ah oui répondit angéline souriant au bonheur de ceux même qu elle ne voyait pas et croyant ce que les autres semblaient aimer à croire
elle fut bien payée de son acquiescement car il y avait encore quelque chose de nouveau à voir dans cette espèce de noël à l allemande
madame gastines nourrissait une tendre pré
dilection pour les mères allemandes si patiemment affairées du bonheur moral de leurs enfants ces femmes toutes pareilles aux flamandes que fénelon compare à des pariétaires vivantes si fortement enlacées autour de leur maison qu il faudrait faire écrouler les murailles pour les en arracher ainsi dans les plaisirs innocents dont elle semait son foyer pour le rendre éternellement cher à la mémoire de sa famille on voyait percer les croyances nourries au fond d elle même ces croyances divines l ayant soutenue tout le long de sa vie au milieu de beaucoup de chagrins elle ne manquait pas d en préparer le secours à ces jeunes âmes qui venaient d elle et qu elle était chargée de ramener au ciel par le chemin qu elle avait traversé sans se perdre heureuse femme
loin donc de détruire dans sa fille cette crédulité charmante qui disait elle est la soumission des anges elle l en récompensait par de douces surprises les plus pures qu une mère puisse inventer devant lesquelles trois écoliers turbulents se tenaient attentifs par un charme que comprendront peut être les autres écoliers pour lesquels nous esquissons ce tableau d inté
rieur ils admettront du moins qu une enfant de six ans pouvait se délecter à la vue des jou joux sérieux qui retinrent sans ennui durant une grande heure l âge plus raisonnable des frères d angéline il reste à dire que derrière la filature illuminée s élevait on ne savait quoi de plus lumineux encore horace sur un regard expressif de sa mère poussa de côté la fabrique et découvrit aux yeux de tous un rocher d une demitoise au moins a la hauteur près il ressemblait aux plus hauts des rochers du monde car il était en granit et de la mousse réelle sortait de ses fentes et de ses rugosités dans une cavité formée au centre du rocher était incrustée une vierge en cire belle et gracieuse debout avec son enfant dans ses bras comme on en voit de suspendues on ne sait par quel miracle aux flancs perpendiculaires des alpes angéline poussa un cri à l aspect de cet enfant divin dont la figure était envahie par des boucles de cheveux les plus blonds et les plus doux de la terre
un fanal en forme de réverbère brûlait au dessus de cette niche qu il éclairait décidément c était un spectacle fait pour justifier le saisissement d angéline surtout quand ses frères
qui élaient dans le secret dès la veille s écrièrent bruyamment que tout lui appartenait à cause de son jour de naissance
ah maman dit angéline dès qu elle put parler j aime bien toutes ces choses mais que je t aime
— présentement dit mme gastines lisons donc les lettres de maurice et de louis car je n ai pas encore bien compris pourquoi ils arrivent vingt quatre heures après vous
comme ni georges ni lucien ni horace ne répondent très vivement à cette question de leur mère nous avons le temps de rétrograder quelque peu pour nous rendre un compte exact des noms des caractères de l âge et du nombre des habitants de cette riante maison de passy dans laquelle nous nous promenons comme des personnes invitées aux vacances
mme gastines en est l unique maîtresse elle en fait comme nous l avons vu l eden de ses cinq enfants horace l ainé de tous n a pas douze ans il est brave exalté et bon destiné à l état militaire comme son père qui se bat en afrique déjà la place d horace est marquée à l école polytechnique c est dans sa tête de fer que ce plan est écrit irrévocable comme son
extrait de baptême son extrait de baptême date de la triste ascension de bonaparte au rocher de sainte hélène on dirait qu en naissant ce nom lui est entré dans le cœur il sera bonapartiste
georges le second fils du colonel gastines n a pas réfléchi le moins du monde à la nuance qui sépare déjà son avenir de celui de son frère car il aime son frère de toute son âme et il a dix ans il dit des mots qu il attrape au vol il les répète à titre d inventeur c est encore là toute la profondeur de sa conviction il n en passe pas moins au collége de sainte barbe pour un royaliste absolu le hasard nous ayant rendu témoin de la source de ce bruit nous y remontons un moment comme historien de cette heureuse famille
il est advenu ceci est de l histoire qu au jour de l an 1826 m l abbé mailla que vous connaîtrez tantôt pour le meilleur des abbés et des oncles a fait entrer par la petite porte du jardin un cheval à bascule sur lequel georges et horace voulurent monter avec un égal empressement
ce débat qui se passait au fond d un corridor menaçait de troubler une nombreuse réunion d enfants de voisins et de petites filles qui al
laient danser l abbé mailla tendre et persuasif comme l abbé jocelyn tira l ardent horace par sa manche et lui donna un sabre caché dans un coin sombre horace bondit sur le sabre ainsi qu un autre achille mais sa seconde joie fut pour l abbé qu il baisa de tout son cœur en lui chuchottant à l oreille je rattrapperai georges à pied
georges passa donc tranquillement au milieu de la grande chambre feignant d éperonner de temps à autre le cheval de bois tiré par une corde cachée sous son caparaçon d hermine
tous les manchons et boas étouffaient presque georges de leur opulente chaleur il faut avouer que georges n était pas moins somptueux que son cheval voici comment on se le rappelle un long cachemire rouge à palmes riches était attaché sur ses épaules au moyen de belles boucles en cuivre doré les plumes blanches de beaucoup de dames flottaient sur son chapeau retroussé à la henri iv ainsi que sur la tête altière du coursier que l on salua de mille acclamations bruyantes
georges perdit un moment l équilibre cebruit était doux sa raison tournoyait il était ivre de gloire il était roi
on lui demandait de tous côtés de parler au peuple il entendait dans ses oreilles des voix confuses crier haranguez vos sujets vos sujets vous en prient georges se tenait alors immobile très rouge de la chaleur de tant de manchons une dame qui le vit embarrassé lui souffla une longue phrase oratoire dont il ne put saisir que ces mots qu il balbutia du reste avec beaucoup de dignité je suis toujours le roi
il fut couvert d applaudissements c est depuis cette soirée que quelque chose de royal reparaît de temps en temps dans son maintien il se ressouvient qu il a eu des sujets mille idées vagues du pouvoir bourdonnent comme des mouches brillantes sur les fibres trop tendues de son petit cerveau ne pouvant vivre en roi il veut vivre sous un roi et il signe saintgeorge de gastines sa santé est parfaite il est rond blond et frais comme une rose il aime à dormir et il adore les gâteaux mais quand il se bat c est jusqu au sang il a pourtant les fossettes du rire gracieusement profondes
lucien est horace moins dix mois il parle
plus rarement que lui il ne respire dirait on que quand horace a respiré si horace marche il marche s il rêve il le regarde penser et il l écoute vivre pour vivre quand horace dit je voudrais taper ce grand max qui m appelle en ricanant le petit caporal lucien répond résolument allons taper max quand après avoir réfléchi horace ajoute attendons qu il soit remis de son entorse lucien se rassied en disant c est ça il a déclaré un jour à ce frère qui ne se promène qu avec lui et ne dort bien que là où il dort si tu te fais empereur je me ferai bertrand j aime autant l un que l autre
quanta max c est le riche enfant d un créole de la martinique ses parents en relations d intérêts avec la famille gastines lui ont confié la surveillance de son éducation au collége sainte barbe il s y fait aimer par ses profusions et l intarissable abondance de sa parole si les mille et une nuits n étaient pas faites il lesinventerait toutes en faveur de son pays il est républicain comme toussaint louverture et n écrit ses thèmes qu avecdes gants jaunes plus souple qu un palmier plus prompt qu une pirogue à douze rames l irrésistible douceur de son
accent et le rire qui danse dans le feu de ses regards lui donnentdéjà le pouvoir de la séduction et le besoin d être séduit qui possèdent tour à tour ces jeunes candio 1 passionnés pour le luxe et pour la liberté
louis est l orphelin d un brave officier tué en grèce sous les yeux du colonel gastines le pauvre enfant sans mère suivait partout l armée avec un sabre plus lourd que lui quand il vit son père mort il voulut tuer tousles turcs avec son grand sabre ses efforts impuissants et ses cris lamantables touchèrent les soldats de plus de compassion que le tableau terrible du champ de bataille a chaque nouvel assaut il était repris d une rage si sauvage et de convulsions si violentes qu il fallait lui ôter son sabre dont il ensanglantait ses mains débiles m gastines en prit une pitié sérieuse et l envoya par occasion sûre à sa femme le modèle des femmes
voici lui écrivit il un enfant de plus à élever je l ai pris sur le corps expiré de son père que j estimais faites nous en un fils digne de la mère que je lui donne dieu est le parrain dans de telles adoptions je béni rai mes fils s ils aiment bien leur frère
1 fashionables lions du pays
— m aimeras tu bien aussi pour ta mère
avait demandé madame gastines les yeux humides au petit louis arrivé sain et sauf qui l examinait curieusement le cœur gonflé mais silencieux
— allons dis enfant m aimeras tu bien
— très bien répondit il tout d un coup en lui tendant les mains comme s il comprenait à quatre ans la sainteté du pacte qui les unissait déjà tel était il y a trois années le petit louis que vous allez voir rentrer tout à l heure dans la maison bénie avec son petit ami maurice maurice qui va se faire connaître à vous par une lettre dont madame gastines demande la lecture celte lettre le peint mieux que tout ce que l on po urrait vous raconter de son innocence profonde
je crois répéta doucement madame gastines que mes enfants n ont pas entendu ce que je viens de leur dire
ils levèrent tous trois la tête avec un mélange d attention et d embarras
c est que je n ai pas encore bien compris pourquoi vous êtes revenus avant maurice et louis si vous aviez été bien sages vous les
plus grands vous les auriez fait marcher sous votre surveillance c était dans l ordre nos voisins pourraient croire qu ils sont en retenue
il faut soigner sa réputation de bonne heure georges prit la parole et répéta qu ils n avaient trouvé que trois places de retour à passy
leur mère ne se contenta point de cette excuse elle prétendit que l on eût dû attendre unjour afin de revenir tous les six à la fois max le créole ne pouvant manquer d obéir à sa famille en venant partager leurs jours de congé
lucien qui d ordinaire parlait moins que les autres mais dont le nom de max excitait l attention dit que c était précisément à cause de lui qu ils n avaient pas attendu georges ajouta d un air dégagé que martinique était assez raisonnable pour conduire les petits lui qui se croyait destiné à régir l univers
ce n est donc pas tout à fait parce qu il n y avait pas de places pour tous que vous êtes revenus séparément il y a quelque chose mes enfants
— veux tu savoir avoua horace avec un grand sang froid c est que nous ne sommes pas de la même opinion que martinique et
que louis et maurice sont toujours accrochés à ses discours
la tasse de café que mme gastines portait à ses lèvres fut posée sur la table et elle regarda son fils avec étonnement
tu as une opinion cher ami lui dit elle riant à moitié
— nous en avons tous une ma mère repartit plus gravement horace en lui prenant la main — tu me surprends beaucoup est ce qu on parle politique dans vos classes
— oui oui cria georges en attendant la récréation nous composons un journal chaque opinion a le sien et nous sommes trois opinions à sainte barbe
— ah mon dieu
— horace en rédige un beau à lui tout seul six colonnes par semaine pour paraître le dimanche matin après déjeuner on s assemble à la chambre qui est une terrasse au bout du jardin on lit on se dispute et l on vote
— c est dubeau mes enfants vous cherchez de bonne heure les moyens les plus prompts pour mourir de chagrin
— un homme ne meurt pas de chagrin dit horace avec calme
— bonaparte est mort de plaisir peut être
— il est mort d étouffement ma mère et dans quatre ans je passerai par saint cyr pour aller en demander raison à l angleterre
la conversation s était arrêtée tout court quand margery femme de charge de la maison s avança vers horace qu elle eût volontiers em brassé et lui dit confidemment tu crois donc qu il est mort toi
— comment si je le crois repartit horace dont les yeux étincelèrent de ressentiment
— c est une erreur profonde mon garçon
nous en savons là dessus plus que je ne peux t en dire il n est pas mort
— que tu es folle bonne margery dit madame gastines pressée de connaître l état moral dans lequel lui revenaient ses enfants
— pour toi georges poursuivit elle il ne me paraît pas probable avec ton étourderie que tu puisses avoir choisi ta religion politique
— bah j ai la foi sans le raisonnement dit georges en finissant sa tartine je me sens royaliste et comme je veux un roi absolu je ne me
dispute pas trop avec mes frères sur leur empereur qui ne l était pas mal
— tu ne sais ce que tu dis interrompit horace avec feu il avait le pouvoir magnétique entends tu tout venait au devant de sa vo lonté comme des milliers d aiguilles accourent vers l aimant qui se tient immobile n astu pas vu des foules de canards de verre dans un seau d eau se précipiter vers un but aimanté ah c est le secret il l avait lui
cherche l aimant maintenant il n y à plus que les canards
georges ne répondit pas et se dandina en mangeant de la confiture sa mère qui jeta un regard prompt sur lucien le vit tellement rapproché d horace et le regarder avec tant d intelligence qu elle comprit qu il porterait le même uniforme
je ne vous demande pas dit elle le devinant en effet fort bien dans quel esprit vous avez laissé max s il n est pas plus raisonnable que vous dont il est un peu l aîné j ai bien peur qu il ne soit
— tu vas voir s écria georges qui retenait surtout les jeux de mots on ne dit pas à saintebarbe qu il est le nec plus ultrà mais le nègre
le plus ultra de notre chambre a présent devine ses sympathies
— c est connu ce que tu dis là et c est de l insulte
— au contraire maman lui même se fait honneur de son origine il dit que le noir est plus noble que le blanc
— tout ce qui est brave est noble déclara horace et je me battrai de bon cœur avec lui s il a du cœur
— ah démons soupira madame gastines plus agitée qu elle n en faisait semblant tandis qu angéline fatiguée de tant de paroles inintelligibles pour elle s endormait insensiblement les deux bras serrés autour du rocher à la vierge sur lequel sa tête s était inclinée
— vous ne me parlez pas de louis notre pauvre orphelin si doux dont les secondes dents ne sont pas encore toutes venues
— s il ne dit rien pour contrarier les autres c est qu il est brèche dent dis georges dont la malice se dilatait va s il pouvait articuler sa pensée on verrait bien que c est un juste mi lieu fini
je crois qu il n a rien d arrêté repartit horace défendant louis absent mais je suis
vexé quand il écoute max avec ses grands yeux ouverts et la bouche béante comme s il avalait ses phrases républicaines c est ennuyeux de voir un mioche sans caractère séduit par un orgueilleux qui se croit plus noble que les blancs et qui soutient que le bon dieu est noir au nom de louis angéline s était réveillée pensant qu il entrait ses yeux se tournèrent à demi fermés vers la porte mais ils se refermè rent accablés de sommeil
lisons donc les lettres des absents dit la mère nous y trouverons sans doute quelque indice de ce que tu penses contre eux georges
— sur eux maman il leur faut une croyance aussi il n y a que les bêtes qui puissent vivre sans croyance
— sans passion veux tu dire tu fais de l esprit mon george tu me rappelles notre pauvre cousin durnel il a tant parlé sans penser qu il n a réussi à rien qu à se faire dentiste
— je ne mens jamais maman répliqua georges avec une vive rougeur
— non mais tu es si léger que tu crois les choses les plus opposées entre elles
voyons les lettres qu elle tira de sa poche
n ayant eu qu à peine le temps de les lire l écriture de louis quoique encore un peu grosse n était pas mal et la lettre exactement telle que nous allons la transcrire
sainte barbe
madame et maman que je suis triste maman je retourne vers toi les mains vides je n ai pas eu de prix c est terrible à présent de voir retourner avec des prix mes frères près de leur mère qui estma mère et qui les embrassera de joie
je n ose venir à toi je n ai point de prix je veux travailler cette année pour n avoir plus de honte tout le monde et angéline me de mandera mes succès je n aurai rien à dire rien du tout je veux gagner des prix j en aurai l année prochaine car je n ai rien à te porter et je suis las de moi c est ma distrac tion qui en est cause je mourrai de chagrin si je n en ai pas que vais je devenir si je marche à reculons 1 ne le dis pas à angéline
ton respectueux adopté et très empressé serviteur louis florian je ne vois pas la moindre trace d opinion politique dans cette lettre dit madame gas
tines avec un grand sérieux et voyant deux grosses larmes couler des yeux fermés d angéline qui n avait pas fait le moindre mouvement durant cette lecture eveille toi petite poursuivit elle en passant doucement son mouchoir sur ces larmes dont elle ne lui savait pas mauvais gré non plus que de sa retenue à les montrer voici à ton adresse une grande lettre de maurice lis tout haut puisque tu lis déjà l écriture
angéline détacha du rocher ses bras engourdis et d une voix dont sa mère seule comprenait l altération elle lut sainte barbe après la distribution des prix
ma chère angéline je souhaite le bonjour à maman je sou haite le bonjour à mon oncle l abbé mailla je souhaite le bonjour à margery je te sou haite le bonjour je t apprends que j ai eu quatre premiers prix et deux accessit je te dirai de quoi en en portant mes prix que tu verras
j ai été bien souvent puni je disais tou jours que je ne savais pas faire mes devoirs et quand on me punissait je me sauvais tou jours et je restais toute l après midi à jouer
sous les arbres j ai vu une vipère et je n ai pas eu peur je revenais à huit heures du soir et j étais encore puni pour le lendemain ma chère angéline cela fait que j étais tou jours puni je ne passais pas un jour sans être crié et puni je m en vais tâcher après les vacances d être bien sage et de bien con tenter mon frère horace et monsieur le rec teur et monsieur le principal et tout le monde pour que je puisse avoir des satis fecit toutes les semaines et des prix en 1831
je t embrasse et je promets à maman d avoir une plus belle conduite que celle de jusqu à présent je prends toujours de bonnes réso lutions mais je n y tiens pas j embrasse maman j embrasse mon oncle l abbé mailla j embrasse ma bonne margery
je suis pour la vie ton frère maurice gastines
post scriptum on m a donné une bourse en chausson et je pourrai bien te la donner aux vacances le petit l huillier est mort de la petite vérole j en suis bien fâché et toi ma sœur en es tu bien fâchée
j ai composé pour surprendre maman
au jour de l an prochain cepetitcompliment qui commence ainsi que je voudrais bien en ce jour maman vous offrir quelque chose
mais n ayant rien qu un tendre amour maman en votre faveur j en dispose
d un cœur constant et amoureux maman recevez donc l hommage
vivez vivez toujours heureuse
de mon amour voilà le gage
tu ne parleras pas du compliment c est un secret j oubliais de te dire que j ai un cantique de saint hubert je l ai acheté un jour de promenade aux champs elysées
adieu mme gastines attesta qu elle ne trouvait dans cette lettre non plus que dans l autre rien qui justifiât le reproche élevé contre les enfants absents par les enfants présents
c est que le style n est pas l homme comme on le prétend ma mère repartit vivement ho race il faut nous voir à la discussion pour nous connaître c est en frappant les cailloux qu on en voit jaillir le feu le feu c est l âme
margery était en extase
tu m assommes dit madame gastines en
embrassant son fils j aime bien mieux t embrasser que de frapper des cailloux l un contre l autre il ne faut pas jouer avec du feu
présentement poursuivit elle allez tous au jardin il me semble que vous n arriverez que juste à la porte pour y recevoir vos amis c est l heure où la voiture vous a ramenés hier angéline courut la première regarder à travers la grille tandis que les garçons se répandirent dans le jardin encore réjoui de verdure et des fleurs solides de l automne
on peut croire que les trois écoliers rentrèrent franchement dans le domaine de leur sexe et relevèrent la tête un peu plus haut que devant leur mère avec laquelle ils venaient par tendresse de faire de l enfantillage pour cette bonne petite angéline l arrivée de max désor ganisa bruyamment l espèce d harmonie qui régnait entre ces trois parties distinctes d un trio toujours d accord quand même max avait bondi hors de la voiture pour entrer le premier là comme partout
il aborda ses camarades avec l accent traînant et flùté des créoles tandis que ses yeux comme deux escarboucles semblaient allumer
son teint brun des rayons de feu qui en jaillissaient plus grand que tous bien que du même âge qu horace il parut reprendre dès l abord le rang de général dans cette réunion de petites têtes passablement difficiles à discipliner
c est bien lui dit georges à ses frères qui le regardaient arpenter le jardin à grands pas il marche toujours comme un élément
— voyez vous ces traînards cria max en montrant les deux petits sur la tête desquels il venait de passer afin de les laisser en arrière n ont ils pas une vraie tournure d émigrés ces petits moutards qui marchent comme des écrevisses allons donc voltigeurs allons donc
on vous rendra vos châteaux vos terres et vos vassaux mettez des éperons à vos bottes voyons
louis et maurice le regardaient sans le comprendre avec l embarras convulsif de ceux qui ont le soleil dans la figure
j ai un rocher cria de loin angéline à louis dès que ce dernier l aperçut
— ah répondit il en s empressant de la suivre tandis que maurice entrait dans le cercle des causeurs
— reste donc pour t instruire à la discus
sion petite bête s écria max en arrêtant louis au passage angéline regarda piteusement le créole et s enfuit vers sa mère
en ce moment la voix perçante de mademoiselle margery donna des ordres pour le se
cond déjeuner car on venait d apporter les bagages des arrivants ce qui ne laissait aucun doute qu ils ne fussent au jardin avec leurs devanciers tous se dirigèrent alors en tumulté vers la maison où de tendres embrassements suspendirent l orage qui venait de préluder au jardin par quelques éclairs
ce moment de halte parut enchanteur à ma dame gastines au milieu des sept enfants qui l entouraient et qui l aimaient d une affection profonde elle semblait par les plus doux regards leur demander de ne pas altérer d un seul mot cette félicité complète qu elle venait de payer par dix mois de courageuse absence
maurice sans penser le moins du monde qu il allait humilier le pauvre louis apporta sur les genoux de sa mère ses prix ses accessit et jusqu à ses mentions honorables attachées avec des épingles à sa couronne de lauriers
tandis que madame gastines embrassait le petit lauréat angéline regardait louis avec
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je n ai pas de prix dit louis en se glissant à genoux devant sa mère adoptive
une anxiété qui allait presque jusqu aux sanglots
je n ai pas de prix dit louis triste en se glissant à genoux devant sa mère adoptive
— tu en auras l année prochaine répondit elle en essuyant ses larmes par des baiss qui rendaient une mère à l orphelin
— viens voir mon rocher dit angéline qui brûlait d étourdir la honte de louis
puis elle lui souffla sur les yeux pour sécher ses larmes lui demandant d en faire autant sur les siens ce que fit louis après quoi tout alla bien
tu es le seul toi mon horace qui ne m aies pas apporté ta couronne observa madame gastines en comptant toutes les autres
— bah maman des lauriers de papier j en veux d autres
— tu me donneras ceux là demanda impérieusement margery je les mettrai dans ma chambre au dessus du bénitier et max se dandinait sur sa chaise en attachant un regard fier sur le philosophe ambitieux
ce léger repas fini et la salle déserte margery demeurée seule rangeait gravement les
porcelaines dans l office après les avoir essuyées avec une toile fine pour les faire luire qnaud madame gastines revint jeter un coup d œil sur toutes les ressources du buffet elle savait que les grands discoureurs dévorent quand ils dînent et que les raisonnements passionnés donnent une activité étrange à l esto mac les solitaires mangent peu sinon ceux qui parlent tout haut
margery dit madame gastines d un ton de confidence qui éveilla toute l attention de la femme de charge il nous faut faire aussi de la politique nous
— madame sait que je n y suis pas étrangère dit margery déjà émue
— j entends celle permise aux femmes margery celle que tu entends toi même supérieurement celle qui rend heureux tous les partis afin de calmer les mauvaises têtes
je ne demande pas mieux madame mais il y a de ces têtes qui ont le bonheur bien insolent durant cet entretien margery étalait devant sa maîtresse tout ce qu elle avait orgueillleuse ment préparé depuis quinze jours pour le retour des six enfants prodigues charmants in
grats qui n y jetaient pas un regard et son geaient presque à se battre il y avait là de quoi nourrir une abbaye
ce n est pas ton horace qui est un insolent n est il pas vrai margery
— horace ah madame il y a l étoffe d un empereur dans horace vous verrez si le vrai revient où il fera monter votre enfant
— tu tiens donc toujours à ton idée bonne margery demanda madame gastines avec une indulgente moquerie
— quand je n y tiendrais pas moi pauvre femme le destin n en irait pas moins son train
madame a donc oublié mon rêve
madame gastines sourit margery calme et forte persista comme si elle répondait à une dénégation et moi j y crois comme en dieu la preuve c est que mon rêve était plein de soleil parce que l empereur rentrait avec tout son état major cent fois plus beau que tous les autres états majors madame sait que nous en avons vu de très laids enfin mon rêve est toujours là et je le vois encore comme je vois madame tout l univers était à la barrière de l etoile pour lui dire bonjour à ce pauvre grand
homme on peut l appeler grand homme celui là puisque après dieu c était le premier on courait on se tuait on riait on tremblait mais bah 1 c était de joie et le temps s en mê lait comme toujours et le voilà lui qui rapparaît voilà qu il porte la main à son petit chapeau puis qu il le fait tourner comme une bénédiction sur nous tous et sur paris alors il n y a plus eu moyen voilà que je me sens enlevée de terre le silence de saisissement qui arrêtait tout éclate comme une peau de tambour plus rien sur la place sur les quais ni dans le ciel que les cris d une joie terrible qui m a réveillée que j en ai tremblé six mois
madame gastines ouvrit la fenêtre moyen innocent d interruption quand on a entendu quelque chose jusqu à le savoir par cœur mais elle était admirablement patiente et n ôtait pas à margery un des plus grands bonheurs qu elle lui connût
la fenêtre s ouvrit inutilement margery parlait de l empereur et les mains pleines de chocolat râpé pour faire une crème elle suivit sa maîtresse qui cherchait à deviner dans quelle partie du jardin étaient pour lors rasmblés ses enfants
ce n était plus un rêve que margery avait à redire pour la centième fois c était une apparition vivante qui avait corroboré sa foi et récompensé ses secrètes espérances elle avait vu récemment l empereur lui même traverser les tuileries à la manière mystérieuse d une ombre mais d une ombre qui attend l heure de sa réalité margery pouvait d autant moins en douter que l empereur portait le jour de cette rencontre le même pantalon nankin adopté par lui disait elle dans ses promenades aux jardins de la malmaison où margery avait eu l honneur d être lingère et d entrevoir deux fois l empereur de profil l apparition aux tuileries c était donc l empereur de profil encore regardant pensif une petite revue le pied droit élevé sur une marche de l escalier de la grande terrasse c est de là que ses yeux d aigle plongeaient jusqu à la grille du carrousel tandis que pas un des chefs qui caracolaient à cheval ne manquait à le saluer de loin en baissant l épée devant lui le reconnaissant très bien comme elle le reconnaissait pour l empereur
lui se tenait immobile enveloppé dans sa redingote d où sortait la croix plus brillante qu une étoile margery l avait même vu sourire
comme s il disait chut je tiens ma parole vous tenez la vôtre je reprendrai le commandement quand les temps d épreuve seront accomplis
tu n oublieras pas non plus bonne margery d orner le buffet avec des ananas et les autres fruits d amérique achetés au palaisroyal en l honneur du petit créole il faut lui faire un peu d air natal aussi à ce pauvre expatrié
— on fera ce qu on pourra même pour celui là dit margery sans sortir entièrement de sa préoccupation tandis qu elle apprêtait tout infatigable à la manière des servantes somnambules qui remplissent mieux leur tâche de ménage endormies que réveillées tout marchait donc comme le vent vers un festin dont un cœur de mère avait calculé les conciliantes délices
ces préparatifs furent un moment interrompus par les efforts que faisait angéline pour emporter son rocher l idée de le planter au fond du jardin pour en étonner louis et maurice l avait ramenée tandis que les collégiens perdaient le temps en discours où il n y avait pas un mot des mots que savait angéline ce qui
l ennuyait considérablement madame gastines ayant réussi à la convaincre que le rocher plus lourd qu elle ne pouvait être enlevé qu à bras d homme angéline pria si instamment pour obtenir du moins sa vierge qu il lui fut permis de l emporter avec toute la précaution et le respect dus à une telle faveur
durant ce temps l agitation était au jardin on y discutait sur les prix obtenus max trancha la question en disant qu il n en avait remporté qu un seul mais que celui là en valait mille puisque c était le premier de versification et de prosodie latine
tu aimes donc bien les latins dit georges passablement en retard sur ce chapitre
— parbleu ce sont les premiers hommes du monde
— oui dans le temps des latins mais nous sommes plus grands qu eux répliqua horace
— tu badines ils ont eu césar pour chef
— nous avons bonaparte repartit lucien fanatisé par son frère
tu ne l as déjà plus dit d un ton gouailleur max en jetant son gant paille au nez du chien mahomet qui grogna
nous irons le chercher à sainte hélène riposta lucien en rougissant de colère
— je te souhaite bien du plaisir — j en aurai ma part dit horace qui se croisa les bras en se posant devant max
qu est ce que cela me fait je n irai pas avec toi voilà tout je ne l aime pas il a tué la république et je suis républicain moi
— il l était plus que toi candio puisqu il l appelait sa mère
— eh bien c est encore pis que s il l eût haïe il lui a mis des oripeaux et une couronne sur la tête pour lui faire faire du despotisme
— tu as pillé cela dans de vièux journaux pour en faire de neufs
— jouons jouons crièrent louis et maurice c est embêtant tout ça
les quatre disputeurs les regardèrent de travers ne sachant pas précisément eux mêmes à quel parti ils appartenaient les pauvres innocents furent de nouveau soupçonnés d être juste milieu
ce sont de vrais gobe mouches dit max en attaquant georges à son tour on peut faire vouloir à ça tout ce qu on veut tantôt charles x qui est en exil tantôt louis xviii retiré
à saint denis cette petite graine de niais n est bonne qu au royalisme et pour la criaille
— moi je veux que tu sois honnête repartit georges en lui sautant à la figure tu es plus grand que moi mais je monte quand j ai mis dans ma tête que l on descende et se tordant à l entour de la ceinture de martinique il le roula dans le fin gravier du jardin lui et sa redingote blanche
mahomet à la chaîne fit d incroyables efforts pour s élancer à l appui de son jeune maître tandis que max subtil comme un serpent se releva un peu pâle de l attaque de son frêle agresseur ses dents blanches et serrées paraissaient plus longues qu à l ordinaire il l appela vendéen
angéline accourait triomphante avec sa vierge au moment où l imprudent louis ne prenant conseil que de son cœur se plaçait en suppliant au milieu des deux adversaires son éloquence se bornait à ce cri amitié amitié
max ébloui de colère enleva rudement louis comme une barricade importune
tu m interceptes tu m interceptes essaya d articuler louis à demi étouffé
la pauvre angéline dans son jeune instinct
de femme pour flatter le farouche max et sauver louis se mit à crier avec désespoir vive la république
— veux tu te taire angéline dit georges en courant à elle et mettant ses deux mains sur sa bouche ouverte tu as l air d un coupe jarrets
angéline tremblante pour louis et pour sa vierge qu elle tenait dans ses bras se débattit si violemment que le sang lui jaillit du nez et qu elle s enfuit chercher du secours près de sa mère
mon dieu que vous venez à propos mon frère dit madame gastines à l abbé mailla qui entrait sur ce récit
— qu y a t il ma sœur demanda l abbé mailla jeune homme de vingt huit ans qui semblait apporter la conciliation partout où se montrait son visage doux et calme
— savez vous mon pauvre abbé que nous touchons ici à une révolution et qu ils sont là bas prêts à se battre pour des nuances d opinion auxquelles ils ne comprennent rien euxmêmes
— se battre qui donc voudrait se battre ma sœur est ce que ce n est pas déjà bien hon
nête comme cela quels sont donc les esprits malades qui veulent recommencer le choc
— comment malades dit margery qui se mêlait de tout ce sont vos neveux qui mangent comme des ogres qui grandissent comme des chênes le pire c est ce tigrillon d amérique muscadin comme un prince long comme un jour sans pain et qui critique ma soupe parce qu elle n est pas faite comme à sparte il veut tout connaître ce grand marmot de républicain dieu me pardonne s il ne se fera pas bientôt la barbe avec de l encre dans l impatience d en avoir
— c est l âge ingrat observa l abbé avec indulgence — vous dites cela de tous les âges mon frère pour avoir le droit de les excuser allez vite je vous prie trouver ces mutins et tâchez de les soumettre j y travaille de mon côté car il faut leur parler comme à des hommes et les traiter comme des enfants
l abbé mailla dirigé par angéline pressa le pas pour se rendre devant le pavillon image en raccourci des feuillants où s agitait la petite assemblée constituante
toi tu seras le tribunal dit horace en se
précipitant vers son oncle qu il aperçut le premier
— pas de tribunal répliqua martinique criant comme un enragé je veux me battre je ne sors pas delà arrière les blancs et les bonapartistes en avant sparte et haïti
— je viens jouer avec vous mes enfants dit l abbé les saluant de son plus doux sourire
— nous ne sommes pas des enfants répondirent les quatre ainés en agitant leurs mains pour obtenir du silence
— tant mieux messieurs si nous n avons pas affaire à des enfants les choses en iront plus droites et plus rapides répondez en vous modérant il ne s agit pas de faire de l éloquence mais de la raison et de la justice max martinique comme étranger et comme allié a droit de parler le premier martinique de quoi vous plaignez vous max adouci par cette influence modérée leva la tête avec moins de colère pour se justifier c est georges qui roule mon habit dans le gravier et qui m appelle robespierre
— c est faux on n a dit cela qu une fois au collège c est lui qui vient de m appeler vendéen
— en pesant vos paroles nous vous mettrons promptement d accord
— pas d accord pas d accord reprirent ils tous ensemble
alors les quatre orateurs voulant raconter leurs griefs et les deux neutres se mettant à crier par imitation le tumulte fut porté à son comble l abbé mailla se couvrit et s adossa contre le mur tapissé de lierre puis il ferma les yeux en signe de blâme et de sainte patience
cette improbation muette ne fut pas sans puissance sur l émeute qui se tut et ne regarda plus que lui c est au milieu de cette trêve qu il jeta quelques paroles prises dans son cœur plus que dans un grand talent pour la chaire ou pour la tribune a toi d abord horace comme au chef d une famille honnête et brave j apprends si tu l ignores que ton père s est toujours battu pour la france et jamais pour un parti il y a bien assez des peuples lointains avec lesquels nous ne pouvons encore nous entendre pour désaltérer cette soif de guerre qui dévore nos enfants à peine sevrés du lait maternel ceci s adresse en même temps à tes frères s ils ne
le comprennent pas charge toi de l explication ce qui t y fera penser toi même toi max à qui nos bras sont ouverts dans l absence de tes parents tu nous dois la condescendance sans bassesse je ne t en demande pas d autre que de regarder mes neveux comme tes frères afin de t accoutumer de bonne heure à considérer ainsi tous les hommes que tu es appelé à visiter mon cher insulaire sois le voyageur bienvenu si tu portes en main le bâton blanc on te répondra par le calumet de paix puisse ma parole qui sort d un esprit où ne fermentent ni ambition ni haine vous calmer l un pour l autre comme un breuvage salutaire à votre fièvre politique
si vous ne pouvez encore vous prendre la main avec la tendre effusion de votre âge séparezvous durant quelques heures afin de vous éclairer par la réflexion et le silence dieu ne descend pas dans les réunions où les âmes se regardent avec colère je prends avec moi ces deux ci qui ne pensent point encore car vous troubleriez leur jugement par les erreurs du vôtre allez et n altérez pas la grâce de vos jeunes années par des discussions violentes les hommes les meilleurs s y sont perdus mettezvous volontairement aux arrêts et tenez ferme
à l ordre que vous recevrez de vous mêmes de là viendra que si vous êtes appelés un jour à commander vous n exercerez la discipline que dans un esprit de prudence et d amour de l ordre la parole douce rompt la colère la parole dure excite la fureur
tandis que l abbé mailla reconduisait par la main louis et maurice vers la maison d où n osait plus sortir angéline les trois gastines et martinique se rendaient à leurs chambres en regardant par terre ne trouvant pas une parole à tirer de leurs cœurs trop pleins ils montèrent les escaliers lentement comme s ils les comptaient et s enfermèrent par un accord tacite dans les chambres séparées qui leur parurent grandes et désertes plus las que s ils avaient couru comme c était leur devoir d écoliers ils s assirent chacun dans l attitude de leur caractère max regarda par la fenêtre les oiseaux voler pensant vaguement qu ils s en allaient peut être vers la martinique parfois ses bras étendus et ses bonds d impatience témoignaient de son ardent besoin d étreindre quelque chose en ami ou en ennemi la balance pourtant penchait plus alors vers les beaux germes qu il portait au cœur il murmura même
dans ses lèvres monsieur l abbé mailla la parole douce rompt la colère puis ce refrain du pays si moi grandi moi bon passé banane
horace droit comme une épée commentait sous son front immobile les conseils et jusqu à la voix pénétrante de son bon oncle mailla cette même phrase de la bible la parole douce rompt la colère coulait dans sa tête comme l eau dans le feu lucien ne voulant rien écouter de ce qui se passait d extraordinaire en lui qu après avoir entendu ce qui se passait dans horace le regardait comme un marin regarde la boussole georges caserné dans la chambre du milieu finit par l arpenter à grands pas et même à cloche pied un petit miroir penché à la muraille l excita naturellement à faire des gestes et des grimaces sérieuses il ne tarda pas puisqu il faut l avouer comme le reste à s apercevoir qu il ne pendait plus une seule grappe de raisin à la vigne alors il dit en lui même oh nous n aurions pas dû manger tout ce matin c était fait l ennui le gagna jusqu au sommeil qui lui arrivait toujours à l heure de ses chagrins
par degrés cette heure devint d une lenteur affreuse pour tous ayant pris une ferme résolution de ne plus jamais descendre que quand on les appellerait pour dîner ils commencèrent à trouver qu on les appelait bien tard 1 le jour tombant par toute la campagne ils prêtèrent l oreille avec inquiétude aux moindres bruits qui montaient de l intérieur de la maison la voix de margery leur eût semblé une belle voix car elle ne s élevait d ordinaire qu en guise de laclochequi rassemble à table dans les campagnes comme dans les pensionnats leurs idées qui devenaient un peu confuses à force d appétit ne rappelaient plus très distinctement ce qu ils expiaient par tant de solitude et de diète quand cette voix éclatante demi divine à laquelle mahomet répondit par un aboiement profond et qui rompait le jeûne pour tous les fit tres saillir tous quatre en même temps ils ouvrirent leurs portes comme des prisonniers à qui l on a crié grâce ils se heurtèrent dans le corridor assombri par la chute du jour mais ce fut sans un ressentiment très vif de leur querelle et sûrs de n avoir mérité aucun nouveau reproche du bon abbé mailla ils se précipitèrent avec assez d assurance dans la salle à manger
mme gastines un peu parée comme pour une fête ne fit pas semblant de s être aperçue des arrêts qui avaient duré trois heures margery regarda surtout horace charmée de son air grave qu elle trouvait profond
mme gastines les regardait l un après l autre et sa tendresse était de la même couleur pour tous l abbé prit la main de chacun d eux et la serra sans rien dire le béguin d angéline avait des rosettes bleues qui donnaient à sa tête l air d une fleur sortant de sa robe de madapolam elle errait comme un séraphin content au milieu des lumières réfléchies par les cristaux et les fleurs que l on avait rentrées sur leurs estrades roulantes tout à coup max martinique tournant çà et là sa tête pour saisir des parfums subtils qui agissaient puissamment sur ses instincts créoles s arrêta devant le buffet où les ananas les dattes les cocos et les cannes de sucre s élevaient comme un salut du pays de sa naissance son éloquence cette fois fut en défaut ou plutôt elle fut celle d un enfant de la nature car suffoqué d une joie pâle comme la tristesse il se jeta sans parler dans les bras de mme gastines et l étreignit convulsivement en la couvrant de larmes
0 pays moi prononça t il à voix basse dans son doux idiome
— j ai pensé que ta mère m a donné des pommes qui lui ont coûté bien cher quand je languissais pour la france durant mon séjour à la martinique et j ai voulu te payer ces pom mes chuchota tendrement mme gastines
— a table 1 à table cria margery et la table fut à l instant parée d une belle ceinture vivante
quand le premier service composé de mets abondants mais simples fut dévoré par l appétit des jeunes convives l abbé mailla placé entre max et horace leur dit en les regardant tour à tour avec une grâce évangélique l un des beaux préceptes qui réglaient sa vie ne quittez point un ancien ami car le nouveau ne lui sera pas semblable il y eut un silence et tous les yeux se baissèrent sur les assiettes
mme gastines qui n aimait pas à voir l embarras se prolonger entre enfants brouillés préférant le bruit à la froideur pria son frère de permettre le vin à cette jeunesse qui n en dormirait que mieux et n en serait pas moins sage
l abbé mailla puisant toujours aux sources de la bible pour justifier sa bonté naturelle s empressa de répondre oui ma sœur don
nez du vin à ceux qui sont dans l amertume du cœur qu ils boivent et qu ils perdent pour jamais la mémoire de leur douleurs — bravo cria maurice ce qui fit éclater de rire angéline et louis tandis que les autres enfants ouvraient de grands yeux à l aspect d un beau plateau couvert des bons vins qui leur étaient destinés
peu à peu l harmonie circula dans les esprits timide encore car personne n avait dit j ai tort ce qui du reste est rare même parmi les enfants il appartenait à margery de fondre les restes de cette glace que l orgueil met au bord des cœurs si bons qu ils soient
a peine le dessert et les fruits d amérique furent ils posés sur la table que margery plus rouge que le feu qu elle bravait depuis quatre heures s avança les bras chargés du vrai gage de la réconciliation d une tarte énorme pleine d avenir et de délicieuses gelées de fruits de crèmes glacées fouettées pralinées surpassant tout ce que les mille et une nuits racontent sur les tartes sans poivre chefs d œuvre des meilleurs pâtissiers de l orient on ne savait d abord ce qui flottait au dessus de cet effort du génie de la femme mais on poussa un cri d ad
miration le vin commençait à délier les langues honteuses les yeux brillants et les dents blanches reparaissaient au fond des rires charmants que l on ne retenait plus
j aime horace et j aime tout le monde dit max avec effusion
— et vive maman répondirent tous les autres devant cette grande preuve de sa bonté pour eux
les coupables devinèrent vite que les banderoles qui s élevaient sur la meilleure des tartes étaient les symboles mêlés de la république et de la royauté surmontés de l aigle impérial
vous honorerez les beaux exemples en les imitant dit l abbé mailla ne rendez pas vos drapeaux à l ennemi brûlez les pour en boire la cendre et que vos jeunes poitrines leur servent de sanctuaire allons ma sœur un punch pour ce glorieux mélange confondons les opinions et les couleurs afin qu il en sorte l harmonie et le traité d une paix éternelle
les cris de vive maman vive la patrie accueillirent l idée de l abbé mailla tandis que mme gastines brûlait joyeusement toutes les nuances de la discorde pour les dissoudre dans le vin autorisé par la bible
les embrassements qui suivirent ce sacrifice furent aussi sincères que les tapes qui avaient attristé le milieu de cette journée et l on dansa car l abbé mailla qui pensait à tout ce qui peut améliorer les âmes n avait pas manqué de mettre en action ce paragraphe de la bible en core un concert de musiciens dans un festin où l on boit du vin est comme l escarboucle enchâssée dans l or de joyeux enfants du voisinage invités avec de grandes demoiselles qui jouaient du piano pour faire l orchestre vinrent fêter bruyamment le jour de naissance d angéline
mais malheureux dit margery à georges qui avait déchiré un de ses gants en battant max tu n as qu un gant
— c est égal ma bonne répliqua vivement georges qui adorait la musique je ne danserai que d une main
— voilà la paix dit l abbé mailla en retenant max et horace qui passaient devant lui et se tenaient par la main tandis que les autres galopaient est ce que la guerre danse comme cela
— sois sûr mon oncle dit l enfant que l on obtient de grandes choses avec la guerre tous
les poëtes en ont fait compliment à l empereur
—je lis quelquefois des poëtes avoua l abbé mailla il y en a un surtout que je voudrais pour mon frère et que je salue dans le ciel où il est retourné c est celui qui s est écrié du fond d une joie digne du christ que l enfer ne soit plus un baiser à l univers
— je t adore toi mon bon oncle repartit le collégien en se pendant à son cou mais ne t inquiète pas nous ne voulons battre que l angleterre max est avec moi 1
les enfants et les miroirs
a zizette bascans
si j étais assez grande je voudrais voir l effet de ma guirlande dans le miroir
en montant sur la chaise je l atteindrais mais sans aide et sans aise je tomberais
la dame plus heureuse sans faire un pas sans quitter sa causeuse de haut en bas dans une glace claire comme au hasard pour apprendre à se plaire jette un regard
ah c est bien incommode d avoir huit ans il faut suivre la mode et perdre un temps
peut on aimer la ville et les salons
on s en va si tranquille dans les vallons
quand ma mère qui m aime et me défend et qui veille elle même sur son enfant m emporte l on respire les fleurs et l air si son enfant soupire c est un éclair
les ruisseaux des prairies font des psychés libres et fleuries les fronts penchés dans l eau qui se balance sans nous hausser nous allons en silence nous voir passer
c est frais dans le bois sombre et puis c est beau de danser comme une ombre au bord de l eau
les enfants de mon âge courant toujours devraient tous au village passer leurs jours
les pepins du roi guillaume
un roi faisait bâtir
accoudé sur une haute fenêtre que le beau temps permettait d ouvrir le monarque à la fois rêveur et satisfait promenait le coup d œil du maître sur les travaux réparateurs qui redonnaient la vie à son passé
rentré dans ses domaines après vingt ans d exil de voyages lointains de détresse et d études qui avaient beaucoup agrandi son cœur mais beaucoup délabré le palais de ses pères il en relevait pieusement les jardins et les murailles
laborieux par goût matinal par habitude il allait et venait sans s arrêter ni s asseoir d une table frugale à la fenêtre ouverte centre de ses observations déjeunant seul et se servant lui même ses yeux s abaissèrent sur un pauvre maçon déjeunant seul aussi mais d un morceau de pain noir mangé vaillamment et sans gêne sous la fenêtre royale
le fils des anciens stathouders élu récemment roi des états belges et de hollande qui n en était pas plus fier sous son nom de guillaume premier de nassau prit plaisir durant quelques instants à considérer cet appétit sincère contenté de si peu après que le pain noir eut disparu jusqu aux miettes guillaume leva la voix et dit ami maçon quelque dessert ne viendraitil pas à propos sur un pareil déjeuner qu en penses tu si je te faisais passer un fruit de la table du roi
le maçon regardant le roi qu il n avait pas encore vu et qu à son ton simple et amical à son costume tout uni il prenait pour un maître d hôtel de bonne humeur répondit sans fausse honte comme vous voudrez si vous en avez le droit et si ça ne dérange rien à la maison d orange il faut en convenir ça ferait glisser l ouvrage le roi sourit et quitta la fenêtre
comme il tardait à revenir la cloche des ouvriers sonna dans le lointain celui ci quelque peu chagriné crut que le maître d hôtel s était moqué de lui sur quoi levant un peu l épaule
il quitta son banc pour retourner à sa truelle quand réapparaissant à la croisée et lançant au maçon déjà loin une superbe pomme que celui ci reçut dans ses deux mains étendues le roi cria en l honneur du retour du roi mange mon frère mange cette pomme et qu elle te soit salutaire puis il ajouta plus vivement prends garde le soleil l a fendue de tous côtés je la crois mûre à point mais les pépins sont plus durs que tes dents et te les casseraient mon pauvre camarade
le maçon rit de la plaisanterie et de l air de bonhommie qui l accompagnait
que la vierge d hall mûrisse les pommes d orange cria t il en enfonçant ses dents blanches au fond du fruit savoureux
mais qui peindra la surprise de cet homme quand il trouva que les pépins étaient de belles pièces d or frappées tout récemment à l effigie du nouveau monarque son grand saisissement lui fit croire que dieu le visitait au milieu d un jardin somptueux et n était ce pas vrai alors ses yeux ravis se levèrent pour bénir mais la haute croisée était déserte et le donneur de pommes avait disparu
jésus maria mes enfants dit à part lui l ouvrier se hâtant à travers le jardin qu il prenait cette fois pour le paradis terrestre
une heure après remonté sur les tuiles et comme il en tremblait encore un long cri répété par plusieurs tira son attention jusqu au bas des murailles où son ami le maître d hôtel passait mais salué en roi car c était le roi sortant seul à pied comme il en garda toujours l habitude tandis que les soldats au poste les manœuvres sur les toits criaient de toutes parts vive guillaume vive orange
un seul demeura silencieux trop ému qu il était et se tenant à deux mains à son échelle d où peu s en fallut qu il ne tombât
oui vive celui qui est le meilleur criat il enfin longtemps après les autres en élevant dans l air son chapeau poudreux ce qui fit que tous éclatèrent de rire le roi étant loin et le palais rentré dans le silence
le maçon ne riait pas retiré au fond de sa gratitude sérieuse il vouait une messe à la vierge d hall pour le règne dans ce monde et pour l heureuse éternité dans l autre de ce roi modèle de tous les rois l artisan pieux semblait pressentir qu un tel homme devait un
jour abdiquer les vaines grandeurs de la terre et descendre librement d un trône dans la simplicité de cœur avec laquelle il y était monté ainsi fit guillaume triste de ne pouvoir rendre le peuple assez heureux
que ce souvenir passe sur sa tombe comme une prière
table
aux mères l enfant des champs elysées ±
le petit mécontent 4g l avenir d une vieille femme 48 la grande petite fille 57 la royauté d un jour 39 la jeune fille et l oiseau 127 les etrennes de gustave 129 la petite pleureuse à sa mère 144 cjocbetin ou le royaume de sa sa 146 le nuage d l enfant 173 le cote du soleil 176 la maison blanche 180 la petite frivole 184 les vacances ou tes petits politiques 187 les enfants et les miroirs 240 les pépins du