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C’est un commun vice aux femmes de se plaire aux louanges, bien que non méritées. Je blâme mon sexe en cela, et n’en voudrais tenir cette condition. Je tiens néanmoins à beaucoup de gloire qu’un si honnête homme que vous m’ait voulu peindre d’un si riche pinceau. À ce portrait, l’ornement du tableau surpasse de beaucoup l’excellence de la figure que vous en avez voulu rendre le sujet. Si j’ai eu quelques parties de celles que m’attribuez, les ennuis, les effaçant de l’extérieur, en ont aussi effacé la souvenance de ma mémoire; de sorte que, me remirant en votre Discours, je ferais volontiers comme la vieille Madame de Randan, qui, ayant demeuré depuis la mort de son mari sans voir miroir, rencontrant par fortune son visage dans le miroir d’une autre, demanda qui était celle-là. Et bien que mes amis qui me voient me veulent persuader le contraire, je tiens leur jugement pour suspect, comme ayant les yeux fascinés de trop d’affection. Je crois que, quand vous viendrez à la preuve, vous serez en cela de mon côté et direz, comme souvent je l’écris, par ces vers de Du Bellay: C’est chercher Rome en Rome, et rien de Rome en Rome ne trouver. Mais comme l’on se plaît à lire la destruction de Troie, la grandeur d’Athènes, et de telles puissantes villes lorsqu’elles florissaient, bien que les vestiges en soient si petits qu’à peine peut-on remarquer où elles ont été, ainsi vous plaisez-vous à décrire l’excellence d’une beauté, bien qu’il n’en reste autre vestige ni témoignage que vos écrits. Si vous l’aviez fait pour représenter le contraste de la Nature et de la Fortune, plus beau sujet ne pouviez-vous choisir, les deux y ayant à l’envi fait essai de l’effort de leur puissance. En celui de la Nature, en ayant été témoin oculaire, vous n’y avez besoin d’instruction. Mais en celui de la Fortune, ne le pouvant décrire que par rapport (qui est sujet d’être fait par des personnes mal informées ou mal affectées, qui peuvent ne [pas] représenter le vrai, ou par ignorance ou par malice), j’estime que recevrez plaisir d’en avoir les mémoires de qui le peut mieux savoir, et de qui a plus d’intérêt à la véritable description de ce sujet. J’y ai aussi été conviée par cinq ou six remarques que j’ai faites en votre Discours, où il y a de l’erreur, qui sont: lorsque vous parlez de Pau et de mon voyage de France, quand vous parlez de feu Monsieur le maréchal de Biron, quand vous parlez d’Agen, et aussi de la sortie de ce lieu du marquis de Canillac. Je tracerai mes mémoires, à qui je ne donnerai plus glorieux nom, bien qu’ils méritassent celui d’histoire, pour la vérité qui y est contenue nûment et sans ornement aucun, ne m’en estimant pas capable, et n’en ayant aussi maintenant le loisir. Cette œuvre donc, d’une après-dînée, ira vers vous comme les petits ours, en masse lourde et difforme, pour y recevoir sa formation. C’est un chaos duquel vous avez déjà tiré la lumière; il reste l’œuvre de cinq autres journées. C’est une histoire certes digne d’être écrite par cavalier d’honneur, vrai Français, né d’illustre Maison, nourri des rois mes père et frères, parent et familier ami des plus galantes et honnêtes femmes de notre temps, de la compagnie desquelles j’ai eu ce bonheur d’être. années 1559-1565 La liaison des choses précédentes avec celles des derniers temps me contraint de commencer du temps du roi Charles, et au premier point où je me puisse ressouvenir y avoir eu quelque chose remarquable à ma vie. Partant, comme les géographes nous décrivant la terre, quand ils sont arrivés au dernier terme de leur connaissance, disent au-delà, ce ne sont que déserts sablonneux, terres inhabitées, et mers non naviguées, de même je dirai n’y avoir au-delà que le vague d’une première enfance, où nous vivons plutôt guidés par la Nature, à la façon des plantes et des animaux, que comme hommes régis et gouvernés par la Raison. Et laisserai à ceux qui m’ont gouvernée en cet âge-là cette superflue recherche, où peut-être, en ces enfantines actions, s’en trouverait-il d’aussi dignes d’être écrites que celles de l’enfance de Thémistocle et d’Alexandre, l’un s’exposant au milieu de la rue devant les pieds des chevaux du charretier qui ne s’était à sa prière voulu arrêter, l’autre méprisant l’honneur du prix de la course, s’il ne le disputait avec des rois. Desquelles pourrait être la réponse que je fis au feu roi mon père peu de jours avant le misérable coup qui priva la France de repos, et notre maison de bonheur: n’ayant lors qu’environ quatre ou cinq ans, et me tenant sur ses genoux pour me faire causer, il me dit que je choisisse celui que je voulais pour mon serviteur, de Monsieur le prince de Joinville (qui a depuis été ce grand et infortuné duc de Guise), ou du marquis de Beaupréau, fils du prince de La Roche-sur-Yon (en l’esprit duquel la Nature, pour avoir fait trop d’effort de son excellence, excita l’envie de la Fortune jusques à lui être mortelle ennemie, le privant par la mort, en son an quatorzième, des honneurs et couronnes qui étaient justement promises à la vertu et magnanimité qui reluisaient à son aspect), tous deux âgés de six à sept ans, se jouant auprès du roi mon père, moi les regardant. Je lui dis que je voulais le marquis. Il me dit: «Pourquoi? Il n’est pas si beau» – car le prince de Joinville était blond et blanc, et le marquis de Beaupréau avait le teint et les cheveux bruns. Je lui dis: «Pour ce qu’il était plus sage, et que l’autre ne peut durer en sa patience qu’il ne fasse toujours mal à quelqu’un, et veut toujours être le maître.» Augure certain de ce que nous avons vu depuis. Et la résistance aussi que je fis pour conserver ma religion du temps du colloque de Poissy, où toute la Cour était infectée d’hérésie, aux persuasions impérieuses de plusieurs dames et seigneurs de la Cour, et même de mon frère d’Anjou, depuis roi de France, de qui l’enfance n’avait pu éviter l’impression de la malheureuse huguenoterie, qui sans cesse me criait de changer de religion, jetant mes heures souvent dans le feu, et au lieu me donnant des psaumes et prières huguenotes, me contraignant les porter. Lesquelles, soudain que je les avais, je les baillais à Madame de Curton ma gouvernante, que Dieu m’avait fait la grâce de conserver catholique, laquelle me menait souvent chez le bon homme, Monsieur le cardinal de Tournon, qui me consolait et fortifiait à souffrir toutes choses pour maintenir ma religion, et me redonnant des heures et des chapelets au lieu de celles que l’on m’avait brûlées. Mon frère d’Anjou et ces autres particulières âmes qui avaient entrepris de perdre la mienne, me les retrouvant, animés de courroux m’injuriaient, disant que c’était enfance et sottise qui me le faisait faire, qu’il paraissait bien que je n’avais point d’entendement, que tous ceux qui avaient de l’esprit, de quelque âge et sexe qu’ils fussent, oyant prêcher la vérité, s’étaient retirés de l’abus de cette bigoterie; mais que je serais aussi sotte que ma gouvernante. Et mon frère d’Anjou, y ajoutant les menaces, disait que la reine ma mère me ferait fouetter – ce qu’il disait de lui-même, car la reine ma mère ne savait point l’erreur où il était tombé; et soudain qu’elle le sut, tança fort lui et ses gouverneurs, et le faisant instruire, contraignit de reprendre la vraie, sainte et ancienne religion de nos pères, de laquelle elle ne s’était jamais départie. Je lui réponds, à telles menaces, fondante en larmes comme l’âge de sept ou huit ans où j’étais lors y est assez tendre, qu’il me fît fouetter, et qu’il me fît tuer s’il voulait, que je souffrirais tout ce que l’on me saurait faire plutôt que de me damner. Assez d’autres réponses, assez d’autres telles marques de jugement et de résolution s’y pourraient-elles trouver, à la recherche desquelles je ne veux peiner, voulant commencer mes Mémoires seulement du temps que je vins à la suite de la reine ma mère pour n’en bouger plus. Car incontinent après le colloque de Poissy, que les guerres commencèrent, nous fûmes, mon petit frère d’Alençon et moi, à cause de notre petitesse, envoyés à Amboise, où toutes les dames de ce pays-là se retirèrent avec nous, même votre tante Madame de Dampierre, qui me prit lors en amitié (qu’elle m’a continuée jusques à sa mort), et votre cousine Madame la duchesse de Retz, qui sut en ce lieu la grâce que la Fortune lui avait faite de la délivrer à la bataille de Dreux d’un fâcheux, son premier mari, Monsieur d’Annebaut, qui était indigne de posséder un sujet si divin et parfait. Je parle ici du principe de l’amitié de votre tante envers moi, non de votre cousine, bien que depuis nous en ayons eu [une] de si parfaite qu’elle dure encore, et durera toujours. Mais lors, l’âge ancien de votre tante et mon enfantine jeunesse avaient plus de convenance, étant le naturel des vieilles gens d’aimer les petits enfants, et de ceux qui sont en âge parfait, comme était lors votre cousine, de mépriser et haïr leur importune simplicité. J’y demeurai jusqu’au commencement du grand voyage, que la reine ma mère me fit revenir à la Cour pour ne bouger plus d’auprès d’elle – duquel toutefois je ne parlerai point, étant lors si jeune que je n’en ai pu conserver la souvenance qu’en gros, les particularités s’étant évanouies de ma mémoire comme un songe. Je laisse à en discourir à ceux qui, étant en âge plus mûr, comme vous, se peuvent souvenir des magnificences qui furent faites partout, même à Bar-le-Duc, au baptême de mon neveu le prince de Lorraine; à Lyon, à la venue de Monsieur et de Madame de Savoie; à Bayonne, à l’entrevue de la reine d’Espagne ma sœur et de la reine ma mère, et du roi Charles mon frère (là où je m’assure que vous n’oublierez de représenter le festin superbe de la reine ma mère en l’île, avec le ballet, et la forme de la salle qu’il semblait que la Nature l’eût appropriée à cet effet, ayant cerné dans le milieu de l’île un grand pré en ovale de bois de haute futaie, où la reine ma mère disposa tout à l’entour des grandes niches, et dans chacune une table ronde à douze personnes; la table de leurs majestés seulement s’élevait au bout de la salle sur un haut dais de quatre degrés de gazons; toutes ces tables servies par troupes de diverses bergères habillées de toile d’or et de satin, diversement selon les habits divers de toutes les provinces de France, lesquelles bergères, à la descente des magnifiques bateaux – sur lesquels, venant de Bayonne à cette île, l’on fut toujours accompagné de la musique de plusieurs dieux marins chantant et récitant des vers autour du bateau de leurs majestés – s’étaient trouvées chaque troupe en un pré à part, à deux côtés d’une grande allée de pelouse dressée pour aller à la susdite salle, chaque troupe dansant à la façon de son pays: les Poitevines avec la cornemuse, les Provençales la volte avec les cymbales, les Bourguignonnes et Champenoises avec le petit hautbois, le dessus de violon et tabourins de village, les Bretonnes dansant leur passe-pied et branle-gai, et ainsi toutes les autres provinces; après le service desquelles, le festin fini, l’on vit, avec une grande troupe de satyres musiciens, entrer ce grand rocher lumineux, mais plus éclairé des beautés et pierreries des nymphes qui faisaient dessus leur entrée que des artificielles lumières, lesquelles descendant, vinrent danser ce beau ballet, duquel la Fortune envieuse ne pouvant supporter la gloire, fit orager une si étrange pluie et tempête, que la confusion de la retraite qu’il fallait faire la nuit par bateaux apporta le lendemain autant de bons contes pour rire, que ce magnifique appareil de festin avait apporté de contentement), et en toutes les superbes entrées qui leur furent faites aux villes principales de ce royaume, duquel ils visitèrent toutes les provinces. années 1569-1571 Au règne du magnanime roi Charles mon frère, quelques années après le retour du grand voyage, les huguenots ayant recommencé la guerre, le roi et la reine ma mère étant à Paris, un gentilhomme de mon frère d’Anjou, qui depuis a été roi de France, arriva de sa part pour les avertir qu’il avait réduit l’armée des huguenots à telle extrémité qu’il espérait qu’ils seraient contraints venir dans peu de jours à la bataille; et qu’il les suppliait, avant cela, qu’il eût cet honneur de les voir pour leur rendre compte de sa charge, afin que, si la Fortune, envieuse de sa gloire (qu’en si jeune âge il avait acquise), voulait en cette désirée journée, après avoir fait un bon service au roi et à sa religion et à cet État, joindre le triomphe de sa victoire à celui de ses funérailles, il partît de ce monde avec moins de regret, les ayant laissés tous deux satisfaits en la charge qu’ils lui avaient fait l’honneur de lui commettre; de quoi il s’estimerait plus glorieux que de deux trophées qu’il avait acquis par ses deux premières victoires. Si ces paroles touchèrent au cœur d’une si bonne mère, qui ne vivait que pour ses enfants, abandonnant à toute heure sa vie pour conserver la leur et leur État, et qui sur tous chérissait cettui-là, vous le pouvez juger. Soudain elle se résolut de partir avec le roi, le menant avec elle, et des femmes la petite troupe accoutumée, Madame de Retz, Madame de Sauve et moi. Étant portée des ailes du désir et de l’affection maternelle, elle fit le chemin de Paris à Tours en trois jours et demi, qui ne fut sans incommodité et beaucoup d’accidents dignes de risée, pour y être le pauvre Monsieur le cardinal de Bourbon, qui ne l’abandonnait jamais, qui toutefois n’était de taille, d’humeur ni de complexion pour telles corvées. Arrivant au Plessis-lès-Tours, mon frère d’Anjou s’y trouva avec les principaux chefs de son armée, qui étaient la fleur des princes et seigneurs de France, en la présence desquels il fit une harangue au roi, pour lui rendre raison de tout le maniement de sa charge depuis qu’il était parti de la Cour, faite avec tant d’art et d’éloquence, et dite avec tant de grâce qu’il se fit admirer de tous les assistants – et d’autant plus que sa grande jeunesse relevait et faisait davantage paraître la prudence de ses paroles (plus convenables à une barbe grise et à un vieux capitaine qu’à une adolescence de seize ans, à laquelle les lauriers de deux batailles gagnées lui ceignaient déjà le front), et que la beauté, qui rend toutes actions agréables, florissait tellement en lui qu’il semblait qu’elle fît à l’envi avec sa bonne fortune [pour voir] laquelle des deux le rendrait plus glorieux. Ce qu’en ressentait ma mère, qui l’aimait uniquement, ne se peut représenter par paroles, non plus que le deuil du père d’Iphigénie; et à toute autre qu’à elle, de l’âme de laquelle la prudence ne désempara jamais, l’on eût aisément connu le transport qu’une si excessive joie lui causait. Mais elle, modérant ses actions comme elle voulait, montrant apparemment que le discret ne fait rien qu’il ne veuille faire, sans s’amuser à publier sa joie et pousser ses louanges dehors (qu’une action si belle d’un fils si parfait et chéri méritait), elle prit seulement les points de sa harangue qui concernaient les faits de la guerre, pour en faire délibérer aux princes et seigneurs là présents, et y prendre une bonne résolution, et pourvoir aux choses nécessaires pour la continuation de cette guerre – à la disposition de quoi il fut nécessaire passer quelques jours en ce lieu. Un desquels, la reine ma mère se promenant dans le parc avec quelques princes, mon frère d’Anjou me pria que nous nous promenassions en une allée à part, où étant il me parla ainsi: «Ma sœur, la nourriture que nous avons prise ensemble ne nous oblige moins à nous aimer que la proximité. Aussi avez-vous pu connaître qu’entre tous ceux que nous sommes de frères, j’ai toujours eu plus d’inclination de vous vouloir du bien qu’à tout autre; et ai reconnu aussi que votre naturel vous portait à me rendre même amitié. Nous avons été jusques ici naturellement guidés à cela sans aucun dessein, et sans que telle union nous apportât aucune utilité que le seul plaisir que nous avions de converser ensemble. Cela a été bon pour notre enfance; mais à cette heure il n’est plus temps de vivre en enfance. Vous voyez les grandes et belles charges où Dieu m’a appelé, et où la reine notre bonne mère m’a élevé. Vous devez croire que, vous étant la chose du monde que j’aime et chéris le plus, que je n’aurai jamais grandeurs ni biens à quoi vous ne participiez. Je vous reconnais assez d’esprit et de jugement pour me pouvoir beaucoup servir auprès de la reine ma mère, pour me maintenir en la fortune où je suis. Or mon principal appui est d’être conservé en sa bonne grâce. Je crains que l’absence m’y nuise, et toutefois la guerre et la charge que j’ai me contraignent d’en être presque toujours éloigné. Cependant, le roi mon frère est toujours auprès d’elle, la flatte, et lui complaît en tout: je crains qu’à la longue cela me porte préjudice, et que le roi mon frère devenant grand, étant courageux comme il est, ne s’amuse [pas] toujours à la chasse, mais devenant ambitieux, veuille changer celle des bêtes à celle des hommes, m’ôtant la charge de lieutenant de roi qu’il m’a donnée pour aller lui-même aux armées. Ce qui me serait une ruine et déplaisir si grand, qu’avant que recevoir une telle chute j’élirais plutôt une cruelle mort. En cette appréhension, songeant les moyens d’y remédier, je trouve qu’il m’est nécessaire d’avoir quelque personne très fidèle qui tienne mon parti auprès de la reine ma mère. Je n’en connais point de si propre comme vous, que je tiens comme un second moi-même. Vous avez toutes les parties qui s’y peuvent désirer: l’esprit, le jugement, et la fidélité. Pourvu que me vouliez tant obliger que d’y apporter de la sujétion – vous priant d’être toujours à son lever, à son cabinet, et à son coucher, et bref tout le jour –, cela la conviera de se communiquer à vous, avec ce que je lui témoignerai votre capacité, et la consolation et service qu’elle en recevra; et la supplierai de ne plus vivre avec vous comme [avec] un enfant, mais de s’en servir en mon absence comme de moi. Ce que je m’assure qu’elle fera. Perdez cette timidité, parlez-lui avec assurance comme vous faites à moi, et croyez qu’elle vous aura agréable. Ce vous sera un grand heur et honneur d’être aimée d’elle. Vous ferez beaucoup pour vous; et pour moi, je tiendrai de vous, après Dieu, la conservation de ma bonne fortune.» Ce langage me fut fort nouveau, pour avoir jusques alors vécu sans dessein, ne pensant qu’à danser ou aller à la chasse, n’ayant même la curiosité de m’habiller ni de paraître belle, pour n’être encore en l’âge de telle ambition, et avoir été nourrie avec telle crainte auprès de la reine ma mère que, non seulement je ne lui osais parler, mais quand elle me regardait je transissais, de peur d’avoir fait chose qui lui déplût. Peu s’en fallut que je ne lui répondisse, comme Moïse à Dieu en la vision du buisson: «Que suis-je, moi? Envoie celui que tu dois envoyer.» Toutefois, trouvant en moi ce que je ne pensais qui y fût (des puissances excitées par l’objet de ses paroles, qui auparavant m’étaient inconnues, bien que [je fusse] née avec assez de courage en moi), revenue de ce premier étonnement, ces paroles me plurent; et me semblait à l’instant que j’étais transformée, et que j’étais devenue quelque chose de plus que je n’avais été jusques alors. Je commençai à prendre confiance de moi-même, et lui dis: «Mon frère, si Dieu me donne la capacité et l’hardiesse de parler à la reine ma mère, comme j’ai la volonté de vous servir en ce que désirez de moi, ne doutez point que vous n’en retiriez l’utilité et le contentement que vous vous en êtes proposé. Pour la sujétion, je la lui rendrai telle, que vous connaîtrez que je préfère votre bien à tous les plaisirs du monde. Vous avez raison de vous assurer de moi, car rien au monde ne vous honore et aime tant que moi. Faites-en état, et qu’étant auprès de la reine ma mère vous y serez vous-même, et que je n’y serai que pour vous.» Je proférai ces paroles trop mieux du cœur que de la bouche, ainsi que les effets le témoignèrent; car étant parties de là, la reine ma mère m’appela à son cabinet et me dit: «Votre frère m’a dit les discours que vous aviez eus ensemble. Il ne vous tient pour enfant, aussi ne le veux-je plus faire: ce me sera un grand plaisir de vous parler comme à votre frère. Rendez-vous sujette auprès de moi, et ne craignez point de me parler librement, car je le veux ainsi.» Ces paroles firent ressentir à mon âme ce qu’elle n’avait jamais ressenti: un contentement si démesuré, qu’il me semblait que tous les plaisirs que j’avais eus jusques alors n’étaient que l’ombre de ce bien. Regardant au passé d’un œil dédaigneux les exercices de mon enfance, la danse, la chasse, et les compagnies de mon âge, les méprisant comme choses trop folles et trop vaines, j’obéis à cet agréable commandement, ne manquant un seul jour d’être des premières à son lever et des dernières à son coucher. Elle me faisait cet honneur de me parler quelquefois deux ou trois heures, et Dieu me faisait cette grâce qu’elle restait si satisfaite de moi, qu’elle ne s’en pouvait assez louer à ses femmes. Je lui parlais toujours de mon frère, et le tenais, lui, averti de tout ce qui se passait avec tant de fidélité que je ne respirais autre chose que sa volonté. Je fus en cette heureuse condition quelque temps auprès de la reine ma mère, durant lequel la bataille de Moncontour se bailla, avec la nouvelle de laquelle mon frère d’Anjou, qui ne tendait qu’à être toujours près de la reine ma mère, lui manda qu’il s’en allait assiéger Saint-Jean-d’Angély, et que la présence du roi et d’elle serait nécessaire en ce siège-là. Elle, plus désireuse que lui de le voir, se résout soudain de partir, ne menant avec elle que la troupe ordinaire, de laquelle j’étais; et y allais d’une joie extrêmement grande, sans prévoir le malheur que la Fortune m’y avait préparé. Trop jeune que j’étais, et sans expérience, je n’avais à suspecte cette prospérité! Et pensant le bien duquel je jouissais permanent, sans me douter d’aucun changement, j’en faisais état assuré! Mais l’envieuse Fortune, qui ne put supporter la durée d’une si heureuse condition, me préparait autant d’ennui à cette arrivée que je m’y promettais de plaisir, par la fidélité de laquelle je pensais avoir obligé mon frère. Mais depuis qu’il était parti, il avait proche de lui Le Guast, duquel il était tellement possédé qu’il ne voyait que par ses yeux et ne parlait que par sa bouche. Ce mauvais homme, né pour mal faire, soudain fascina son esprit, le remplit de mille tyranniques maximes: qu’il ne fallait aimer ni fier qu’à soi-même, qu’il ne fallait joindre personne à sa fortune, non pas même ni frère ni sœur, et autres tels beaux préceptes machiavélistes… Lesquels imprimant en son esprit, et résolvant les pratiquer, soudain que nous fûmes arrivées, après les premières salutations ma mère commença à se louer de moi et lui dire combien fidèlement je l’avais servi auprès d’elle, il lui répondit froidement qu’il était bien aise qu’il lui eût bien réussi, l’en ayant suppliée; mais que la prudence ne permettait pas que l’on se pût servir de mêmes expédients en tout temps, que qui était nécessaire à une certaine heure pourrait être nuisible à une autre. Elle lui demanda pourquoi il disait cela. Sur ce sujet, lui, voyant [venu] le temps de l’invention qu’il avait fabriquée pour me ruiner, lui dit que je devenais belle, et qu’il savait que Monsieur de Guise me voulait rechercher, et que ses oncles aspiraient à me le faire épouser; que si je venais à y avoir de l’affection, qu’il serait à craindre que je lui découvrisse tout ce qu’elle me dirait; qu’elle savait l’ambition de cette Maison-là, et combien elle avait toujours traversé la nôtre; [que] pour cette occasion il serait bon qu’elle ne me parlât plus d’affaires, et que peu à peu elle se retirât de se familiariser avec moi. Dès le soir même, je reconnus le changement que ce pernicieux conseil avait fait en elle. Et voyant qu’elle craignait de me parler devant mon frère, m’ayant commandé trois ou quatre fois, cependant qu’elle parlait à lui, de m’aller coucher, j’attendis qu’il fût sorti de sa chambre; puis, m’approchant d’elle, je la suppliai de me dire si, par ignorance, j’avais été si malheureuse d’avoir fait chose qui lui eût déplu. Elle me le voulut du commencement dissimuler. Enfin, elle me dit: «Ma fille, votre frère est sage; il ne faut pas que lui en sachiez mauvais gré de ce que je vous dirai, qui ne tend qu’à bien.» Et me fit tout ce discours, me commandant que je ne lui parlasse plus devant mon frère. Ces paroles me furent autant de pointes dans le cœur, que les premières, lorsqu’elle me reçut en sa bonne grâce, m’avaient été de joie. Je n’omis rien à lui représenter de mon innocence, que c’était chose de quoi je n’avais jamais ouï parler, et [que] quand il aurait ce dessein, il ne m’en parlerait jamais que soudain je ne l’en avertisse. Mais je n’avançai rien. L’impression des paroles de mon frère lui avait tellement occupé l’esprit qu’il n’y avait plus lieu pour aucune raison ni vérité. Voyant cela, je lui dis que je ressentais moins le mal de la perte de mon bonheur, que j’avais senti le bien de son acquisition; que mon frère me l’ôtait comme il me l’avait donné, car il me l’avait fait avoir sans mérite, m’avouant lorsque je n’en étais pas digne, et qu’il m’en privait aussi sans l’avoir démérité, sur un sujet imaginaire qui n’avait nul être qu’en la fantaisie; que je la suppliais de croire que je conserverais immortelle la souvenance du tort que mon frère me faisait. Elle s’en courrouça, me commandant de ne lui en montrer nulle apparence. Depuis ce jour-là, elle alla toujours me diminuant sa faveur, faisant de son fils son idole, le voulant contenter en cela et en tout ce qu’il désirait d’elle. Cet ennui me pressant le cœur et possédant toutes les facultés de mon âme, rendant mon corps plus propre à recevoir la contagion du mauvais air qui était lors en l’armée, je tombai à quelques jours de là extrêmement malade d’une grande fièvre continue et du pourpre, maladie qui courait lors et qui avait en même temps emporté les deux premiers médecins du roi et de la reine, Chappelain et Castelan, comme se voulant prendre aux bergers pour avoir meilleur marché du troupeau. Aussi en échappa-t-il fort peu de ceux qui en furent atteints. Moi étant en cette extrémité, la reine ma mère, qui en savait une partie de la cause, n’omettait rien pour me faire secourir, prenant la peine, sans craindre le danger, d’y venir à toute heure, ce qui soulageait bien mon mal; mais la dissimulation de mon frère me l’augmentait bien autant, qui, après m’avoir fait une si grande trahison et rendu un telle ingratitude, ne bougeait jour et nuit du chevet de mon lit, me servant aussi officieusement que si nous eussions été au temps de notre plus grande amitié. Moi, qui avais par commandement la bouche fermée, ne répondais que par soupirs à son hypocrisie, comme Burrus fit à Néron, lequel mourut par le poison que ce tyran lui avait fait donner, lui témoignant assez la principale cause de mon mal n’être que la contagion des mauvais offices, et non celle de l’air infecté. Dieu eut pitié de moi, et garantit de ce danger; et après quinze jours passés, l’armée partant, l’on m’emporta dans des brancards, où tous les soirs, arrivant à la couchée, je trouvais le roi Charles, qui prenait la peine, avec tous les honnêtes gens de la Cour, de porter ma litière jusques au chevet de mon lit. En cet état, je vins de Saint-Jean-d’Angély à Angers, malade du corps, mais beaucoup plus malade de l’âme, où pour mon malheur je trouvai Monsieur de Guise et ses oncles arrivés; ce qui réjouit autant mon frère, pour donner couleur à son artifice, que [cela] me donna appréhension de croître ma peine. Lors mon frère, pour mieux ourdir sa trame, venait tous les jours à ma chambre, y menant Monsieur de Guise qu’il feignait d’aimer fort, et pour le lui faire penser, souvent en l’embrassant il lui disait: «Plût à Dieu que tu fusses mon frère!» – à quoi Monsieur de Guise montrait ne point entendre. Mais moi, qui savais la malice, perdais patience de n’oser lui reprocher sa dissimulation. Sur ce temps, il se parla pour moi du mariage du roi de Portugal, qui envoya des ambassadeurs pour me demander. La reine ma mère me commanda de me parer pour les recevoir, ce que je fis. Mais mon frère lui ayant fait accroire que je ne voulais point de ce mariage, elle m’en parla le soir, m’en demandant ma volonté, pensant bien en cela trouver un sujet pour se courroucer à moi. Je lui dis que ma volonté n’avait jamais dépendu que de la sienne, que tout ce qui lui serait agréable me le serait aussi. Elle me dit en colère, comme l’on l’y avait disposée, que ce que je disais je ne l’avais point dans le cœur, et qu’elle savait bien que le cardinal de Lorraine m’avait persuadée de vouloir plutôt son neveu. Je la suppliai de venir à l’effet du mariage du roi de Portugal, lors elle verrait mon obéissance. Tous les jours, on lui disait quelque chose de nouveau sur ce sujet, pour l’aigrir contre moi et me tourmenter – inventions de la boutique du Guast. De sorte que je n’avais un jour de repos; car d’un côté le roi d’Espagne empêchait que mon mariage ne se fît, et de l’autre Monsieur de Guise, étant à la Cour, servait toujours de prétexte pour fournir de sujet à me faire persécuter, bien que lui ni nul de ses parents m’en eût jamais parlé, et qu’il y eût plus d’un an qu’il eût commencé la recherche de la princesse de Porcian. Mais pour ce que ce mariage-là traînait, on en jetait toujours la cause sur ce qu’il aspirait au mien. Ce que voyant, je m’avisai d’écrire à ma sœur Madame de Lorraine, qui pouvait tout en cette Maison-là, pour la prier de faire que Monsieur de Guise s’en allât de la Cour et qu’il épousât promptement la princesse de Porcian sa maîtresse, lui représentant que cette invention avait été faite autant pour la ruine de Monsieur de Guise et de toute sa Maison que pour la mienne. Ce qu’elle reconnut très bien, et vint bientôt à la Cour, où elle fit faire ledit mariage, me délivrant par ce moyen de cette calomnie, et faisant connaître à la reine ma mère la vérité de ce que je lui avais toujours dit, ce qui ferma la bouche à tous mes ennemis et me donna repos. Cependant, le roi d’Espagne, qui ne veut que les siens s’allient hors de sa Maison, rompit tout le mariage du roi de Portugal, et ne s’en parla plus. Quelques jours après il se parla du mariage du prince de Navarre, qui maintenant est notre brave et magnanime roi, et de moi. La reine ma mère, étant un jour à table, en parla fort longtemps avec Monsieur de Méru, parce que la Maison de Montmorency étaient ceux qui en avaient porté les premières paroles. Sortant de table, il me dit qu’elle lui avait dit de m’en parler. Je lui dis que c’était chose superflue, n’ayant volonté que la sienne, qu’à la vérité je la supplierais d’avoir égard combien j’étais catholique, et qu’il me fâcherait fort d’épouser personne qui ne fût de ma religion. Après, la reine allant en son cabinet m’appela, et me dit que Messieurs de Montmorency lui avaient proposé ce mariage, et qu’elle en voulait bien savoir ma volonté; à quoi je répondis n’avoir ni volonté ni élection que la sienne, [mais] je la suppliai se souvenir que j’étais fort catholique. années 1572-1574 Au bout de quelque temps, les propos s’en continuant toujours, la reine de Navarre sa mère vint à la Cour, où le mariage fut du tout accordé avant sa mort, à laquelle il se passa un trait si plaisant qu’il mérite, non d’être mis en l’histoire, mais de ne le passer sous silence entre vous et moi. Madame de Nevers, de qui vous connaissiez l’humeur, étant venue avec Monsieur le cardinal de Bourbon, Madame de Guise, Madame la princesse de Condé, ses sœurs et moi au logis de la feue reine de Navarre à Paris, pour nous acquitter du dernier devoir dû à sa dignité et à la proximité que nous lui avions (non avec les pompes et cérémonies de notre religion, mais avec le petit appareil que permettait la huguenoterie, à savoir: elle dans son lit ordinaire, les rideaux ouverts, sans lumières, sans prêtres, sans croix et sans eau bénite, [et nous] nous tenant à cinq ou six pas de son lit avec le reste de la compagnie, la regardant seulement), Madame de Nevers [donc], qu’en son vivant elle avait haïe plus que toutes les personnes du monde (et elle lui ayant bien rendu, et de volonté et de parole, comme vous savez qu’elle en savait bien user à ceux qu’elle hayait), part de notre troupe, et avec plusieurs belles, humbles et grandes révérences, s’approche de son lit, et lui prenant la main la lui baise; puis, avec une grande révérence pleine de respect, se met auprès de nous. Nous, qui savions leur haine, estimant cela, […]. Quelques mois après, ledit prince de Navarre, qui lors s’appelait roi de Navarre, portant le deuil de la reine sa mère, y vint accompagné de bien huit cents gentilshommes tout en deuil, qui fut reçu du roi et de toute la Cour avec beaucoup d’honneur. Et nos noces se firent peu de jours après avec autant de triomphe et magnificence que de nulle autre de ma qualité, le roi de Navarre et sa troupe y ayant laissé et changé le deuil en habits très riches et beaux, et toute la Cour parée comme vous savez, et la saurez trop mieux représenter; moi habillée à la royale avec la couronne et couette d’hermine mouchetée qui se met au devant du corps, toute brillante de pierreries de la couronne, et le grand manteau bleu à quatre aunes de queue portée par trois princesses; les échafauds dressés à la coutume des noces des filles de France, depuis l’évêché jusques à Notre-Dame, et parés de drap d’or; le peuple s’étouffant en bas à regarder passer sur ces échafauds les noces et toute la Cour… Nous vînmes à la porte de l’église, où Monsieur le cardinal de Bourbon y faisait l’office ce jour-là, où nous ayant reçus pour dire les paroles accoutumées en tel cas, nous passâmes sur le même échafaud jusques à la tribune qui sépare la nef d’avec le chœur, où il se trouva deux degrés, l’un pour descendre audit chœur, l’autre pour sortir de la nef hors l’église. Le roi de Navarre s’en allant par celui de la nef hors de l’église, nous […] La Fortune, qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains, changea bientôt cet heureux état de triomphe et de noces en un tout contraire, par cette blessure de l’amiral, qui offensa tellement tous ceux de la Religion, que cela les mit comme en un désespoir. De sorte que l’aîné Pardaillan et quelques autres des chefs des huguenots en parlèrent si haut à la reine ma mère, qu’ils lui firent penser qu’ils avaient quelque mauvaise intention. Par l’avis de Monsieur de Guise et de mon frère le roi de Pologne, qui depuis a été roi de France, il fut pris résolution de les prévenir – conseil de quoi le roi Charles ne fut nullement, lequel affectionnait fort Monsieur l’amiral, Monsieur de La Rochefoucauld, Théligny, La Noue, et quelques autres des chefs de la Religion, desquels il se pensait servir en Flandre. Et, à ce que je lui ai depuis ouï dire à lui-même, il y eut beaucoup de peine à l’y faire consentir; et sans ce qu’on lui fit entendre qu’il y allait de sa vie et de son État, il ne l’eût jamais fait. Et ayant su l’attentat que Maurevert avait fait à Monsieur l’amiral du coup de pistolet qu’il lui avait tiré par une fenêtre, d’où le pensant tuer il resta seulement blessé à l’épaule, le roi Charles, se doutant bien que ledit Maurevert avait fait ce coup à la suscitation de Monsieur de Guise (pour la vengeance de la mort de feu Monsieur de Guise son père, que ledit amiral avait fait tuer de même façon par Poltrot), il en fut en si grande colère contre Monsieur de Guise, qu’il jura qu’il en ferait justice. Et si Monsieur de Guise ne se fût tenu caché tout le jour, le roi l’eût fait prendre. Et la reine ma mère ne se vit jamais plus empêchée qu’à faire entendre audit roi Charles que cela avait été fait pour le bien de son État, à cause de ce que j’ai dit ci-dessus de l’affection qu’il avait à Monsieur l’amiral, à La Noue et à Théligny, desquels il goûtait l’esprit et valeur, étant prince si généreux qu’il ne s’affectionnait qu’à ceux en qui il reconnaissait telles qualités. Et bien qu’ils eussent été très pernicieux à son État, les renards avaient su si bien feindre qu’ils avaient gagné le cœur de ce brave prince, pour l’espérance de se rendre utiles à l’accroissement de son État, et en lui proposant de belles et glorieuses entreprises en Flandre, seul attrait de cette âme grande et royale. De sorte que, bien que la reine ma mère lui représentât en cet accident que l’assassinat que l’amiral avait fait faire à Monsieur de Guise rendait excusable son fils si, n’ayant pu avoir justice, il en avait voulu prendre même vengeance, qu’aussi l’assassinat qu’avait fait ledit amiral de Charry, maître de camp de la garde du roi, personne si valeureuse et qui l’avait si fidèlement assistée durant sa régence et la puérilité dudit roi Charles, le rendait bien digne de tel traitement, [bref,] bien que telles paroles pussent faire juger au roi Charles que la vengeance de la mort dudit Charry n’était pas sortie du cœur de la reine ma mère, son âme passionnée de douleur de la perte des personnes qui, comme j’ai dit, il pensait un jour lui être utiles, occupa tellement son jugement, qu’il ne put modérer ni changer ce passionné désir d’en faire justice, et commanda toujours qu’on cherchât Monsieur de Guise, que l’on le prît, qu’il ne voulait point qu’un tel acte demeurât impuni. Enfin comme Pardaillan découvrit par ses menaces au souper de la reine ma mère la mauvaise intention des huguenots, et que la reine vit que cet accident avait mis les affaires en tels termes que, si l’on ne prévenait leur dessein, la nuit même ils attenteraient contre le roi et elle, elle prit résolution de faire ouvertement entendre audit roi Charles la vérité de tout et le danger où il était, par Monsieur le maréchal de Retz, de qui elle savait qu’il le prendrait mieux que de tout autre, comme celui qui lui était plus confident et plus favorisé de lui. Lequel le vint trouver en son cabinet le soir sur les neuf ou dix heures, et lui dit que, comme son serviteur très fidèle, il ne lui pouvait celer le danger où il était s’il continuait en la résolution qu’il avait de faire justice de Monsieur de Guise: pour ce qu’il fallait qu’il sût que le coup qui avait été fait de l’amiral n’avait point été fait par Monsieur de Guise seul, mais que mon frère le roi de Pologne, depuis roi de France, et la reine ma mère avaient été de la partie; qu’il savait l’extrême déplaisir que la reine ma mère reçut à l’assassinat de Charry, comme elle en avait très grande raison, ayant lors peu de tels serviteurs qui ne dépendissent que d’elle, étant, comme il savait, du temps de sa puérilité, toute la France partie, les catholiques pour Monsieur de Guise, et les huguenots pour le prince de Condé, tendant et les uns et les autres à lui ôter sa couronne, qui ne lui avait été conservée, après Dieu, que par la prudence et vigilance de la reine sa mère, qui en cette extrémité ne s’était trouvée plus fidèlement assistée que dudit Charry; que dès lors, il savait qu’elle avait juré se venger dudit assassinat; qu’aussi voyait-il que ledit amiral ne serait jamais que très pernicieux en cet État, et que, quelque apparence qu’il fît de lui avoir de l’affection et vouloir servir Sa Majesté en Flandre, qu’il n’avait autre dessein que de troubler la France; que son dessein d’elle n’avait été en cet effet que d’ôter cette peste de ce royaume, l’amiral seul, mais que le malheur avait voulu que Maurevert avait failli son coup, et que les huguenots en étaient entrés en tel désespoir que, ne s’en prenant pas seulement à Monsieur de Guise, mais à la reine sa mère et au roi de Pologne son frère, ils croyaient aussi que ledit roi Charles [lui-même] en fût consentant, et avaient résolu de recourir aux armes la nuit même; de sorte qu’ils voyaient Sa Majesté en un très grand danger, fût ou des catholiques, à cause de Monsieur de Guise, ou des huguenots, pour les raisons susdites. Le roi Charles, qui était très prudent, et qui avait été toujours très obéissant à la reine ma mère, et prince très catholique, voyant aussi de quoi il y allait, prit soudain résolution de se joindre à la reine sa mère, et se conformer à sa volonté, et garantir sa personne des huguenots par les catholiques, non sans toutefois extrême regret de ne pouvoir sauver Théligny, La Noue, et Monsieur de La Rochefoucauld. Et lors allant trouver la reine sa mère, envoya quérir Monsieur de Guise et tous les autres princes et capitaines catholiques, où fut pris résolution de faire, la nuit même, le massacre de la Saint-Barthélemy. Où mettant soudain la main à l’œuvre, toutes les chaînes tendues, le tocsin sonnant, chacun courut sus à son quartier, selon l’ordre donné, tant à l’amiral qu’à tous les huguenots. Monsieur de Guise donna au logis de l’amiral, à la chambre duquel Besme, gentilhomme allemand, étant monté, après l’avoir dagué le jeta par les fenêtres à son maître Monsieur de Guise. Pour moi, l’on ne me disait rien de tout ceci. Je voyais tout le monde en action: les huguenots désespérés de cette blessure, Messieurs de Guise craignant qu’on en voulût faire justice, se chuchetant tous à l’oreille. Les huguenots me tenaient suspecte parce que j’étais catholique, et les catholiques parce que j’avais épousé le roi de Navarre, qui était huguenot. De sorte que personne ne m’en disait rien, jusques au soir qu’étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre auprès de ma sœur de Lorraine, que je voyais fort triste, la reine ma mère parlant à quelques-uns m’aperçut, et me dit que je m’en allasse coucher. Comme je lui faisais la révérence, ma sœur me prend par le bras et m’arrête, en se prenant fort à pleurer, et me dit: «Mon Dieu, ma sœur, n’y allez pas.» – ce qui m’effraya extrêmement. La reine ma mère s’en aperçut, et appela ma sœur, et s’en courrouça fort à elle, lui défendant de me rien dire. Ma sœur lui dit qu’il n’y avait point d’apparence de m’envoyer sacrifier comme cela, et que sans doute, s’ils découvraient quelque chose, qu’ils se vengeraient sur moi. La reine ma mère répond que, s’il plaisait à Dieu, je n’aurais point de mal; mais quoi que ce fût il fallait que j’allasse, de peur de leur faire soupçonner quelque chose qui empêchât l’effet. Je voyais bien qu’ils [elles] se contestaient et n’entendais pas leurs paroles. Elle me commanda encore rudement que je m’en allasse coucher. Ma sœur fondant en larmes me dit bonsoir, sans m’oser dire autre chose; et moi je m’en vais, toute transie et perdue, sans me pouvoir imaginer ce que j’avais à craindre. Soudain que je fus en mon cabinet, je me mets à prier Dieu qu’il lui plût me prendre en sa protection, et qu’il me gardât, sans savoir de quoi ni de qui. Sur cela le roi mon mari, qui s’était mis au lit, me mande que je m’allasse coucher, ce que je fis; et trouvai son lit entouré de trente ou quarante huguenots que je ne connaissais point encore, car il y avait fort peu de temps que j’étais mariée. Toute la nuit ils ne firent que parler de l’accident qui était advenu à Monsieur l’amiral, se résolvant, dès qu’il serait jour, de demander justice au roi de Monsieur de Guise, et que si l’on ne la leur faisait, qu’ils se la feraient eux-mêmes. Moi, j’avais toujours dans le cœur les larmes de ma sœur, et ne pouvais dormir pour l’appréhension en laquelle elle m’avait mise sans savoir de quoi. La nuit se passa de cette façon sans fermer l’œil. Au point du jour, le roi mon mari dit qu’il voulait aller jouer à la paume attendant que le roi Charles serait éveillé, se résolvant soudain de lui demander justice. Il sort de ma chambre, et tous ses gentilshommes aussi. Moi, voyant qu’il était jour, estimant que le danger que ma sœur m’avait dit fût passé, vaincue du sommeil, je dis à ma nourrice qu’elle fermât la porte pour pouvoir dormir à mon aise. Une heure après, comme j’étais plus endormie, voici un homme frappant des pieds et des mains à la porte, criant: «Navarre! Navarre!» Ma nourrice, pensant que ce fût le roi mon mari, court vitement à la porte et lui ouvre. Ce fut un gentilhomme nommé Monsieur de Léran, neveu de Monsieur d’Audon, qui avait un coup d’épée dans le coude et un coup d’hallebarde dans le bras, et était encore poursuivi de quatre archers qui entrèrent tous après lui en ma chambre. Lui, se voulant garantir, se jeta sur mon lit. Moi, sentant cet homme qui me tenait, je me jette à la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours au travers du corps. Je ne connaissais point cet homme, et ne savais s’il venait là pour m’offenser, ou si les archers en voulaient à lui ou à moi. Nous criions tous deux, et étions aussi effrayés l’un que l’autre. Enfin Dieu voulut que Monsieur de Nançay, capitaine des gardes, y vint, qui me trouvant en cet état-là, encore qu’il y eût de la compassion, il ne se put tenir de rire; et se courrouçant fort aux archers de cette indiscrétion, il les fit sortir, et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenait, lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusques à tant qu’il fût du tout guéri. Et changeant de chemise, parce qu’il m’avait toute couverte de sang, Monsieur de Nançay me conta ce qui se passait, et m’assura que le roi mon mari était dans la chambre du roi, et qu’il n’aurait point de mal. Et me faisant jeter un manteau de nuit sur moi, il m’emmena dans la chambre de ma sœur Madame de Lorraine, où j’arrivai plus morte que vive, où entrant dans l’antichambre, de laquelle les portes étaient toutes ouvertes, un gentilhomme nommé Bourse, se sauvant des archers qui le poursuivaient, fut percé d’un coup d’hallebarde à trois pas de moi. Je tombai de l’autre côté presque évanouie entre les bras de Monsieur de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous deux. Et étant quelque peu remise, entrant en la petite chambre où couchait ma sœur, comme j’étais là, Monsieur de Miossens, premier gentilhomme du roi mon mari, et Armagnac, son premier valet de chambre, m’y vinrent trouver pour me prier de leur sauver la vie. Je m’allai jeter à genoux devant le roi et la reine ma mère pour les leur demander – ce qu’en fin ils m’accordèrent. Cinq ou six jours après, ceux qui avaient commencé cette partie, connaissant qu’ils avaient failli à leur principal dessein (n’en voulant point tant aux huguenots qu’aux princes du sang), portaient impatiemment que le roi mon mari et le prince de Condé fussent demeurés, et connaissant qu’étant mon mari, que nul ne voudrait attenter contre lui, ils ourdissent une autre trame: ils vont persuader à la reine ma mère qu’il me fallait démarier. En cette résolution étant allée un jour de fête à son lever, que nous devions faire nos pâques, elle me prend à serment de lui dire vérité, et me demande si le roi mon mari était homme, me disant que si cela n’était, elle aurait moyen de me démarier. Je la suppliai de croire que je ne me connaissais pas en ce qu’elle me demandait. Aussi pouvais-je dire lors à la vérité comme cette Romaine, à qui son mari se courrouçant de ce qu’elle ne l’avait averti qu’il avait l’haleine mauvaise, lui répondit qu’elle croyait que tous les autres hommes l’eussent semblable, ne s’étant jamais approchée d’autre homme que de lui… Mais, quoi que ce fût, puisqu’elle m’y avait mise, j’y voulais demeurer, me doutant bien que ce l’on voulait m’en séparer était pour lui faire un mauvais tour. […] Nous accompagnâmes le roi de Pologne jusques à Blamont, lequel, quelques mois avant que de partir de France, s’essaya par tous moyens de me faire oublier les mauvais offices de son ingratitude, et de remettre notre première amitié en la même perfection qu’elle avait été à nos premiers ans, m’y voulant obliger par serment et promesses en me disant adieu. Sa sortie de France et la maladie du roi Charles, qui commença presque en même temps, éveilla les esprits des deux partis de ce royaume, faisant divers projets sur cet État. Les huguenots, ayant à la mort de l’amiral fait obliger par écrit signé le roi mon mari et mon frère d’Alençon à la vengeance de cette mort, [et] ayant gagné avant la Saint-Barthélemy mondit frère sous espérance de l’établir en Flandre, leur persuadant, comme le roi et la reine ma mère reviendraient en France, [de] se dérober, passant en Champagne, pour se joindre à certaines troupes qui les devaient venir prendre là, Monsieur de Miossens, gentilhomme catholique qui était auprès du roi mon mari, lequel m’avait de l’obligation de la vie, ayant avis de cette entreprise qui était pernicieuse au roi son maître, m’en avertit pour empêcher ce mauvais effet qui eût apporté tant de maux à eux et à cet État. Soudain, j’allai trouver le roi et la reine ma mère, et leur dis que j’avais chose à leur communiquer qui leur importait fort, et que je ne la leur dirais jamais qu’il ne leur plût me promettre que cela ne porterait aucun préjudice à ceux que je leur nommerais, et qu’ils y remédieraient sans faire semblant de rien savoir. Lors je leur dis que mon frère et le roi mon mari s’en devaient le lendemain aller rendre à des troupes d’huguenots qui les venaient chercher à cause de l’obligation qu’ils avaient faite à la mort de l’amiral, qui était bien excusable pour leur enfance, et que je les suppliais leur pardonner, et, sans leur en montrer nulle apparence, les empêcher de s’en aller. Ce qu’ils m’accordèrent, et fut conduit par telle prudence que, sans qu’ils pussent savoir d’où leur venait cet empêchement, ils n’eurent jamais moyen d’échapper. Cela étant passé, nous arrivâmes à Saint-Germain, où nous fîmes un grand séjour à cause de la maladie du roi; durant lequel temps, mon frère d’Alençon employait toutes sortes de recherches et moyens pour se rendre agréable à moi, afin que je lui vouasse amitié, comme j’avais fait au roi Charles. Car, jusques alors, pour ce qu’il avait toujours été nourri hors de la Cour, nous ne nous étions pas guère vus, et n’avions pas grande familiarité. Enfin, m’y voyant conviée par tant de submissions et de sujétion et d’affection qu’il me témoignait, je me résolus de l’aimer et embrasser ce qui lui concernerait, mais toutefois avec telle condition que ce serait sans préjudice de ce que je devais au roi Charles mon bon frère, que j’honorais sur toutes choses. Il me continua cette bienveillance, me l’ayant témoignée jusques à sa fin. Durant ce temps, la maladie du roi Charles augmentant toujours, les huguenots ne cessaient jamais de rechercher des nouvelletés, prétendant encore de retirer mon frère le duc d’Alençon et le roi mon mari de la Cour, ce qui ne vint à ma connaissance comme la première fois. Mais toutefois Dieu permit que La Mole le découvrit à la reine ma mère, si près de l’effet, que les troupes des huguenots devaient arriver ce jour-là auprès de Saint-Germain. Nous fûmes contraints de partir deux heures après minuit, et mettre le roi Charles dans une litière pour gagner Paris, la reine ma mère mettant dans son chariot mon frère et le roi mon mari, qui cette fois-là ne furent traités si doucement que de l’autre. Car le roi s’en alla au bois de Vincennes, d’où il ne leur permit plus de sortir. Et le temps, augmentant toujours l’aigreur de ce mal, produisait toujours nouveaux avis au roi pour accroître la méfiance et mécontentement qu’il avait d’eux; en quoi les artifices de ceux qui avaient toujours désiré la ruine de notre Maison lui aidaient, que je crois, beaucoup. Ces défiances passèrent si avant que Messieurs les maréchaux de Montmorency et de Cossé en furent retenus prisonniers au bois de Vincennes, et La Mole et le comte de Coconat en pâtirent de leur vie. Les choses en vinrent à tels termes que l’on députa commissaires de la cour de Parlement pour ouïr mon frère et le roi mon mari, lequel n’ayant lors personne de conseil auprès de lui, me commanda de dresser par écrit ce qu’il aurait à répondre, afin que par ce qu’il dirait, il ne mît ni lui ni personne en peine. Dieu me fit la grâce de le dresser si bien qu’il en demeura satisfait, et les commissaires étonnés de le voir si bien préparé. Et voyant que, par la mort de La Mole et du comte de Coconat, ils se trouvaient chargés en sorte que l’on craignait [pour] leur vie, je me résolus, encore que je fusse bien auprès du roi Charles qui n’aimait rien au monde tant que moi, pour leur sauver la vie, de perdre ma fortune, ayant délibéré, comme je sortais et entrais librement en coche sans que les gardes regardassent dedans ni que l’on fît ôter le masque à mes femmes, d’en déguiser l’un d’eux en femme, et le sortir dans ma coche. Et pour ce qu’ils ne pouvaient tous deux ensemble à cause qu’ils étaient trop éclairés des gardes, et qu’il suffisait qu’il y en eût un dehors pour assurer la vie de l’autre, jamais ils ne se purent accorder lequel c’est qui sortirait, chacun voulant être celui-là, et nul ne voulant demeurer, de sorte que ce dessein ne se put exécuter. Mais Dieu y remédia par un moyen bien misérable pour moi, car il me priva du roi Charles, tout l’appui et support de ma vie, un frère duquel je n’avais reçu que bien, et qui en toutes les persécutions que mon frère d’Anjou me fit à Angers m’avait toujours assistée, et avertie, et conseillée. Bref je perdais en lui tout ce que je pouvais perdre. Après ce désastre, malheur pour la France et pour moi, nous allâmes à Lyon au devant du roi de Pologne, lequel, possédé encore par Le Guast, rendit de mêmes causes mêmes effets. Et croyant aux avis de ce pernicieux esprit qu’il avait laissé en France pour maintenir son parti, conçut extrême jalousie contre mon frère d’Alençon, ayant pour suspecte et portant impatiemment l’union de lui et du roi mon mari, estimant que j’en fusse le lien et seul moyen qui maintenait leur amitié, et que les plus propres expédients pour les diverser étaient, d’un côté, de me brouiller et mettre en mauvais ménage avec le roi mon mari, et d’autre, de faire que Madame de Sauve, qu’ils servaient tous deux, les ménagerait tous deux de telle façon qu’ils entrassent en extrême jalousie l’un de l’autre. Cet abominable dessein, source et origine de tant d’ennuis, de traverses et de maux que mon frère et moi avons depuis soufferts, fut poursuivi avec autant d’animosité, de ruses et d’artifice qu’il avait été pernicieusement inventé. Quelques-uns tiennent que Dieu a en particulière protection les grands, et qu’aux esprits où il reluit quelque excellence non commune, il leur donne par des bons génies, quelques secrets avertissements des accidents qui leur sont préparés, ou en bien ou en mal, comme à la reine ma mère, que justement l’on peut mettre de ce nombre, il s’en est vu plusieurs exemples. Même la nuit devant la misérable course en lice, elle songea comme elle voyait le feu roi mon père blessé à l’œil, comme il fut; et étant éveillée, elle le supplia plusieurs fois de ne vouloir point courir ce jour, et vouloir se contenter de voir le plaisir du tournoi, sans en vouloir être. Mais l’inévitable destinée ne permit tant de bien à ce royaume qu’il pût recevoir cet utile conseil. Elle n’a aussi jamais perdu aucun de ses enfants qu’elle n’ait vu une fort grande flamme, à laquelle soudain elle s’écriait: «Dieu garde mes enfants!»; et incontinent après, elle entendait la triste nouvelle qui par ce feu lui avait été augurée. En sa maladie de Metz où, par une fièvre pestilentielle et charbon, elle fut à l’extrémité (qu’elle avait prise allant visiter les religions de femmes, comme il y en a beaucoup en cette ville-là, lesquelles avaient été depuis peu infectées de cette contagion), de quoi elle fut garantie miraculeusement, Dieu la redonnant à cet État qui en avait encore tant de besoin (par la diligence de Monsieur Castelan son médecin, qui, nouveau Esculape, fit lors une signalée preuve de l’excellence de son art), elle, rêvant (et étant assistée autour de son lit du roi Charles mon frère, et de ma sœur et de mon frère de Lorraine, de plusieurs de Messieurs du conseil et de force dames et princesses, qui, la tenant hors d’espérance, ne l’abandonnaient point), s’écrie, continuant ses rêveries, comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils fuient! Mon fils a la victoire! Hé, mon Dieu, relevez mon fils, il est par terre! Voyez, voyez, dans cette haie, le prince de Condé mort!» Tous ceux qui étaient là croyaient qu’elle rêvait et que, sachant que mon frère d’Anjou était en terme de donner la bataille, elle n’eût que cela en tête. Mais la nuit après, Monsieur de Losse lui en apportant la nouvelle comme chose très désirée (en quoi il pensait beaucoup mériter): «Vous êtes fâcheux, lui dit-elle, de m’avoir éveillée pour cela. Je le savais bien. Ne l’avais-je pas vu devant hier?» Lors on reconnut que ce n’était point rêverie de la fièvre, mais un avertissement particulier que Dieu donne aux personnes illustres et rares. L’Histoire nous en fournit tant d’exemples aux anciens païens, comme le fantôme de Brutus et plusieurs autres, que je ne décrirai – n’étant mon intention d’orner ces Mémoires, ains seulement narrer la vérité, et les avancer promptement, afin que plus tôt vous les receviez. De ces divins avertissements je ne me veux estimer digne. Toutefois, pour ne me taire comme ingrate des grâces que j’ai eues de Dieu (que je dois et veux confesser toute ma vie pour lui en rendre grâces, et faire que chacun le loue aux merveilles des effets de sa puissance, bonté et miséricorde qu’il lui a plu faire en moi), j’avouerai n’avoir jamais été proche de quelques signalés accidents, ou sinistres ou heureux, que je n’en aie eu quelque avertissement, ou en songe ou autrement. Et puis bien dire ce vers: De mon bien ou mon mal mon esprit m’est oracle. Ce que j’éprouvai lors de l’arrivée du roi de Pologne: la reine ma mère étant allée au devant de lui, cependant qu’ils s’embrassaient et faisaient les réciproques bienvenues, bien que ce fût en un temps si chaud qu’en la presse où nous étions on s’étouffait, il me prit un frisson si grand, avec un tremblement si universel, que celui qui m’aidait s’en aperçut. J’eus beaucoup de peine à le cacher, quand, après avoir laissé la reine ma mère, le roi vint à me saluer. Cet augure me toucha au cœur. Toutefois il se passa quelques jours sans que le roi découvrit la haine et le mauvais dessein que le malicieux Guast lui avait fait concevoir contre moi par les rapports qu’il lui avait faits: que depuis la mort du roi j’avais tenu le parti de mon frère d’Alençon en son absence, et l’avais fait affectionner au roi mon mari. Parquoi, épiant toujours une occasion pour parvenir à l’intention prédite de rompre l’amitié de mon frère d’Alençon et du roi mon mari, en nous mettant en mauvais ménage le roi mon mari et moi, et les brouillant tous deux sur le sujet de la jalousie de leur commun amour de Madame de Sauve, une après-dînée, la reine ma mère étant entrée en son cabinet pour faire quelques longues dépêches, Madame de Nevers, votre cousine Madame de Retz, aussi votre cousine Bourdeille et Surgères me demandèrent si je me voulais aller promener à la ville. Sur cela Madamoiselle de Montigny, nièce de Madame d’Uzès, nous dit que l’abbaye de Saint-Pierre était une fort belle religion. Nous résolûmes d’y aller. Elle nous pria qu’elle vînt avec nous, parce qu’elle y avait une tante, et que l’entrée n’y est pas libre sinon qu’avec les grandes. Elle y vint. Et comme nous montions en chariot, encore qu’il fût tout plein de nous six et de Madame de Curton ma dame d’honneur (qui allait toujours avec moi) et de Thorigny, Liancourt, premier écuyer du roi, et Camille s’y trouvèrent, qui se jetèrent sur les portières du chariot. Eux néanmoins, tenant sur les portières comme ils purent, et gaussant, comme ils étaient d’humeur bouffonne, dirent qu’ils voulaient venir voir ces belles religieuses. La compagnie de Madamoiselle de Montigny, qui ne nous était aucunement familière, et d’eux deux qui étaient confidents du roi, fut, que je crois, une providence de Dieu pour me garantir de la calomnie que l’on me voulait imputer. Nous allâmes à cette religion, et mon chariot, qui était assez reconnaissable pour être doré [et] de velours jaune [garni] d’argent, nous attendit à la place, autour de laquelle y avait plusieurs gentilshommes logés. Pendant que nous étions dans Saint-Pierre, le roi ayant seulement avec lui le roi mon mari, d’O et le gros Ruffé, s’en allant voir Caylus qui était malade, passant par cette place [et] voyant mon chariot vide, il se tourne vers le roi mon mari et lui dit: «Voyez, voilà le chariot de votre femme, et voilà le logis de Bidé», qui était lors malade (ainsi nommait-il aussi celui qui a depuis servi votre cousine). «Je gage, dit-il, qu’elle y est.» Et commanda au gros Ruffé, instrument propre de telle malice, pour être ami du Guast, d’y aller voir; lequel n’y ayant trouvé personne, et ne voulant toutefois que cette vérité empêchât le dessein du roi, lui dit tout haut devant le roi mon mari: «Les oiseaux y ont été, mais ils n’y sont plus.» Cela suffit assez pour donner sujet d’entretenir jusques au logis le roi mon mari, par tout ce qu’il pensait lui pouvoir donner de la jalousie, pour avoir mauvaise opinion de moi. Mais mon mari, témoignant en cela la bonté et l’entendement de quoi il s’est toujours montré accompagné, détestant en son cœur cette malice, jugea aisément à quelle fin il le faisait. Et le roi se hâtant de retourner avant moi pour persuader à la reine ma mère cette invention et m’en faire recevoir un affront, j’arrivai [alors] qu’il avait eu tout loisir de faire ce mauvais effet, et que même la reine ma mère en avait parlé fort étrangement devant des dames, partie pour créance, partie pour plaire à ce fils qu’elle idolâtrait. Moi revenant après, sans savoir rien de tout ceci, j’allai descendre en ma chambre avec toute la troupe susdite qui m’avait accompagnée à Saint-Pierre. J’y trouvai le roi mon mari, qui soudain qu’il me vit se prit à rire: «Allez chez la reine votre mère, que je m’assure que vous en reviendrez bien en colère.» Je lui demandai pourquoi, et ce qu’il y avait. Il me dit: «Je ne le vous dirai pas, mais suffise [à] vous que je n’en crois rien, et que ce sont inventions pour nous brouiller vous et moi, pensant par ce moyen me séparer de l’amitié de Monsieur votre frère.» Voyant que je n’en pouvais tirer autre chose, je m’en vais chez la reine ma mère. Entrant en la salle, je trouvai Monsieur de Guise, qui, prévoyant, n’était pas marri de la division qu’il voyait arriver en notre Maison, espérant bien que du vaisseau brisé il en recueillerait les pièces. Il me dit: «Je vous attendais ici pour vous avertir que le roi vous a prêté une dangereuse charité.» Et me fit tout le discours susdit, qu’il avait appris de d’O, qui, étant lors fort ami de votre cousine, l’avait dit à Monsieur de Guise pour nous en avertir. J’entrai en la chambre de la reine ma mère, où elle n’était pas. Je trouvai Madame de Nemours, et toutes les autres princesses et dames, qui me dirent: «Mon Dieu, Madame, la reine votre mère est en si grande colère contre vous, je ne vous conseille pas de vous présenter devant elle. — Non, ce dis-je, si j’avais fait ce que le roi lui a dit; mais en étant du tout innocente, il faut que je lui parle pour l’en éclaircir.» J’entre dans son cabinet, qui n’était fait que d’une cloison de bois, de sorte que l’on pouvait aisément entendre de la chambre tout ce qui se disait. Soudain qu’elle me voit, elle commence à jeter feu, et à dire tout ce qu’une colère outrée et démesurée peut jeter dehors. Je lui représente la vérité, et que nous étions dix à douze, et la suppliai de les enquérir; et ne croire pas celles qui m’étaient amies et familières, mais seulement Madamoiselle de Montigny, qui ne me hantait point, et Liancourt et Camille, qui ne dépendaient que du roi. Elle n’a point d’oreilles pour la vérité ni pour la raison, elle n’en veut point recevoir (fût pour être préoccupée du faux, ou pour complaire à ce fils que d’affection, de devoir, d’espérance et de crainte elle idolâtrait), et ne cesse de taxer, crier et menacer. Et [moi] lui disant que cette charité m’avait été prêtée par le roi, elle se met encore plus en colère, me voulant faire croire que c’était un sien valet de chambre qui, passant par là, m’y avait vue. Et voyant que cette couverture était grossière, et que je ne la recevais, et restais infiniment offensée du roi, cela la tourmentait et aigrissait davantage – ce qui était ouï de sa chambre toute pleine de gens. Sortant de là avec le dépit que l’on peut penser, je trouve en ma chambre le roi mon mari. «Eh bien, n’avez-vous pas trouvé ce que je vous avais dit?» Et me voyant si affligée: «Ne vous tourmentez pas de cela, dit-il. Liancourt et Camille se trouveront au coucher du roi, qui lui diront le tort qu’il vous a fait; et m’assure que demain, la reine votre mère sera bien empêchée à faire les accords.» Je lui dis: «Monsieur, j’ai reçu un affront trop public de cette calomnie pour pardonner à ceux qui me l’ont causé; mais toutes les injures ne me sont rien au prix du tort qu’on m’a voulu faire, me voulant procurer un si grand malheur de me vouloir mettre mal avec vous.» Il me répondit: «Il s’y est, Dieu merci, failli.» Je lui dis: «Oui, Dieu merci, et votre bon naturel. Mais de ce mal, si faut-il que nous en tirions un bien. Que ceci nous serve d’avertissement à l’un et à l’autre pour avoir l’œil ouvert à tous les artifices que le roi pourra faire pour nous mettre mal ensemble. Car il faut croire, puisqu’il a ce dessein, qu’il ne s’arrêtera pas à cettui-ci, et ne cessera qu’il n’ait rompu l’amitié de mon frère et de vous.» Sur cela, mon frère arriva, et les fis par nouveaux serments obliger à la continuation de leur amitié. Mais quel serment peut valoir en amour? Le lendemain matin, un banquier italien qui était serviteur de mon frère pria mondit frère, le roi mon mari et moi, et plusieurs autres princesses et dames, d’aller dîner en un beau jardin qu’il avait à la ville. Moi, ayant toujours gardé ce respect à la reine ma mère, tant que j’ai été auprès d’elle, fille ou mariée, de n’aller en un lieu sans lui en demander congé, je l’allai trouver en la salle, revenant de la messe, pour avoir sa permission pour aller à ce festin. Elle, me faisant un refus public, me dit que j’allasse où je voudrais, qu’elle ne s’en souciait pas. Si cet affront fut ressenti d’un courage comme le mien, je le laisse à juger à ceux qui, comme vous, ont connu mon humeur. Pendant que nous étions en ce festin, le roi, qui avait parlé à Liancourt et Camille, et à Madamoiselle de Montigny, connut l’erreur où la malice du gros Ruffé l’avait fait tomber; et ne se trouvant moins en peine à la rhabiller qu’il avait été prompt à la recevoir et à la publier, venant trouver la reine ma mère, lui confessa le vrai, et la pria de rhabiller cela en quelque façon que je ne lui demeurasse pas ennemie, craignant fort, parce qu’il me voyait avoir de l’entendement, que je ne m’en susse plus à propos revancher qu’il ne m’avait su offenser. Revenus que nous fûmes du festin, la prophétie du roi mon mari fut véritable. La reine ma mère m’envoya quérir en son cabinet de derrière, qui était proche de celui du roi, où elle me dit qu’elle avait su la vérité de tout, et que je lui avais dit vrai, qu’il n’était rien de tout ce que le valet de chambre qui lui avait fait ce rapport lui avait dit, que c’était un mauvais homme, qu’elle le chasserait. Et connaissant à ma mine que je ne recevais pas cette couverture, elle s’efforça par tous moyens de m’ôter l’opinion que ce fût le roi qui m’eût prêté cette charité. Et voyant qu’elle n’y avançait rien, le roi entra dans le cabinet, qui m’en fit force excuses, disant qu’on le lui avait fait accroire, et me faisant toutes les satisfactions et démonstrations d’amitié qui se pouvaient faire. Cela passé, après avoir demeuré quelque temps à Lyon, nous allâmes à Avignon. Le Guast, n’osant plus inventer de telles impostures et voyant que je ne lui donnais aucune prise en mes actions par la jalousie, pour me mettre mal avec le roi mon mari et ébranler l’amitié de mon frère et de lui, il se servit de l’autre voie, qui était de Madame de Sauve, la gagnant tellement qu’elle se gouvernait du tout par lui, et usant de ses instructions non moins pernicieuses que celles de la Célestine. En peu de temps, elle eût rendu l’amour de mon frère et du roi mon mari, auparavant tiède et lente comme celle de personnes si jeunes, en une telle extrémité, oubliant toute ambition, tout devoir et tout dessein, qu’ils n’avaient plus autre chose en l’esprit que la recherche de cette femme. Et en viennent à une si grande et véhémente jalousie l’un de l’autre, qu’encore qu’elle fût recherchée de Monsieur de Guise, du Guast, de Souvray et plusieurs autres, qui étaient tous plus aimés d’elle qu’eux, ils ne s’en souciaient pas, et ne craignaient ces deux beaux-frères que la recherche de l’un et de l’autre! Et cette femme, pour mieux jouer son jeu, persuade au roi mon mari que j’en étais jalouse, et que pour cette cause je tenais le parti de mon frère! Nous croyons aisément ce qui nous est dit par personnes que nous aimons… Il prend cette créance, il s’éloigne de moi, et s’en cache plus que de tout autre, ce que jusques alors il n’avait fait. Car, quoi qu’il en eût à la fantaisie, il m’en avait toujours parlé aussi librement qu’à une sœur, connaissant bien que je n’en étais aucunement jalouse, ne désirant que son contentement. Moi, voyant ce que j’avais le plus craint être advenu, qui était l’éloignement de sa bonne grâce, pour la privation de la franchise de quoi il avait usé jusques alors avec moi, et que la méfiance, qui prive de la familiarité, est le principe de la haine (soit entre parents ou amis), et connaissant d’ailleurs que, si je pouvais divertir mon frère de l’affection de Madame de Sauve, j’ôterais le fondement de l’artifice que Le Guast avait fabriqué à notre division et ruine susdite, à l’endroit de mon frère j’usai de tous les moyens que je pus pour l’en tirer – ce qui eût servi tout autre, qui n’eût eu l’âme fascinée par l’amour et la ruse de si fines personnes. Mon frère, qui en toutes choses ne croyait rien que moi, ne put jamais se regagner soi-même pour son salut et le mien, tant forts étaient les charmes de cette Circé, aidée de ce diabolique esprit du Guast; de façon qu’au lieu de tirer profit de mes paroles, il les redisait toutes à cette femme. Que peut-on celer à celui que l’on aime? Elle s’en animait contre moi et servait avec plus d’affection au dessein du Guast, et pour s’en venger disposait toujours davantage le roi mon mari à me haïr et s’étranger de moi, de sorte qu’il ne me parlait presque plus. Il revenait de chez elle fort tard, et pour l’empêcher de me voir elle lui commandait de se trouver au lever de la reine, où elle était sujette d’aller; et après, tout le jour, il ne bougeait plus d’avec elle. Mon frère ne rapportait moins de soin à la rechercher, elle leur faisant accroire à tous deux qu’ils étaient uniquement aimés d’elle – ce qui n’avançait moins leur jalousie et leur division que ma ruine. années 1575-1577 Nous fîmes un long séjour en Avignon, et un grand tour par la Bourgogne et la Champagne pour aller à Reims aux noces du roi, et de là venir à Paris, où les choses se comportèrent toujours de cette façon. La trame du Guast allait par ces moyens toujours s’avançant à notre division et ruine. Étant à Paris, mon frère approcha de lui Bussy, en faisant autant d’estime que sa valeur le méritait. Il était toujours auprès de mon frère, et par conséquent avec moi, mon frère et moi étant presque toujours ensemble, et ordonnant à tous ses serviteurs de ne m’honorer et rechercher moins que lui. Tous les honnêtes gens de sa suite accomplissaient cet agréable commandement avec tant de sujétion, qu’ils ne me rendaient moins de service qu’à lui. Votre tante, voyant cela, m’a souvent dit que cette belle union de mon frère et de moi lui faisait ressouvenir du temps de Monsieur d’Orléans mon oncle et de Madame de Savoie ma tante. Le Guast, qui était un potiron de ce temps, y donnant interprétation contraire, pense que la Fortune lui offrait un beau moyen pour se hâter à plus vite pas d’arriver au but de son dessein, et par le moyen de Madame de Sauve s’étant introduit en la bonne grâce du roi mon mari, tâche par toute voie lui persuader que Bussy me servait. Et voyant qu’il n’y avançait rien, [mon mari] étant assez averti par ses gens, qui étaient toujours avec moi, de mes déportements qui ne tendaient à rien de semblable, il s’adressa au roi, qu’il trouva plus facile à persuader, tant pour le peu de bien qu’il voulait à mon frère et à moi, notre amitié lui étant suspecte et odieuse, que pour la haine qu’il avait à Bussy, qui, l’ayant autrefois suivi, l’avait quitté pour se dédier à mon frère – acquisition qui accroissait autant la gloire de mon frère que l’envie de nos ennemis, pour n’y avoir en ce siècle-là, de son sexe et de sa qualité, rien de semblable en valeur, réputation, grâce et esprit. En quoi quelques-uns disaient que, s’il fallait croire la transmutation des âmes, comme quelques philosophes ont tenu, que sans doute celle de Ardelay, votre brave frère, animait le corps de Bussy. Par Le Guast le roi imbu de cela en parle à la reine ma mère, la conviant à en parler au roi mon mari, et tâchant de la mettre aux mêmes aigreurs qu’il l’avait mise à Lyon. Mais elle, voyant le peu d’apparence qu’il y avait, l’en rejeta, lui disant: «Je ne sais qui sont les brouillons qui vous mettent telles opinions en la fantaisie. Ma fille est malheureuse d’être venue en un tel siècle. De notre temps, nous parlions librement à tout le monde, et tous les honnêtes gens qui suivaient le roi votre père, Monsieur le dauphin et Monsieur d’Orléans vos oncles, étaient d’ordinaire à la chambre de Madame Marguerite votre tante, et de moi. Personne ne le trouvait étrange, comme aussi n’y avait-il pas de quoi. Bussy voit ma fille devant vous, devant son mari en sa chambre, devant tous les gens de son mari, et devant tout le monde; ce n’est pas à cachette ni à porte fermée. Bussy est personne de qualité, et le premier auprès de votre frère. Qu’y a-t-il à penser? En savez vous autre chose? Par une calomnie, à Lyon, vous me lui avez fait faire un affront très grand, duquel je crains bien qu’elle ne s’en ressente toute sa vie.» Le roi demeurant étonné lui dit: «Madame, je n’en parle qu’après les autres.» Elle répondit: «Qui sont ces autres, mon fils? Ce sont gens qui vous veulent mettre mal avec tous les vôtres.» Le roi s’en étant allé, elle me raconte le tout et me dit: «Vous êtes née d’un misérable temps.» Et appelant votre tante Madame de Dampierre, elle se mit à discourir avec elle de l’honnête liberté et des plaisirs qu’ils avaient en ce temps-là, sans être sujets comme nous à la médisance. Le Guast, voyant que sa mine était éventée et qu’elle n’avait pris feu de ce côté comme il désirait, s’adresse à certains gentilshommes qui suivaient lors le roi mon mari, qui jusques alors avaient été compagnons de Bussy en qualités et en charges, lesquels en particulier avaient quelque haine contre lui pour la jalousie que leur apportaient son avancement et sa gloire. Ceux-ci, joignant à cette envieuse haine un zèle inconsidéré au service de leur maître, ou, pour mieux dire, couvrant leur envie de ce prétexte, se résolurent un soir, sortant tard du coucher de son maître pour se retirer en son logis, de l’assassiner. Et comme les honnêtes gens qui étaient auprès de mon frère avaient accoutumé de l’accompagner, ils savaient qu’ils ne le trouveraient avec moins de quinze ou vingt honnêtes hommes et que, bien que pour la blessure qu’il avait au bras droit (depuis peu de jours qu’il s’était battu contre Saint-Phal), il ne portât point d’épée, que sa présence serait suffisante pour redoubler le courage à ceux qui étaient avec lui. Ce que redoutant, et voulant faire leur entreprise assurée, ils résolurent de l’attaquer avec deux ou trois cents hommes, le voile de la nuit couvrant la honte de tel assassinat. Le Guast, qui commandait au régiment des gardes, leur fournit des soldats; et se mettant en cinq ou six troupes en la plus prochaine rue de son logis, où il fallait qu’il passât, le chargent, éteignant les torches et flambeaux. Après une salve d’arquebusades et pistolétades qui eût suffit, non à attaquer une troupe de quinze ou vingt hommes, mais à défaire un régiment, ils viennent aux mains avec sa troupe, tâchant toujours, à l’obscurité de la nuit, à le remarquer pour ne le faillir, et le connaissant à une écharpe colombine où il portait son bras droit blessé – bien à propos pour eux, qui en eussent senti la force! Qui furent toutefois bien soutenus de cette petite troupe d’honnêtes gens qui étaient avec lui, à qui l’inopiné rencontre ni l’horreur de la nuit n’ôta le cœur ni le jugement, mais, faisant autant de preuve de leur valeur que de l’affection qu’ils avaient à leur ami, à force d’armes le passèrent jusques à son logis, sans perdre aucun de leur troupe qu’un gentilhomme qui avait été nourri avec lui, qui, ayant été blessé paravant à un bras, portait une écharpe colombine comme lui (mais toutefois bien différente, pour n’être enrichie comme celle de son maître). Toutefois, en l’obscurité de la nuit, ou le transport ou l’animosité de ces assassins qui avaient le mot de donner tous à l’écharpe colombine, fit que toute la troupe se jeta sur ce pauvre gentilhomme, pensant que ce fut Bussy, et le laissèrent pour mort en la rue. Un gentilhomme italien qui était à mon frère y étant blessé, de premier abord l’effroi l’ayant pris, s’en recourt tout sanglant dans le Louvre, et jusques à la chambre de mon frère qui était couché, criant que l’on assassinait Bussy. Mon frère soudain y voulut aller. De bonne fortune, je n’étais point encore couchée, et étais logée si près de mon frère que j’ouïs cet homme effrayé crier par les degrés cette épouvantable nouvelle, aussi tôt que lui. Soudain je cours en sa chambre pour l’empêcher de sortir, et envoyai supplier la reine ma mère d’y venir pour le retenir, voyant bien qu’en toutes autres occasions il me déférait beaucoup, mais que la juste douleur qu’il sentait l’emportait tellement hors de lui-même que, sans considération, il se fût précipité à tous dangers pour courre à la vengeance. Nous le retenons à toute peine, la reine ma mère lui représentant qu’il n’y avait nulle apparence de sortir seul comme il était pendant la nuit, que l’obscurité couvre toute méchanceté, que Le Guast était peut-être assez méchant d’avoir fait cette partie expressément pour le faire sortir mal à propos, afin de le faire tomber en quelque accident. Au désespoir qu’il était, ces paroles eussent eu peu de force; mais elle, y usant de son autorité, l’arrêta et commanda aux portes qu’on ne le laissât sortir, prenant la peine de demeurer avec lui jusques à ce qu’il sût la vérité de tout. Bussy, que Dieu avait garanti miraculeusement de ce danger, ne s’étant troublé pour cet hasard, son âme n’étant pas susceptible de la peur, étant né pour être la terreur de ses ennemis, la gloire de son maître et l’espérance de ses amis, entré qu’il fut à son logis, soudain il se souvint de la peine en quoi serait son maître si la nouvelle de ce rencontre était portée jusques à lui incertainement. Et craignant que cela l’eût fait jeter dans les filets de ses ennemis, comme sans doute il eût fait si la reine ma mère ne l’en eût empêché, il envoie soudain un des siens, qui apporta la nouvelle à mon frère de la vérité de tout. Et le jour étant venu, Bussy, sans crainte de ses ennemis, revient dans le Louvre avec la façon aussi brave et aussi joyeuse que si cet attentat lui eût été un tournoi pour plaisir. Mon frère, aussi aise de le revoir que plein de dépit et de vengeance, témoigne assez comme il ressent l’offense qui lui a été faite, de l’avoir voulu priver du plus digne et plus brave serviteur que prince de sa qualité eût jamais, connaissant bien que Le Guast s’attaquait à Bussy pour ne s’oser prendre de premier abord à lui-même. La reine ma mère, la plus prudente et avisée princesse qui ait jamais été, connaissant de quel poids étaient tels effets, et prévoyant qu’ils pourraient enfin mettre ses deux enfants mal ensemble, conseille à mon frère que, pour lever tel prétexte, il fît que pour un temps Bussy s’éloignât de la Cour. À quoi mon frère consentit par la prière que je lui en fis, voyant bien que, s’il demeurait, Le Guast le mettrait toujours en jeu et le ferait servir de couverture à son pernicieux dessein, qui était de maintenir mon frère et le roi mon mari mal ensemble, comme il les y avait mis par les artifices susdits. Bussy, qui n’avait autre volonté que celle de son maître, partit accompagné de la plus grande noblesse qui fût à la Cour, qui suivait mon frère. Ce sujet étant ôté au Guast, et voyant que le roi mon mari ayant eu en ce même temps, en une nuit, une fort grande faiblesse, en laquelle il demeura évanoui l’espace d’une heure (qui lui venait, comme je crois, d’excès qu’il avait faits avec les femmes, car je ne l’y avais jamais vu sujet), en laquelle je l’avais servi et assisté comme le devoir me le commandait (de quoi il restait si content de moi qu’il s’en louait à tout le monde, disant que, sans que je m’en étais aperçue et avais soudain couru à le secourir et appeler mes femmes et ses gens, qu’il était mort; qu’à cette cause il m’en faisait beaucoup meilleure chère; et que depuis, l’amitié de lui et de mon frère commençait à se renouer, estimant toujours que j’en étais la cause et que je leur étais, comme l’on voit en toutes choses naturelles mais plus apparemment [encore] aux serpents coupés, un certain baume naturel qui réunit et rejoint les parties séparées), [Le Guast donc,] poursuivant toujours la pointe de son premier et pernicieux dessein, et recherchant de fabriquer quelque nouvelle invention pour nous rebrouiller le roi mon mari et moi, met à la tête du roi, qui depuis peu de jours avait ôté (par le même artifice du Guast) à la reine, sa sacrée princesse, très vertueuse et bonne, une fille qu’elle aimait fort et qui avait été nourrie avec elle, nommée Changy, qu’il devait faire que le roi mon mari m’en fît de même, m’ôtant celle que j’aimais le plus, nommée Thorigny – sans en amener autre raison, sinon qu’il ne fallait point laisser auprès des jeunes princesses des filles en qui elles eussent si particulière amitié. Le roi, persuadé de ce mauvais homme, en parle plusieurs fois à mon mari, qui lui répond qu’il savait bien qu’il me ferait un cruel déplaisir: si j’aimais Thorigny, j’en avais occasion; qu’outre ce qu’elle avait été nourrie avec la reine d’Espagne ma sœur, et avec moi depuis mon enfance, qu’elle avait beaucoup d’entendement, et que même elle l’avait fort servi en sa captivité du bois de Vincennes; qu’il serait ingrat s’il ne s’en ressouvenait; et qu’il avait autrefois vu que Sa Majesté en faisait grand état. Plusieurs fois, il s’en défendit de cette façon. Mais enfin, Le Guast persistant toujours à pousser le roi, et jusques à lui faire dire au roi mon mari qu’il ne l’aimerait jamais si dans le lendemain il ne m’avait fait ôter Thorigny, il fut contraint – à son grand regret, comme depuis il me l’a avoué – m’en prier et me le commander. Ce qui me fut si aigre, que je ne me pus empêcher lui témoigner par mes larmes combien j’en recevais de déplaisir, lui remontrant que ce qui m’en affligeait le plus n’était point l’éloignement de la présence d’une personne qui, depuis mon enfance, s’était toujours rendue sujette et utile auprès de moi, mais que, [chacun] sachant comme je l’aimais, je n’ignorais pas combien son partement si précipité porterait de préjudice à ma réputation. Ne pouvant recevoir ces raisons, pour la promesse qu’il avait faite au roi de me faire ce déplaisir, elle partit le jour même, se retirant chez un sien cousin, nommé Monsieur Chastelas. Je restai si offensée de cette indignité – à la suite de tant d’autres – que, ne pouvant plus résister à la juste douleur que je ressentais (qui, bannissant toute prudence de moi, m’abandonnait à l’ennui), je ne me pus plus forcer à rechercher le roi mon mari. De sorte que, Le Guast et Madame de Sauve d’un côté l’étrangeant de moi, et moi m’éloignant aussi, nous ne couchions plus ni ne parlions plus ensemble. Quelques jours après, quelques bons serviteurs du roi mon mari lui ayant fait connaître l’artifice [par le moyen] duquel on le menait à sa ruine (le mettant mal avec mon frère et moi pour le séparer de ceux de qui il devait espérer le plus d’appui, pour après le laisser là et ne tenir compte de lui – comme le roi commençait à n’en faire pas grand état et à le mépriser), ils le firent parler à mon frère, qui, depuis le partement de Bussy, n’avait pas amendé sa condition. Car Le Guast, tous les jours, lui faisait recevoir quelques nouvelles indignités. Et connaissant qu’ils étaient tous deux en même prédicament à la Cour, aussi défavorisés l’un que l’autre, que Le Guast seul gouvernait le monde, qu’il fallait qu’ils mendiassent de lui ce qu’ils voulaient obtenir auprès du roi, que s’ils demandaient quelque chose ils étaient refusés avec mépris, [que] si quelqu’un se rendait leur serviteur il était aussitôt ruiné et attaqué de mille querelles que l’on lui suscitait, ils se résolurent, voyant que leur division était leur ruine, de se réunir et se retirer de la Cour, pour, ayant ensemble leurs serviteurs et amis, demander au roi une condition et un traitement digne de leur qualité – mon frère n’ayant eu jusques alors son apanage et s’entretenant seulement de certaines pensions mal assignées qui venaient seulement quand il plaisait au Guast, et le roi mon mari ne jouissait nullement de son gouvernement de Guyenne, ne lui étant permis d’y aller, ni en aucune de ses terres. Cette résolution étant prise entre eux, mon frère m’en parla, me disant qu’à cette heure ils étaient bien ensemble, et qu’il désirait que nous fussions bien, le roi mon mari et moi, et qu’il me priait d’oublier tout ce qui s’était passé; que le roi mon mari lui avait dit qu’il en avait un extrême regret, et qu’il connaissait bien que nos ennemis avaient été plus fins que nous, mais qu’il se résolvait de m’aimer et de me donner plus de contentement de lui. Il me priait aussi, de mon côté, de l’aimer et de l’assister en ses affaires en son absence (ayant pris résolution tous deux ensemble que mon frère partirait le premier, se dérobant dans un carrosse comme il pourrait, et qu’à quelques jours de là le roi mon mari, feignant d’aller à la chasse, le suivrait), regrettant beaucoup qu’ils ne me pussent emmener avec eux, toutefois s’assurant qu’on ne m’oserait faire déplaisir, les sachant dehors. Aussi, qu’ils feraient bientôt paraître que leur intention n’était point de troubler la France, mais seulement d’établir une condition digne de leur qualité et se mettre en sûreté. Car, parmi ces traverses, ils n’étaient pas sans crainte de leur vie, fût ou que véritablement ils fussent en danger, ou que ceux qui désiraient la division et ruine de notre Maison pour s’en prévaloir leur fissent donner des alarmes par les continuels avertissements qu’ils en recevaient. Le soir venu, peu avant le souper du roi, mon frère changeant de manteau et le mettant autour du nez, sort, seulement suivi d’un des siens, qui n’était pas reconnu, et s’en va à pied jusques à la porte de Saint-Honoré, où il trouve Simier avec le carrosse d’une dame, qu’il avait emprunté pour cet effet, dans lequel il se mit, et va jusques à quelque maison à un quart de lieue de Paris, où il trouva des chevaux qui l’attendaient, sur lesquels montant, à quelques lieues de là il trouva deux ou trois cent chevaux de ses serviteurs, qui l’attendaient au rendez-vous qu’il leur avait donné. L’on ne s’aperçoit point de son partement que sur les neuf heures du soir. Le roi et la reine ma mère me demandèrent pourquoi il n’avait point soupé avec eux, et s’il était malade. Je leur dis que je ne l’avais point vu depuis l’après-dînée. Ils envoyèrent en sa chambre voir ce qu’il faisait. On leur vint dire qu’il n’y était pas. Ils disent qu’on le cherche par les chambres des dames où il avait accoutumé d’aller. On cherche par le château, on cherche par la ville, on ne le trouve point. À cette heure l’alarme s’échauffe. Le roi se met en colère, se courrouce, menace, envoie quérir tous les princes et seigneurs de la Cour, leur commande de monter à cheval et le lui ramener vif ou mort, disant qu’il s’en va troubler son État pour lui faire la guerre, et qu’il lui fera connaître la folie qu’il faisait de s’attaquer à un roi si puissant que lui. Plusieurs de ces princes et seigneurs refusent cette commission, remontrant au roi de quelle importance elle était: qu’ils voudraient apporter leur vie en ce qui serait du service du roi, comme ils savaient être de leur devoir, mais d’aller contre Monsieur son frère, ils savaient bien que le roi leur en saurait un jour mauvais gré; et qu’il s’assurât que mon frère n’entreprendrait rien qui pût déplaire à Sa Majesté, ni qui pût nuire à son État; que peut-être c’était un mécontentement qui l’avait convié à s’éloigner de la Cour; qu’il leur semblait que le roi devait envoyer devers lui pour s’informer de l’occasion qui l’avait mu à partir, avant [de] prendre résolution à toute rigueur comme celle-ci. Quelques autres acceptèrent et se préparèrent pour monter à cheval. Ils ne purent faire telle diligence qu’ils pussent partir plus tôt que sur le point du jour, qui fut cause qu’ils ne trouvèrent point mon frère et furent contraints de revenir, pour n’être pas en équipage de guerre. Le roi, pour ce départ, ne montra pas meilleur visage au roi mon mari, mais, en faisant aussi peu d’état qu’à l’accoutumée, le tenait toujours de même façon; ce qui le confirmait en la résolution qu’il avait prise avec mon frère. De sorte que peu de jours après il partit, feignant d’aller à la chasse. Moi, le lendemain du département de mon frère, les pleurs qui m’avaient accompagnée toute la nuit m’émurent un si grand rhume sur la moitié du visage, que j’en fus, avec une grosse fièvre, arrêtée dans le lit pour quelques jours, fort malade et avec beaucoup de douleurs. Durant laquelle maladie le roi mon mari, ou qu’il fût occupé à disposer de son partement, ou qu’ayant à laisser bientôt la Cour il voulût donner ce peu de temps qu’il avait à y être à la seule volupté de jouir de la présence de sa maîtresse Madame de Sauve, ne put avoir le loisir de me venir voir en ma chambre; et revenant pour se retirer, à l’accoutumée, à une ou deux heures après minuit, couchant en deux lits comme nous faisions toujours, je ne l’entendais point venir; et se levant avant que je fusse éveillée pour se trouver, comme j’ai dit ci-devant, au lever de la reine ma mère, où Madame de Sauve allait, il ne se souvenait point de parler à moi comme il avait promis à mon frère, et partit de cette façon sans me dire adieu. Je ne laissai pas de demeurer soupçonnée du roi que j’étais la seule cause de ce partement. Et jetant feu contre moi, s’il n’eût été retenu de la reine ma mère, sa colère, je crois, lui eût fait exécuter contre ma vie quelque cruauté. Mais, étant retenu par elle, et n’osant faire pis, soudain il dit à la reine ma mère que pour le moins il me fallait donner des gardes, pour empêcher que je ne suivisse le roi mon mari, et aussi pour engarder que personne ne communiquât avec moi, afin que je ne les avertisse de ce qui se passait à la Cour. La reine ma mère, voulant faire toutes choses avec douceur, lui dit qu’elle le trouverait bon aussi – étant bien aise d’avoir pu rabattre jusque là la violence du premier mouvement de sa colère –, mais qu’elle me viendrait trouver pour me disposer à ne trouver si rude ce traitement-là; que ces aigreurs ne demeureraient toujours en ces termes; que toutes les choses du monde avaient deux faces, que cette première, qui était triste et affreuse, étant tournée, quand nous viendrons à voir la seconde, plus agréable et plus tranquille, à nouveaux événements on prendrait nouveau conseil; que lors, peut-être, l’on aurait besoin de se servir de moi; que, comme la prudence conseillait de vivre avec ses amis comme devant un jour être ses ennemis, pour ne leur confier rien de trop, qu’aussi l’amitié venant à se rompre et pouvant nuire, elle ordonnait d’user de ses ennemis comme pouvant être un jour amis. Ces remontrances empêchèrent bien le roi de me faire, à moi, ce qu’il eût bien voulu. Mais Le Guast, lui donnant invention de décharger ailleurs sa colère, fit que soudain, pour me faire le plus cruel déplaisir qui se pouvait imaginer, il envoya des gens à la maison de Chastelas, cousin de Thorigny, pour, sous ombre de la prendre pour l’amener au roi, la noyer en une rivière qui était près de là. Eux arrivés, Chastelas les laisse librement entrer dans la maison, ne se doutant de rien. Eux soudain se voyant dedans les plus forts, usant avec autant d’indiscrétion que d’impudence de la ruineuse charge qui leur avait été donnée, prennent Thorigny, la lient, l’enferment dans une chambre, attendant de partir que leurs chevaux eussent repu, [et] cependant usant à la française sans se garder de rien, se gorgeant jusques à crever de tout ce qui était de meilleur en cette maison (Chastelas, qui était homme avisé, n’étant pas marri qu’aux dépens de son bien on pût gagner ce temps pour retarder le partement de sa cousine, espérant que qui a temps a vie, et que Dieu peut-être changerait le cœur du roi, qui contre-manderait ces gens ici pour ne me vouloir si aigrement offenser, n’osant ledit Chastelas entreprendre par autre voie de les empêcher, bien qu’il avait des amis assez pour le faire). Mais Dieu, qui a toujours regardé mon affliction, pour me garantir du danger et déplaisir que mes ennemis me pourchassaient, plus à propos que moi-même ne lui eusse pu requérir quand j’eusse su cette entreprise que j’ignorais, prépara un inespéré secours pour délivrer Thorigny des mains de ces scélérats, qui fut tel que, quelques valets et chambrières s’en étant fuis, pour la crainte de ces satellites qui battaient et frappaient là-dedans comme en maison de pillage, étant à un quart de lieue de la maison, Dieu guida par là La Ferté et Avantigny avec leurs troupes (qui étaient bien deux cents chevaux, qui s’en allaient joindre à l’armée de mon frère), et fait que La Ferté reconnut parmi cette troupe de paysans un homme éploré qui était à Chastelas; et lui demande ce qu’il avait, s’il y avait là quelques gens d’armes qui leur eussent fait quelque tort. Le valet lui répond que non, et que la cause qui les rendait ainsi tourmentés était l’extrémité en quoi il avait laissé son maître, pour la prise de sa cousine. Soudain, La Ferté et Avantigny se résolurent de me faire ce bon office de délivrer Thorigny, louant Dieu de leur avoir offert une si belle occasion de me pouvoir témoigner l’affection qu’ils m’avaient toujours eue. Et hâtant le pas, eux et toutes leurs troupes arrivent si à propos à la maison dudit Chastelas, qu’ils trouvent ces scélérats sur le point qu’ils voulaient mettre Thorigny sur un cheval pour l’emmener noyer, entrent tous à cheval, l’épée au poing, dans la court, criant: «Arrêtez-vous, bourreaux! Si vous lui faites mal, vous êtes morts!» Et commençant à les charger, [et] eux à fuir, ils laissèrent leur prisonnière aussi transportée de joie que transie de frayeur. Et après avoir rendu grâces à Dieu et à eux d’un si salutaire et nécessaire secours, faisant apprêter le chariot de sa cousine de Chastelas, elle s’en va, accompagnée de sondit cousin, avec l’escorte de ces honnêtes gens, trouver mon frère; qui fut très aise, ne me pouvant avoir auprès de lui, d’y avoir personne que j’aimasse comme elle. Elle y fut tant que le danger dura, traitée et respectée comme si elle eût été auprès de moi. Pendant que le roi faisait cette belle dépêche pour sacrifier Thorigny à son ire, la reine ma mère, qui n’en savait rien, m’était venue trouver en ma chambre que je m’habillais encore, faisant état, bien que je fusse encore mal de mon rhume – mais plus malade en l’âme qu’au corps de l’ennui qui me possédait – de sortir de ce jour-là de ma chambre pour voir un peu le cours du monde sur ces nouveaux accidents, étant toujours en peine de ce qu’on entreprendrait contre mon frère et le roi mon mari. Elle me dit: «Ma fille, vous n’avez que faire de vous hâter de vous habiller. Ne vous fâchez point, je vous prie, de ce que j’ai à vous dire. Vous avez de l’entendement. Je m’assure que ne trouverez point étrange que le roi se sente offensé contre votre frère et votre mari, et que, sachant l’amitié qui est entre vous, il craint que vous sachiez leur partement, et est résolu de vous tenir pour otage de leurs déportements. Il sait combien votre mari vous aime, et ne peut avoir un meilleur gage de lui que vous. Pour cette cause il a commandé que l’on vous mît des gardes, pour empêcher que vous ne sortiez de votre chambre. Aussi, que ceux de son conseil lui ont représenté que si vous étiez libre parmi nous, vous découvririez tout ce qui se délibérerait contre votre frère et contre votre mari et les en avertiriez. Je vous prie ne le trouver mauvais; ceci, si Dieu plaît, ne durera guère. Ne vous fâchez point aussi si je n’ose si souvent vous venir voir, car je craindrais d’en donner soupçon au roi; mais assurez-vous que je ne permettrai point qu’il vous soit fait aucun déplaisir, et que je ferai tout ce que je pourrai pour mettre la paix entre vos frères.» Je lui représentai combien était grande l’indignité qu’on me faisait en cela. Je ne voulais pas désavouer que mon frère m’avait toujours librement communiqué tous ses justes mécontentements; mais pour le roi mon mari, depuis qu’il m’avait ôté Thorigny, nous n’avions point parlé ensemble; que même il ne m’avait point vue en ma maladie, et ne m’avait point dit adieu. Elle me répond: «Ce sont petites querelles de mari à femme; mais on sait bien qu’avec douces lettres il vous regagnera le cœur, et que, s’il vous mande l’aller trouver, vous y irez, ce que le roi mon fils ne veut pas.» Elle s’en retournant, je demeure en cet état quelques mois, sans que personne, ni [même] mes plus privés amis, m’osassent venir voir, craignant de se ruiner. À la Cour, l’adversité est toujours seule, comme la prospérité est accompagnée; et la persécution est la coupelle des vrais et entiers amis. Le seul brave Grillon est celui qui, méprisant toutes défenses et toutes défaveurs, vint cinq ou six fois en ma chambre, étonnant tellement de crainte les cerbères que l’on avait mis à ma porte, qu’ils n’osèrent jamais le dire, ni lui refuser le passage. Durant ce temps-là, le roi mon mari étant arrivé en son gouvernement et ayant joint ses serviteurs et amis, chacun lui remontra le tort qu’il avait d’être parti sans me dire adieu, lui représentant que j’avais de l’entendement pour le pouvoir servir, et qu’il fallait qu’il me regagnât, qu’il retirerait beaucoup d’utilité de mon amitié et de ma présence lorsque, les choses étant pacifiées, il me pourrait avoir auprès de lui. Il fut aisé à persuader en cela, étant éloigné de sa Circé, Madame de Sauve, ses charmes ayant perdu par l’absence leur force, ce qui lui rendait sa raison pour reconnaître clairement les artifices de nos ennemis, et que la division qu’ils avaient trouvée entre nous ne lui procurait moins de ruine qu’à moi. Il m’écrivit une très honnête lettre, où il me priait d’oublier tout ce qui s’était passé entre nous, et croire qu’il me voulait aimer, et me le faire paraître plus qu’il n’avait jamais fait, me commandant aussi le tenir averti de l’état des affaires qui se passaient où j’étais, de mon état, et de celui de mon frère – car ils étaient éloignés, bien qu’unis d’intelligence, mon frère étant vers la Champagne et le roi mon mari en Gascogne. Je reçus cette lettre étant encore captive, qui m’apporta beaucoup de consolation et soulagement, et ne manquai depuis, bien que les gardes eussent charge de ne me laisser écrire, aidée de la nécessité, mère de l’invention, de lui faire souvent tenir de mes lettres. Quelques jours après que je fus arrêtée, mon frère sut ma captivité, qui l’aigrit tellement que, s’il n’eût eu l’affection de sa patrie dans le cœur autant enracinée comme il avait de part et d’intérêt à cet État, il eût fait une si cruelle guerre (comme il en avait le moyen, ayant lors une belle armée), que le peuple eût porté la peine des effets de leur prince. Mais retenu, pour le devoir, de cette naturelle affection, il écrivit à la reine ma mère que si l’on me traitait ainsi, que l’on le mettrait au dernier désespoir. Elle, craignant de voir venir les aigreurs de cette guerre à cette extrémité qu’elle n’eût le moyen de la pacifier, remontre au roi de quelle importance cette guerre lui était, [et] trouva lors le roi disposé à recevoir ses raisons, son ire étant modérée par la connaissance du péril où il se voyait, étant attaqué en Gascogne, Dauphiné, Languedoc, Poitou, et du roi mon mari, et des huguenots qui tenaient plusieurs belles places, et de mon frère en Champagne qui avait une grosse armée, composée de la plus brave et gaillarde noblesse qui fût en France; et n’ayant pu, depuis le départ de mon frère, par prières, commandements ni menaces, faire monter personne à cheval contre mon frère, tous les princes et seigneurs de France redoutant sagement de mettre le doigt entre deux pierres. Tout ce considéré, le roi prête l’oreille aux remontrances de la reine ma mère, et se rend non moins qu’elle désireux de faire une paix, la priant de s’y employer et d’en trouver le moyen. Elle soudain se dispose d’aller trouver mon frère, représentant au roi qu’il était nécessaire qu’elle m’y menât; mais le roi n’y voulut consentir, estimant que je lui servirais d’un grand otage. Elle donc s’en va sans moi et sans m’en parler. Et mon frère, voyant que je n’y étais pas, lui représenta le juste mécontentement qu’il avait, et les indignités et mauvais traitements qu’il avait reçus à la Cour, y joignant celui de l’injure qu’on m’avait faite, m’ayant retenue captive, et de la cruauté que, pour m’offenser, on avait voulu faire à Thorigny, disant qu’il n’écouterait jamais nulle ouverture de paix que le tort que l’on m’avait fait ne fût réparé, et qu’il ne me vît satisfaite et en liberté. La reine ma mère, voyant cette réponse, revint et représenta au roi la réponse de mon frère; qu’il était nécessaire, s’il voulait une paix, qu’elle y retournât, mais que d’y aller sans moi, son voyage serait encore inutile et croîtrait plutôt le mal que de le diminuer; qu’aussi, de m’y mener sans m’avoir premier contentée, que j’y nuirais plutôt que d’y servir, et que même il serait à craindre qu’elle eût peine à me ramener, et que je voulusse aller trouver mon mari; il fallait m’ôter les gardes, et trouver moyen de me faire oublier le traitement qu’on m’avait fait. Ce que le roi trouve bon, et s’y affectionne autant qu’elle. Soudain elle m’envoie quérir, me disant qu’elle avait tant fait qu’elle avait disposé les choses à la voie d’une paix; que c’était le bien de cet État; qu’elle savait que mon frère et moi avions toujours désiré qu’il se pût faire une paix si avantageuse pour mon frère, qu’il aurait occasion de rester content et hors de la tyrannie du Guast (et de tous autres tels malicieux qui pourraient posséder le roi); qu’outre, tenant la main à faire un bon accord entre le roi et mon frère, je la délivrerais d’un mortel ennui qui la posséderait, se trouvant en tel état qu’elle ne pouvait, sans mortelle offense, recevoir la nouvelle de la victoire de l’un ou de l’autre de ses fils; qu’elle me priait que l’injure que j’avais reçue ne me fît désirer plutôt la vengeance que la paix; que le roi en était marri, qu’elle l’en avait vu pleurer, et qu’il m’en ferait telle satisfaction que j’en resterais contente. Je lui répondis que je ne préférerais jamais mon bien particulier au bien de mes frères et de cet État, pour le repos et contentement duquel je me voudrais sacrifier, que je ne souhaitais rien tant qu’une bonne paix, et que j’y voudrais servir de tout mon pouvoir. Le roi entre sur cela en son cabinet, qui avec une infinité de belles paroles tâche à me rendre satisfaite, me conviant à une amitié, voyant que mes façons ni mes paroles ne démontraient aucun ressentiment de l’injure que j’avais reçue; ce que je faisais plus pour le mépris de l’offense que pour satisfaction, ayant passé le temps de ma captivité au plaisir de la lecture, où je commençai lors à me plaire, n’ayant cette obligation à la Fortune, mais plutôt à la Providence divine, qui dès lors commença à me produire un si bon remède pour le soulagement des ennuis qui m’étaient préparés à l’avenir. Ce qui m’était aussi un acheminement à la dévotion, lisant en ce beau livre universel de la Nature tant de merveilles de son Créateur, que toute âme bien née, faisant de cette connaissance une échelle de laquelle Dieu est le dernier et le plus haut échelon, ravie, se dresse à l’adoration de cette merveilleuse lumière, splendeur de cette incompréhensible essence, et faisant un cercle parfait ne se plaît plus à autre chose qu’à suivre cette chaîne d’Homère, cette agréable encyclopédie, qui part de Dieu, [et] retourne à Dieu même, principe et fin de toutes choses. Et la tristesse, contraire à la joie qui emporte hors de nous les pensées de nos actions, réveille notre âme en soi-même, qui, rassemblant toutes ses forces pour rejeter le Mal et chercher le Bien, pense et repense sans cesse pour choisir ce souverain bien, auquel pour assurance elle puisse trouver quelque tranquillité. Qui sont de belles dispositions pour venir à la connaissance et amour de Dieu. Je reçus ces deux biens de la tristesse et de la solitude à ma première captivité, de me plaire à l’étude et m’adonner à la dévotion, biens que je n’eusse jamais goûtés entre les vanités et magnificences de ma prospère fortune. Le roi, comme j’ai dit, ne voyant en moi nulle apparence de mécontentement, me dit que la reine ma mère s’en allait trouver mon frère en Champagne pour traiter une paix, qu’il me priait de l’accompagner et y apporter tous les bons offices que je pourrais, et qu’il savait que mon frère avait plus de créance en moi que [en] tout autre; que de ce qui viendrait de bien en cela, il m’en donnerait l’honneur et m’en resterait obligé. Je lui promis ce que je voulais faire (car c’était le bien de mon frère et celui de l’État), qui était de m’y employer en sorte qu’il en resterait content. La reine ma mère part, et moi avec elle, pour aller à Sens, la conférence se devant faire en la maison d’un gentilhomme à une lieue de là. Le lendemain, nous allâmes au lieu de la conférence. Mon frère s’y trouva, accompagné de quelqu’une de ses troupes, et des principaux seigneurs et princes catholiques et huguenots de son armée, entre lesquels étaient le duc Casimir et le colonel Poné, qui lui avaient amené six mille reîtres par le moyen de ceux de la Religion qui s’étaient joints avec mon frère, à cause du roi mon mari. L’on traita là par plusieurs jours les conditions de la paix, y ayant plusieurs disputes sur les articles, principalement sur ceux qui concernaient ceux de la Religion, auxquels on accorda des conditions plus avantageuses qu’on n’avait envie de leur tenir, comme il parut bien depuis – le faisant la reine ma mère seulement pour avoir la paix, renvoyer les reîtres, et retirer mon frère d’avec eux (qui n’avait moins de désir de s’en séparer, pour avoir toujours été très catholique et ne s’être servi des huguenots que par nécessité). En cette paix, il fut donné partage à mon frère selon sa qualité, à quoi mon frère voulait que je fusse comprise, me faisant lors établir l’assignat de mon dot en terres; et Monsieur de Beauvais, qui était député pour son parti, y insistait fort pour moi. Mais la reine ma mère me pria que je ne le permisse, et qu’elle m’assurait que j’aurais du roi ce que je lui demanderais; ce qui me fit les prier de ne m’y comprendre, et que j’aimais mieux avoir de gré ce que j’aurais du roi et de la reine ma mère, estimant qu’il me serait plus assuré. La paix étant conclue, les assurances prises d’une part et d’autre, la reine ma mère se disposant à s’en retourner, je reçus lettres du roi mon mari par lesquelles il me faisait paraître qu’il avait beaucoup de désir de me voir, me priant, soudain que je verrais la paix faite, de demander mon congé pour le venir trouver. J’en suppliai la reine ma mère. Elle me rejette cela et par toutes sortes de persuasions tâche de m’en divertir, me disant que, lorsqu’après la Saint-Barthélemy je ne voulus recevoir la proposition qu’elle me fit de me séparer de notre mariage, qu’elle loua lors mon intention parce qu’il s’était fait catholique; mais qu’à cette heure qu’il avait quitté la religion catholique et qu’il s’était fait huguenot, elle ne pouvait permettre que j’y allasse. Et voyant que j’insistais toujours pour avoir mon congé, elle, avec la larme à l’œil, me dit que si je ne revenais avec elle, que je la ruinerais; que le roi croirait qu’elle me l’eût fait faire, et qu’elle lui avait promis de me ramener, et qu’elle ferait que j’y demeurerais jusques à ce que mon frère y fût; qu’il y viendrait bientôt, et que soudain après, elle me ferait donner mon congé. Nous nous en retournâmes à Paris trouver le roi, qui nous reçut avec beaucoup de contentement d’avoir la paix, mais toutefois agréant peu les avantageuses conditions des huguenots, se délibérant bien, soudain qu’il aurait mon frère à la Cour, de trouver une invention pour rentrer en la guerre contre lesdits huguenots, pour ne les laisser jouir de ce qu’à regret et par force on leur avait accordé, seulement pour en retirer mon frère. Lequel demeura [sur place] un mois ou deux, pour donner ordre à renvoyer les reîtres et licencier le reste de son armée. Il arrive après à la Cour, avec toute la noblesse catholique qui l’avait assisté. Le roi le reçut avec honneur, montrant avoir beaucoup de contentement de le revoir, et fit bonne chère à Bussy, qui y était. Car Le Guast lors était mort, ayant été tué par un jugement de Dieu pendant qu’il suait à une diète – comme aussi c’était un corps gâté de toutes sortes de vilenies, qui fut donné à la pourriture qui dès longtemps le possédait, et son âme aux démons, à qui il avait fait hommage par magie et toutes sortes de méchancetés. Ce fusil de haine et de division étant ôté du monde, et le roi n’ayant son esprit bandé qu’à la ruine des huguenots, se voulant servir de mon frère contre eux pour rendre mon frère et eux irréconciliables, et craignant qu’à cette raison j’allasse trouver le roi mon mari, [il] nous faisait à l’un et à l’autre toutes sortes de caresses et de bonne chère pour nous faire plaire à la Cour. Et voyant qu’en ce même temps Monsieur de Duras était arrivé de la part du roi mon mari pour me venir quérir, et que je pressais fort de me laisser aller, qu’il n’y avait plus lieu de me refuser, il me dit (montrant que c’était l’amitié qu’il me portait et la connaissance qu’il avait de l’ornement que je donnais à la Cour qui faisait qu’il ne pouvait permettre que je m’en éloignasse que le plus tard qu’il pourrait) qu’il me voulait conduire jusques à Poitiers, et renvoya Monsieur de Duras avec cette assurance. [Cependant] il demeure quelques jours à partir de Paris, retardant à me refuser ouvertement mon congé qu’il eût toutes choses prêtes pour pouvoir déclarer la guerre (comme il l’avait desseigné) aux huguenots, et par conséquent au roi mon mari. Et pour y trouver un prétexte, on fait courir le bruit que les catholiques se plaignent des avantageuses conditions que l’on avait accordées aux huguenots à la Paix de Sens. Ce murmure et mécontentement des catholiques passe si avant qu’ils viennent à se liguer, à la Cour, par les provinces et par les villes, s’enrôlant et signant, et faisant grand bruit – tacitement du su du roi –, montrant vouloir élire Messieurs de Guise. Il ne se parle d’autre chose à la Cour depuis Paris jusques à Blois, où le roi avait fait convoquer les États, pendant l’ouverture desquels le roi appela mon frère en son cabinet, avec la reine ma mère et quelques-uns de Messieurs de son conseil. Il lui représente de quelle importance était pour son État et pour son autorité la Ligue que les catholiques commençaient, même s’ils venaient à se faire des chefs, et qu’ils élussent ceux de Guise; qu’il y allait du leur plus que de tout autre, entendant de mon frère et de lui; que les catholiques avaient raison de se plaindre, et que son devoir et sa conscience l’obligeaient à mécontenter plutôt les huguenots que les catholiques; qu’il priait et conjurait mon frère, comme fils de France et bon catholique qu’il était, de le vouloir conseiller et assister en cette affaire, où il y allait du hasard de sa couronne et de la religion catholique. Ajoutant à cela qu’il lui semblait que, pour couper chemin à cette dangereuse Ligue, que lui-même s’en devait faire le chef, et pour montrer combien il avait de zèle à sa religion et les empêcher d’élire d’autres chefs, la signer le premier comme chef, et la faire signer à mon frère, et à tous les princes et seigneurs, gouverneurs et autres ayants charges en son royaume. Mon frère ne put lors que lui offrir le service qu’il devait à Sa Majesté et à la conservation de la religion catholique. Le roi, ayant pris assurance de l’assistance de mon frère en cette occasion – qui était la principale fin où tendait l’artifice de cette Ligue –, soudain fait appeler tous les princes et seigneurs de sa Cour, se fait apporter le rôle de ladite Ligue, s’y signe le premier comme chef, et y fait signer mon frère et tous les autres qui n’y avaient encore signé. Le lendemain ils ouvrent les États, ayant pris l’avis de Messieurs les évêques de Lyon, d’Ambrun et de Vienne, et des autres prélats qui étaient à la Cour; qui lui persuadèrent qu’après le serment qu’il avait fait à son sacre, nul serment qu’il pût faire aux hérétiques ne pouvait être valable, ledit serment de son sacre l’affranchissant de toutes les promesses qu’il avait pu faire aux huguenots. Ce qu’ayant prononcé à l’ouverture des États, et ayant déclaré la guerre aux huguenots, il renvoya Génissac, le huguenot qui depuis peu de jours était là de la part du roi mon mari pour avancer mon partement, avec paroles rudes, pleines de menaces, lui disant qu’il avait donné sa sœur à un catholique, non à un huguenot, que si le roi mon mari avait envie de m’avoir, qu’il se fît catholique. Toutes sortes de préparatifs à la guerre se font, et ne se parle à la Cour que de guerre; et pour rendre mon frère plus irréconciliable avec les huguenots, le roi le fait chef d’une de ses armées. Génissac m’étant venu dire le rude congé que le roi lui avait donné, je m’en vais droit au cabinet de la reine ma mère, où le roi était, pour me plaindre de ce qu’il m’avait jusques alors abusée, m’ayant toujours empêchée d’aller trouver le roi mon mari, et ayant feint de partir de Paris pour me conduire à Poitiers pour faire un effet si contraire. Je lui représentai que je ne m’étais pas mariée pour plaisir ni de ma volonté, que ç’avait été de la volonté et autorité du roi Charles mon frère, de la reine ma mère et de lui; que, puisqu’ils me l’avaient donné, qu’ils ne me pouvaient point empêcher de courre sa fortune; que j’y voulais aller, que s’ils ne me le permettaient, je me déroberais, et irais de quelque façon que ce fût, au hasard de ma vie. Le roi me répondit: «Il n’est plus temps, ma sœur, de m’importuner de ce congé. J’avoue ce que vous dites, que j’ai retardé exprès pour vous le refuser du tout; car depuis que le roi de Navarre s’est refait huguenot, je n’ai jamais trouvé bon que vous y allassiez. Ce que nous en faisons, la reine ma mère et moi, c’est pour votre bien. Je veux faire la guerre aux huguenots et exterminer cette misérable religion qui nous a fait tant de mal; et que vous, qui êtes catholique, et qui êtes ma sœur, fussiez entre leurs mains comme otage de moi, il n’y a point d’apparence. Et qui sait, si pour me faire une indignité irréparable, ils voudraient se venger sur votre vie du mal que je leur ferai? Non, non, vous n’irez point. Et si vous tâchez à vous dérober, comme vous dites, faites état que vous aurez et moi et la reine ma mère pour cruels ennemis; et que nous vous ferons ressentir notre inimitié autant que nous en avons de pouvoir, en quoi vous empirerez la condition du roi votre mari plutôt que de l’amender.» Je me retirai avec beaucoup de déplaisir de cette cruelle sentence, et prenant avis des principaux de la Cour, de mes amis et amies, ils me représentent qu’il me serait mal séant de demeurer en une Cour si ennemie du roi mon mari et d’où l’on lui faisait si ouvertement la guerre; et qu’ils me conseillaient, pendant que cette guerre durerait, de me tenir hors de la Cour, même qu’il me serait plus honorable de trouver, s’il était possible, quelque prétexte pour sortir du royaume, ou sous couleur de pèlerinage, ou pour visiter quelqu’un de mes parents. Madame la princesse de La Roche-sur-Yon était de ceux que j’avais assemblés pour prendre leur avis, qui était sur son partement pour aller aux eaux de Spa. Mon frère aussi y était présent, qui avait amené avec lui Mondoucet, qui avait été agent du roi en Flandre, et, en étant depuis peu revenu, avait représenté au roi combien les Flamands souffraient à regret l’usurpation que l’Espagnol faisait sur les lois de France de la domination et souveraineté de Flandre, que plusieurs seigneurs et communautés de villes l’avaient chargé de lui faire entendre combien ils avaient le cœur français, et que tous lui tendaient les bras. Mondoucet voyant que le roi méprisait cet avis, n’ayant rien en la tête que les huguenots, à qui il voulait faire ressentir le déplaisir qu’ils lui avaient fait d’avoir assisté mon frère, ne lui en parle plus, et s’adresse à mon frère, qui, du vrai naturel de Pyrrus, n’aimait qu’à entreprendre choses grandes et hasardeuses, étant plus né à conquérir qu’à conserver, lequel embrasse soudain cette entreprise, qui lui plaît d’autant plus qu’il voit qu’il ne fait rien d’injuste, voulant seulement r’acquérir à la France ce qui lui était usurpé par l’Espagnol. Mondoucet pour cette cause s’était mis au service de mon frère, qui le renvoyait en Flandre sous couleur d’accompagner Madame la princesse de La Roche-sur-Yon aux eaux de Spa; lequel, voyant que chacun cherchait quelque prétexte apparent pour me pouvoir tirer hors de France durant cette guerre – qui disait en Savoie, qui disait en Lorraine, qui à Saint_Claude, qui à Notre-Dame-de-Lorette –, dit tous bas à mon frère: «Monsieur, si la reine de Navarre pouvait feindre avoir quelque mal, à quoi les eaux de Spa, où va Madame la princesse de La Roche-sur-Yon, pussent servir, cela viendrait bien à propos pour votre entreprise de Flandre, où elle pourrait faire un beau coup.» Mon frère le trouva fort bon, et fut fort aise de cette ouverture, et s’écria soudain: «O reine, ne cherchez plus! il faut que vous alliez aux eaux de Spa, où va Madame la princesse. Je vous ai vu quelquefois une érésipèle au bras: il faut que vous disiez que lors les médecins vous l’avaient ordonné, mais que la saison n’y était pas propre, qu’à cette heure c’est leur saison, que vous suppliez le roi vous permettre d’y aller.» Mon frère ne s’ouvrit pas davantage devant cette compagnie pourquoi il le désirait, à cause que Monsieur le cardinal de Bourbon y était, qui tenait pour le Guisard et l’Espagnol; mais moi, je l’entendis soudain, me doutant bien que c’était pour l’entreprise de Flandre, de quoi Mondoucet nous avait parlé à tous deux. Toute la compagnie fut de cet avis, et Madame la princesse de La Roche-sur-Yon, qui devait y aller, et qui m’aimait fort, en reçut fort grand plaisir, et me promit de m’y accompagner, et de se trouver avec moi quand j’en parlerais à la reine ma mère pour le lui faire trouver bon. Lendemain, je trouvai la reine seule, et lui représentai le mal et déplaisir que ce m’était de voir le roi mon mari en guerre contre le roi, et de me voir éloignée de lui; que, pendant que cette guerre durerait, il ne m’était honorable ni bienséant de demeurer à la Cour, que si j’y demeurais je ne pourrais éviter de ces deux malheurs l’un: ou que le roi mon mari penserait que j’y fusse pour mon plaisir et que je lui servirais pas comme je devais, ou que le roi prendrait soupçon de moi et croirait que j’avertirais toujours le roi mon mari; que l’un et l’autre me produiraient beaucoup de mal; que je la suppliais de trouver bon que je m’éloignasse de la Cour pour les éviter; qu’il y avait quelque temps que les médecins m’avaient ordonné les eaux de Spa pour l’érésipèle que j’avais au bras, à quoi depuis si longtemps j’étais sujette, que la saison à cette heure y étant propre, il me semblait que si elle le trouvait bon, que ce voyage était bien à propos pour m’éloigner en cette saison, non seulement de la Cour, mais de France, pour faire connaître au roi mon mari que, ne pouvant être avec lui pour la défiance du roi, je ne voulais point être au lieu où on lui faisait la guerre; que j’espérais qu’elle, par sa prudence, disposerait les choses avec le temps de telle façon que le roi mon mari obtiendrait une paix du roi et rentrerait en sa bonne grâce; que j’attendrais cette heureuse nouvelle pour, lors, venir prendre congé d’eux pour aller trouver le roi mon mari; et qu’en ce voyage de Spa, Madame la princesse de La Roche-sur-Yon, qui était là présente, me faisait cet honneur de m’accompagner. Elle approuva cette condition, et me dit qu’elle était fort aise que j’eusse pris cet avis; que le mauvais conseil que les évêques avaient donné au roi de ne tenir ses promesses et rompre tout ce qu’elle avait promis et contracté pour lui, lui avait, pour plusieurs considérations, apporté beaucoup de déplaisir (même voyant que cet impétueux torrent entraînait avec soi et ruinait les plus capables et meilleurs serviteurs que le roi eût en son conseil, car le roi en éloigna quatre ou cinq des plus apparents et plus anciens), mais qu’entre tout cela, ce qui lui travaillait tant l’esprit était de voir ce que je lui représentais: que je ne pouvais éviter, demeurant à la Cour, l’un de ces deux malheurs, ou que le roi mon mari ne l’aurait agréable et s’en prendrait à moi, ou que le roi entrerait en défiance de moi, pensant que j’avertirais le roi mon mari; qu’elle persuaderait au roi de trouver bon ce voyage – ce qu’elle fit. Et le roi m’en parla sans montrer d’en être en colère, étant assez content de m’avoir pu empêcher d’aller trouver le roi mon mari, qu’il hayait lors plus que toute chose du monde. Et commande que l’on dépêchât un courrier à don Juan d’Autriche, qui commandait pour le roi d’Espagne en Flandre, pour le prier de me bailler les passeports nécessaires pour passer librement aux pays de son autorité, parce qu’il fallait bien avant passer dans la Flandre pour aller aux eaux de Spa, qui étaient aux terres de l’évêché de Liège. Cela résolu, nous nous séparâmes tous à peu de jours de là (lesquels mon frère employa à m’instruire des offices qu’il désirait de moi pour son entreprise de Flandre), le roi et la reine ma mère s’en allant à Poitiers, pour être plus près de l’armée de Monsieur de Mayenne qui assiégeait Brouage, et qui de là devait passer en Gascogne pour faire la guerre au roi mon mari; mon frère s’en allant avec l’autre armée, de quoi il était chef, assiéger Issoire et les autres villes qu’il prit en ce temps-là; moi en Flandre, accompagnée de Madame la princesse de La Roche-sur-Yon, de Madame de Tournon ma dame d’honneur, de Madame de Mouy de Picardie, de Madame la castellane de Milan, de Madamoiselle d’Atrie, de Madamoiselle de Tournon, et de sept ou huit autres filles; et d’hommes, [de] Monsieur le cardinal de Lenoncourt, de Monsieur l’évêque de Langres, de Monsieur de Mouy, seigneur de Picardie, maintenant beau-père d’un frère de la reine Louise nommé le comte de Chaligny, et de mes premiers maîtres d’hôtel et de mes premiers écuyers, et autres gentilshommes de ma Maison. Cette compagnie plut tant aux étrangers qui la virent, et la trouvèrent si leste, qu’ils en eurent en beaucoup plus d’admiration la France. J’allais en une litière faite à piliers, doublée de velours incarnadin d’Espagne, faite en broderie d’or et de soie nuée, à devise (cette litière toute vitrée et les vitres toutes faites à devises y ayant, ou à la doublure ou aux vitres, quarante devises toutes différentes, avec les mots en espagnol et italien, sur le soleil et ses effets), laquelle était suivie de la litière de Madame de La Roche-sur-Yon et de celle de Madame de Tournon ma dame d’honneur, et de dix filles à cheval avec leur gouvernante, et de six carrosses ou chariots où allait le reste des dames et filles d’elles et de moi. Je passai par la Picardie, où les villes avaient commandement du roi de me recevoir selon [ce] que j’avais cet honneur de lui être, qui, en passant, me firent tout l’honneur que j’eusse pu désirer. Étant arrivée au Catelet, qui est un fort à trois lieues de la frontière de Cambrésis, l’évêque de Cambrai (qui était lors terre de l’Église et pays souverain), qui ne reconnaissait le roi d’Espagne que pour protecteur, m’envoya un gentilhomme pour savoir l’heure à laquelle je partirais, pour venir au devant de moi jusques à l’entrée de ses terres, où je le trouvai très bien accompagné, mais de gens qui avaient les habits et l’apparence de vrais Flamands, comme ils sont fort grossiers en ce quartier-là. L’évêque était de la Maison de Barlemont, une des principales de Flandre, mais qui avait le cœur espagnol, comme ils ont montré, ayant été ceux qui ont le plus assisté don Juan. Il ne laissa de me recevoir avec beaucoup d’honneur, et non moins de cérémonies espagnoles. Je trouvai cette ville de Cambrai, bien qu’elle ne fût bâtie de si bonne étoffe que les nôtres de France, beaucoup plus agréable, pour y être les rues et places beaucoup mieux proportionnées et disposées comme elles sont, et les églises très grandes et belles, ornement commun à toutes les villes de Flandre. Ce que je reconnus en cette ville [digne] d’estime et de remarque fut la citadelle, des plus belles et des mieux achevées de la chrétienté – ce que depuis elle fit bien éprouver aux Espagnols, étant sous l’obéissance de mon frère. Un honnête homme, nommé Monsieur d’Inchy, en était lors gouverneur, lequel en grâce, en apparence, et en toutes belles parties requises à un parfait cavalier, n’en devait rien à nos plus parfaits courtisans, ne participant nullement de cette naturelle rusticité qui semble être propre aux Flamands. L’évêque nous fit festin et nous donnant après souper le plaisir du bal, où il fit venir toutes les dames de la ville; auquel ne se trouvant (s’étant retiré soudain après souper, pour être, comme j’ai dit, d’humeur cérémonieuse espagnole), Monsieur d’Inchy étant le plus apparent de sa troupe, il le laissa pour m’entretenir durant le bal, et pour après me mener à la collation de confitures – imprudemment, ce me semble, vu qu’il avait la charge de sa citadelle. J’en parle trop savante à mes dépens, pour avoir plus appris que je n’en désirais comme il se faut comporter à la garde d’une place forte. La souvenance de mon frère ne me partant jamais de l’esprit, pour n’affectionner rien tant, je me ressouvins lors des instructions qu’il m’avait données. Et voyant la belle occasion qui m’était offerte pour lui faire un bon service en son entreprise de Flandre, cette ville de Cambrai et cette citadelle en étant comme la clef, je ne la laissai perdre, et employai tout ce que Dieu m’avait donné d’esprit à rendre Monsieur d’Inchy affectionné à la France, et particulièrement à mon frère. Dieu permit qu’il me réussît si bien que, se plaisant à mon discours, il délibéra de me voir le plus longtemps qu’il pourrait, et de m’accompagner tant que je serais en Flandre. Et pour cet effet, demanda congé à son maître de venir avec moi jusques à Namur, où don Juan d’Autriche m’attendait, disant qu’il désirait de voir les triomphes de cette réception. Ce Flamand espagnolisé fut néanmoins si mal avisé de le lui permettre… Pendant ce voyage, qui dura dix ou douze jours, il me parla le plus souvent qu’il pouvait, montrant ouvertement qu’il avait le cœur tout français, et qu’il ne respirait que l’heur d’avoir un si brave prince que mon frère pour maître et seigneur, méprisant la sujétion et domination de son évêque, qui, bien qu’il fût son souverain, n’était que gentilhomme comme lui (mais beaucoup son inférieur aux qualités et grâces de l’esprit et du corps). Partant de Cambrai, j’allai coucher à Valenciennes, terre de Flandre, où Monsieur le comte de Lalain, Monsieur de Montigny son frère, et plusieurs autres seigneurs et gentilshommes jusques au nombre de deux ou trois cents, vinrent au devant de moi pour me recevoir au sortir des terres de Cambrésis, jusques où l’évêque de Cambrai m’avait conduite. Étant arrivée à Valenciennes, ville qui cède en force à Cambrai, et non en l’ornement des belles places et belles églises (où les fontaines et les horloges, avec industrie propre aux Allemands, ne donnaient peu de merveille à nos Français, ne leur étant commun de voir des horloges représenter une agréable musique de voix, avec autant de sortes de personnages que le petit château que l’on allait voir pour chose rare au faubourg Saint-Germain), Monsieur le comte de Lalain, cette ville étant de son gouvernement, fit festin aux seigneurs et gentilshommes de ma troupe, remettant à Mons à traiter les dames; où sa femme, sa belle-sœur Madame d’Havrec, et toutes les plus apparentes et galantes dames m’attendaient pour me recevoir, [et] où le comte et toute sa troupe me conduisit le lendemain. Il se disait parent du roi mon mari, et était personne de grande autorité et de grands moyens, auquel la domination d’Espagne avait toujours été odieuse, en étant très offensé depuis la mort du comte d’Egmont, qui lui était proche parent. Et bien qu’il eût maintenu son gouvernement sans être entré en la ligue du prince d’Orange ni des huguenots, étant seigneur très catholique, il n’avait néanmoins jamais voulu voir don Juan, ni permettre que lui ni aucun de la part de l’Espagnol entrât en son gouvernement – don Juan ne l’ayant osé forcer de faire au contraire, craignant, s’il l’attaquait, de faire joindre la ligue des catholiques de Flandre (que l’on nomme la ligue des États), à celle du prince d’Orange et des huguenots, prévoyant bien que cela lui donnerait autant de peine comme, depuis, ceux qui ont été pour le roi d’Espagne l’ont éprouvé. Le comte de Lalain, étant tel, ne pouvait assez faire de démonstration du plaisir qu’il avait de me voir là; et quand son prince naturel y eut été, il ne l’eût pu recevoir avec plus d’honneur et de démonstration de bienveillance et d’affection. Arrivant à Mons à la maison du comte de Lalain, où il me fit loger, je trouvai à la Cour la comtesse de Lalain sa femme, avec bien quatre-vingts ou cent dames du pays ou de la ville, de qui je fus reçue non comme une princesse étrangère, mais comme si j’eusse été leur naturelle dame, le naturel des Flamandes étant d’être privées, familières et joyeuses, [et] la comtesse de Lalain tenant ce naturel, mais ayant davantage un esprit grand et élevé, de quoi elle ne ressemblait moins à votre cousine que du visage et de la façon. Ce que [qui] soudain me donna soudain assurance qu’il me serait aisé de faire amitié avec elle, qui pourrait apporter de l’utilité à l’avancement du dessein de mon frère en Flandre, cette honnête femme possédant du tout son mari. Passant cette journée à entretenir toutes ces dames, je me rends principalement familière de la comtesse de Lalain, et le jour même nous contractons une étroite amitié. L’heure du souper venue, nous allons au festin et au bal, que le comte de Lalain continua tant que je fus à Mons; qui fut plus que je ne pensais, estimant devoir partir dès le lendemain, mais cette honnête femme me contraignit de passer une semaine avec eux, ce que je ne voulais faire, craignant de les incommoder, mais il ne me fut possible de le persuader à son mari ni à elle, qui encore à toute force me laissèrent partir au bout de huit jours. Vivant avec telle privauté avec elle, elle demeura à mon coucher fort tard, et y eût demeuré davantage, mais elle faisait chose peu commune à personne de telle qualité, ce qui toutefois témoigne une nature accompagnée d’une grande bonté: elle nourrissait son petit fils de son lait. De sorte qu’étant le lendemain au festin, assise tout auprès de moi à la table, qui est le lieu où tous ceux de ce pays-là se communiquent avec plus de franchise, [moi] n’ayant l’esprit bandé qu’à mon but, qui n’était que d’avancer le dessein de mon frère, elle, parée et toute couverte de pierreries et de broderies, avec une robille à l’espagnole de toile d’or noire avec des bandes de broderie de canetille d’or et d’argent, et un pourpoint de toile d’argent blanche en broderie d’or avec des gros boutons de diamants, habit approprié à l’office de nourrice, l’on lui apporta à la table son petit fils, emmailloté aussi richement qu’était vêtue la nourrice, pour lui donner à téter. Elle le met entre nous deux sur la table, et librement se déboutonne, baillant son tétin à son petit, ce qui eût été tenu à incivilité à quelque autre; mais elle le faisait avec tant de grâce et de naïveté (comme toutes ses actions en étaient accompagnées) qu’elle en reçut autant de louanges que la compagnie de plaisir. Les tables levées, le bal commença à la salle même où nous étions, qui était grande et belle, où étant assises l’une auprès de l’autre, je lui dis [qu’]encore que le contentement que je recevais lors en cette compagnie se pût mettre au nombre de ceux qui m’en avaient plus fait ressentir, que je souhaitais presque ne l’avoir point reçu, pour le déplaisir que je recevrais, partant d’avec elle, de voir que la Fortune nous tiendrait pour jamais privées du plaisir de nous voir ensemble; que je tenais pour un des malheurs de ma vie que le ciel ne nous eût fait naître, elle et moi, d’une même patrie. Ce que je disais pour la faire entrer aux discours qui pouvaient servir au dessein de mon frère. Elle me répondit: «Ce pays a été autrefois de France, et à cette cause l’on y plaide encore en français; et cette affection naturelle n’est pas encore sortie du cœur de la plupart de nous. Pour moi, je n’ai plus autre chose en l’âme, depuis avoir eu cet honneur de vous voir. Ce pays a été autrefois très affectionné à la Maison d’Autriche, mais cette affection nous a été arrachée en la mort du comte d’Egmont, de Monsieur d’Hornes, de Monsieur de Montigny, et des autres seigneurs qui furent lors défaits, qui étaient nos proches parents et appartenant à la plupart de la noblesse de ce pays. Nous n’avons rien de plus odieux que la domination de ces Espagnols, et ne souhaitons rien tant que de nous délivrer de leur tyrannie; et ne savons toutefois comme y procéder, pour ce que ce pays est divisé à cause des différentes religions. Si nous étions tous unis, nous aurions bientôt jeté l’Espagnol dehors; mais cette division nous rend trop faibles. Plût à Dieu qu’il prît envie au roi de France, votre frère, de r’acquérir ce pays, qui est sien d’ancienneté! Nous lui tendrions tous les bras.» Elle ne me disait ceci à l’improviste, mais préméditément, pour trouver du côté de la France, quelque remède à leurs maux. Moi, me voyant le chemin ouvert à ce que je désirais, je lui répondis: «Le roi de France mon frère n’est d’humeur pour entreprendre des guerres étrangères, même ayant en son royaume le parti des huguenots, qui est si fort que cela l’empêchera toujours de rien entreprendre dehors. Mais mon frère, Monsieur d’Alençon, qui ne doit rien en valeur, prudence et bonté, aux rois mes père et frères, entendrait bien à cette entreprise, et n’aurait moins de moyens que le roi de France mon frère de vous y secourir. Il est nourri aux armes et estimé un des meilleurs capitaines de notre temps, étant même à cette heure commandant l’armée du roi contre les huguenots, avec laquelle il a pris, depuis que je suis partie, sur eux, une très forte ville nommée Issoire, et quelques autres. Vous ne sauriez appeler prince de qui le secours vous soit plus utile, pour vous être si voisin, et avoir si grand royaume que celui de France à sa dévotion, duquel il peut tirer et moyens et toutes commodités nécessaires à cette guerre. Et s’il recevait ce bon office de Monsieur le comte votre mari, vous vous pouvez assurer qu’il aurait telle part à sa fortune qu’il voudrait, mon frère étant d’un naturel doux, non ingrat, qui ne se plaît qu’à reconnaître un service ou un bon office reçu. Il honore et chérit les gens d’honneur et de valeur, aussi est-il suivi de tout ce qui est de meilleur en France. Je crois que l’on traitera bientôt d’une paix en France avec les huguenots, et qu’à mon retour en France je la pourrai trouver faite. Si Monsieur le comte votre mari est en ceci de même opinion que vous et de même volonté, qu’il avise s’il veut que j’y dispose mon frère, et je m’assure que ce pays, et votre Maison en particulier, en recevra toute félicité. Si mon frère s’établissait par votre moyen ici, vous pourriez croire que vous m’y trouveriez souvent, étant notre amitié telle qu’il n’y en eût jamais, de frère à sœur, si parfaite.» Elle reçoit avec beaucoup de contentement cette ouverture, et me dit qu’elle ne m’avait pas parlé de cette façon à l’aventure, mais, voyant l’honneur que je lui faisais de l’aimer, elle avait bien résolu de ne me laisser partir de là qu’elle ne me découvrît l’état auquel ils étaient, et qu’ils ne me requissent de leur apporter du côté de France quelque remède pour les affranchir de la crainte où ils vivaient, de se voir en une perpétuelle guerre ou réduits sous la tyrannie espagnole; me priant que je trouvasse bon qu’elle découvrît à son mari tous les propos que nous avions eus, et qu’ils m’en pussent parler le lendemain tous deux ensemble – ce que je trouvai très bon. Nous passâmes cette après-dînée en tels discours, et en tous autres que je pensais servir à ce dessein, à quoi je voyais qu’elle prenait un grand plaisir. Le bal étant fini, nous allâmes ouïr vêpres aux chanoinesses, qui est un ordre de quoi nous n’avons point en France. Ce sont toutes damoiselles que l’on y met petites pour faire profiter leur mariage jusques à ce qu’elles soient en âge de se marier. Elle ne logent pas en dortoir, mais en maisons séparées, toutefois toutes dans un enclos, comme les chanoines; et en chaque maison il y en a trois ou quatre, [ou] cinq ou six jeunes avec une vieille, desquelles vieilles il y en a quelque nombre qui ne se marient point, ni aussi l’abbesse. Elles portent seulement l’habit de religion le matin au service de l’église, et l’après-dînée à vêpres; et soudain que le service est fait, elles quittent l’habit, et s’habillent comme les autres filles à marier, allant par les festins et par les bals librement comme les autres – de sorte qu’elles s’habillent quatre fois le jour. Elle se trouvèrent tous les jours au festin et au bal, et y dansèrent d’ordinaire. Il tardait à la comtesse de Lalain que le soir ne fût venu pour faire entendre à son mari le bon commencement qu’elle avait donné à leurs affaires. Ce qu’ayant fait la nuit suivante, le lendemain elle m’amène son mari, qui, me faisant un grand discours des justes occasions qu’il avait de s’affranchir de la tyrannie de l’Espagnol (en quoi il ne pensait point entreprendre contre son prince naturel, sachant que la souveraineté de la Flandre appartenait au roi de France), me représente les moyens qu’il y avait d’établir mon frère en Flandre, ayant tout le Hainaut à sa dévotion, qui s’étendait jusques bien près de Bruxelles. Il n’était en peine que du Cambrésis, qui était entre la Flandre et le Hainaut, me disant qu’il serait bon de gagner Monsieur d’Inchy, qui était encore là avec moi. Je ne lui voulais découvrir la parole que j’avais de Monsieur d’Inchy, mais lui dis que je le priais lui-même de s’y employer, ce qu’il pourrait mieux faire que moi, étant son voisin et ami. Et lui ayant assuré de l’état qu’il pouvait faire de l’amitié et bienveillance de mon frère, à la fortune duquel il participerait [avec] autant de grandeur et d’autorité que méritait un si grand et si signalé service reçu de personne de sa qualité, nous résolûmes qu’à mon retour je m’arrêterais chez moi à La_Fère, où mon frère viendrait, et que là, Monsieur de Montigny, frère du comte de Lalain, viendrait traiter avec mon frère de cet affaire. Pendant que je fus là, je le confirmai et fortifiai toujours en cette volonté, à quoi sa femme apportait non moins d’affection que moi. Le jour venu qu’il me fallait partir de cette belle compagnie de Mons, ce ne fut sans réciproque regret, et de toutes les dames flamandes et de moi, et surtout de la comtesse de Lalain, pour l’amitié très grande qu’elle m’avait vouée. Et me faisant promettre qu’à mon retour je passerais par là, je lui donnai un carcan de pierreries, et à son mari un cordon et enseigne de pierreries, qui furent estimés de grande valeur, mais beaucoup chéris d’eux pour partir de la main d’une personne qu’ils aimaient comme moi. Toutes les dames demeurèrent là, fors Madame d’Havrec qui vint à Namur, où j’allais coucher ce jour-là; où son mari et son beau-frère Monsieur le duc d’Arschot étaient, y ayant toujours demeuré depuis la paix entre le roi d’Espagne et les États de Flandre. Car bien qu’ils fussent du parti des états, le duc d’Arschot, en vieil courtisan des plus galants qui fussent de la Cour du roi Philippe du temps qu’il était en Flandre et en Angleterre, se plaisait toujours à la Cour auprès des grands. Le comte de Lalain avec toute la noblesse me conduisit le plus avant qu’il pût, bien deux lieues hors de son gouvernement, et jusques à tant que l’on vît paraître la troupe de don Juan. Lors il prit congé de moi, pour ce, comme j’ai dit, qu’ils ne se voyaient point. Monsieur d’Inchy seulement vint avec moi, pour être son maître l’évêque de Cambrai du parti d’Espagne. Cette belle et grande troupe s’en étant retournée, ayant fait peu de chemin, je trouvai don Juan d’Autriche accompagné de force estafiers, mais seulement de vingt ou trente chevaux, ayant avec lui de seigneurs le duc d’Arschot, Monsieur d’Havrec, le marquis de Varembon et le jeune Balençon, gouverneur pour le roi d’Espagne du comté de Bourgogne, qui, galants et honnêtes hommes, étaient venus en poste pour se trouver là à mon passage. Des domestiques de don Juan, n’y en avait de nom ni d’apparence qu’un Ludovic de Gonzague, qui se disait parent du duc de Mantoue. Le reste était de petites gens de mauvaise mine, n’y ayant nulle noblesse de Flandre. Il mit pied à terre pour me saluer dans ma litière, qui était relevée et toute ouverte. Je le saluai à la française, lui, le duc d’Arschot et Monsieur d’Havrec. Après quelques honnêtes paroles, il remonta à cheval, parlant toujours à moi jusques à la ville, où nous ne pûmes arriver qu’il ne fût soir, pour ne m’avoir les dames de Mons permis partir que le plus tard qu’ils [elles] purent, même m’ayant amusée dans ma litière plus d’une heure à la considérer, prenant un extrême plaisir à se faire donner l’intelligence des devises. L’ordre toutefois fut si beau à Namur (comme les Espagnols sont excellents en cela), et la ville se trouva si éclaircie, que les fenêtres et boutiques étant pleines de lumière, l’on voyait luire un nouveau jour. Ce soir[-là], don Juan fit servir et moi et mes gens dans les logis et les chambres, estimant qu’après une longue journée il n’était raisonnable de nous incommoder d’aller à un festin. La maison où il me logea était accommodée pour me recevoir, où l’on avait trouvé moyen d’y faire une belle et grande salle, et un appartement pour moi de chambres et de cabinets, le tout tendu des plus beaux, riches et superbes meubles que je pense jamais avoir vus, étant toutes les tapisseries de velours ou de satin, avec de grosses colonnes faites de toile d’argent, couvertes de broderies, de gros cordons et de godrons de broderies d’or, élevés de la plus riche et belle façon qui se pût voir; et au milieu de ces colonnes, des grands personnages habillés à l’antique et faits de la même broderie. Monsieur le cardinal de Lenoncourt, qui avait l’esprit curieux et délicat, s’étant rendu familier du duc d’Arschot (vieil courtisan, comme j’ai dit, d’humeur galante et belle, tout l’honneur certes de la troupe de don Juan), considérant un jour que nous fûmes là ces magnificences et superbes meubles, lui dit: «Ces meubles me semblent plutôt être d’un grand roi que d’un jeune prince à marier, tel qu’est le seigneur don Juan.» Le duc d’Arschot lui répondit: «Ils ont été faits, aussi, de fortune, et non de prévoyance ni d’abondance, les étoffes lui en ayant été envoyées par un pacha du Grand Seigneur, duquel, en la notable victoire qu’il eût contre le Turc, il avait eu pour prisonniers les enfants; et le seigneur don Juan lui ayant fait courtoisie de les lui renvoyer sans rançon, le pacha, pour revanche, lui fit présent d’un grand nombre d’étoffes de soie, d’or et d’argent, qui, lui arrivant étant à Milan où l’on approprie mieux telles choses, il en fit faire les tapisseries que vous voyez; où, pour la souvenance de la glorieuse façon de quoi il les avait acquises, il fit faire le lit et la tente de la chambre de la reine en broderies représentant la glorieuse victoire de la bataille navale qu’il avait gagnée sur les Turcs.» Le matin étant venu, don Juan nous fit ouïr une messe à la façon d’Espagne, avec musique, violons et cornets. Et allant de là au festin de la grande salle, nous dînâmes lui et moi seuls en une table, la table du festin où étaient les dames et seigneurs éloignée trois pas de la nôtre, où Madame d’Havrec faisait l’honneur de la maison pour don Juan, lui se faisant donner à boire à genoux par Ludovic de Gonzague. Les tables levées, le bal commença, qui dura toute l’après-dînée. Le soir se passe de cette façon, don Juan parlant toujours à moi, et me disant souvent qu’il voyait en moi la ressemblance de la reine sa signora, qui était la feue reine ma sœur, qu’il avait beaucoup honorée, me témoignant, par tout l’honneur et courtoisie qu’il pouvait faire à moi et à toute ma troupe, qu’il recevait très grand plaisir de me voir là. Les bateaux où je devais aller par la rivière de Meuse jusques au Liège ne pouvant être si tôt prêts, je fus contrainte de séjourner le lendemain; où ayant passé toute la matinée comme le jour devant, l’après-dînée, nous mettant dans un très beau bateau sur la rivière, environné d’autres bateaux pleins de hautbois, cornets et violons, nous abordâmes en une île où don Juan avait fait apprêter le festin dans une salle faite exprès de lierre, accommodée de cabinets autour, remplis de musique et hautbois et [autres] instruments, qui dura tout le long du souper. Les tables levées, le bal ayant duré quelques heures, nous nous en retournâmes dans le même bateau qui nous avait conduits jusques là, et lequel don Juan m’avait fait préparer pour mon voyage. Le matin, [moi] voulant partir, don Juan m’accompagne jusques dans le bateau, et après un honnête et courtois adieu, il me baille pour m’accompagner jusques à Huy où j’allais coucher, première ville de l’évêque du Liège, Monsieur et Madame d’Havrec. Don Juan sorti, Monsieur d’Inchy demeure là le dernier dans le bateau, qui, n’ayant congé de son maître de me conduire plus loin, prend congé de moi avec autant de regrets que de protestations d’être à jamais serviteur de mon frère et de moi. La Fortune envieuse et traître ne pouvant supporter la gloire d’une si heureuse fortune qui m’avait accompagnée jusques là en ce voyage, me donne [alors] deux sinistres augures des traverses que, pour contenter son envie, elle me préparait à mon retour. Dont le premier fut que, soudain que le bateau commença à s’éloigner du bord, Madamoiselle de Tournon, fille de Madame de Tournon ma dame d’honneur, damoiselle très vertueuse, et accompagnée des grâces que j’aimais fort, prend un mal si étrange que tout soudain il la met aux hauts cris pour la violente douleur qu’elle ressentait, qui provenait d’un serrement de cœur qui fut tel, que les médecins n’eurent jamais moyen d’empêcher que, peu de jours après que je fus arrivée au Liège, la mort ne la ravît; j’en dirai la funeste histoire en son lieu, pour être remarquable. L’autre est qu’arrivant à Huy, ville située sur le pendant d’une montagne dont les plus bas logis mouillaient le pied dans l’eau, il s’émut un torrent si impétueux, descendant des ravages d’eau de la montagne en la rivière, que, la grossissant tout d’un coup comme notre bateau arrivait, nous n’eûmes presque loisir de sauter à terre, et courant tant que nous pûmes pour gagner le haut de la montagne, que la rivière fut aussi tôt que nous à la plus haute rue, auprès de mon logis qui était le plus haut. Où il nous fallut contenter ce soir[-là] de ce que le maître de la maison pouvait avoir, n’ayant moyen de pouvoir tirer des bateaux ni mes gens ni mes hardes, ni moins d’aller par la ville, qui était comme submergée dans ce déluge, [et] duquel elle ne fut avec moins de merveille délivrée que saisie; car au point du jour, l’eau était toute retirée et remise en son lieu naturel. Partant, Monsieur et Madame d’Havrec s’en retournèrent à Namur trouver don Juan, et moi je me remis dans mon bateau pour aller ce jour-là coucher au Liège, où l’évêque qui en est seigneur me reçut avec tout l’honneur et démonstration de bonne volonté qu’une personne courtoise et bien affectionnée peut témoigner. C’était un seigneur accompagné de beaucoup de vertus, de prudence, de bonté, et qui parlait bien français, agréable de sa personne, honorable, magnifique et de compagnie fort agréable, accompagné d’un chapitre et plusieurs chanoines, tous fils de ducs, comtes, et grands seigneurs d’Allemagne (pour ce que cet évêché, qui est un État souverain de grand revenu, d’assez grande étendue, rempli de beaucoup de bonnes villes, s’obtient par élection, et faut qu’ils demeurent un an résidants et qu’ils soient nobles pour y être reçus chanoines). La ville est plus grande que Lyon, et est presque en même assiette (la rivière de Meuse passant au milieu), très bien bâtie, n’y ayant maison de chanoine qui ne paraisse un beau palais, les rues grandes et larges, les places belles, accompagnées de très belles fontaines, les églises ornées de tant de marbre (qui se tire près de là) qu’elles en paraissent toutes [construites], les horloges (faites avec l’industrie d’Allemagne) chantant et représentant toutes sortes de musique et de personnages. L’évêque, m’ayant reçue sortant de mon bateau, me conduisit en son plus beau palais, d’où il s’était délogé pour me loger, qui est, pour une maison de ville, le plus beau et le plus commode palais qui se puisse voir, ayant plusieurs galeries, jardins, fontaines – le tout tant peint, tant doré, accommodé avec tant de marbre, qu’il n’y a rien de plus magnifique ni plus délicieux. Les eaux de Spa n’étant qu’à trois ou quatre lieues de là, n’y ayant auprès qu’un petit village de trois ou quatre méchantes petites maisons, Madame la princesse de La Roche-sur-Yon fut conseillée par les médecins de demeurer au Liège et d’y faire apporter son eau, l’assurant qu’elle aurait autant de force et de vertu étant portée la nuit, avant que le soleil fût levé; de quoi je fus fort aise, pour faire notre séjour en lieu plus commode et en si bonne compagnie. Car outre celle de Sa Grâce (ainsi appelle-t-on l’évêque de Liège, comme on appelle un roi Sa Majesté et un prince Son Altesse), le bruit ayant couru que je passais par là, plusieurs seigneurs et dames d’Allemagne y étaient venus pour me voir, et entre autres Madame la comtesse d’Arenberg, qui est celle qui avait eu l’honneur de conduire la reine Élisabeth à ses noces à Mézières lorsqu’elle vint épouser le roi Charles mon frère, et sa sœur aînée au roi d’Espagne son mari, femme qui était tenue en grande estime de l’impératrice, de l’empereur et de tous les princes chrétiens; sa sœur Madame la Landgrave, Madame d’Arenberg sa fille, Monsieur d’Arenberg son fils, très honnête et galant homme, vive image de son père, qui amenant le secours d’Espagne au roi Charles mon frère, s’en retourna avec beaucoup d’honneur et de réputation. Cette arrivée, toute pleine d’honneur et de joie, eût été encore plus agréable sans le malheur de la mort qui arriva à Madamoiselle de Tournon, de qui l’histoire étant si remarquable, je ne puis omettre à la raconter, faisant cette digression à mon discours. Madame de Tournon, qui était lors ma dame d’honneur, avait plusieurs filles, desquelles l’aînée avait épousé Monsieur de Balençon, gouverneur pour le roi d’Espagne au comté de Bourgogne; et s’en allant à son ménage, [celle-ci] pria sa mère Madame de Tournon de lui bailler sa sœur Madamoiselle de Tournon, pour la nourrir avec elle et lui tenir compagnie en ce pays où elle était éloignée de tous ses parents. Sa mère lui accorde. Et y ayant demeuré quelques années en se faisant agréable et aimable (car elle était plus que belle, sa principale beauté étant la vertu et la grâce), Monsieur le marquis de Varembon, de quoi j’ai parlé ci-devant, lequel était lors destiné à être d’Église, demeurant avec son frère Monsieur de Balençon en même maison, devint, par l’ordinaire fréquentation qu’il avait avec Madamoiselle de Tournon, fort amoureux d’elle; et n’étant point obligé à l’Église, il désire l’épouser. Il en parle aux parents d’elle et de lui. Ceux du côté d’elle le trouvent bon; mais son frère Monsieur de Balençon, estimant lui être plus utile qu’il fût d’Église, fait tant qu’il empêche cela, s’opiniâtrant à lui faire prendre la robe longue. Madame de Tournon, très sage et très prudente femme, s’offensant de cela, ôte sa fille Madamoiselle de Tournon d’avec sa sœur Madame de Balençon, et la reprend avec elle. Et comme elle était femme un peu terrible et rude, sans avoir égard que cette fille était grande et méritait un plus doux traitement, elle la gourmande et la crie sans cesse, ne lui laissant presque jamais l’œil sec, bien qu’elle ne fît nulle action qui ne fût très louable – mais c’était la sévérité naturelle de sa mère. Elle, ne souhaitant que de se voir hors de cette tyrannie, reçut une extrême joie quand elle vit que j’allais en Flandre, pensant bien que le marquis de Varembon s’y trouverait, comme il fit, et qu’étant lors en état de se marier, ayant du tout quitté la robe longue, il la demanderait à sa mère, et que par le moyen de ce mariage elle se trouverait délivrée des rigueurs de sa mère. À Namur, le marquis de Varembon et le jeune Balençon son frère s’y trouvèrent, comme j’ai dit. Le jeune de Balençon, qui n’était pas (de beaucoup) si agréable que l’autre, accoste cette fille, la recherche; et le marquis de Varembon, tant que nous fûmes à Namur, ne fait pas seulement semblant de la connaître… Le dépit, le regret, l’ennui lui serrent tellement le cœur – elle s’étant contrainte de faire bonne mine tant qu’il fut présent, sans montrer de s’en soucier – soudain qu’ils furent hors du bateau où ils nous dirent adieu, qu’elle se trouve tellement saisie qu’elle ne pût plus respirer qu’en criant, et avec des douleurs mortelles. N’ayant nulle autre cause de son mal, la jeunesse combat huit ou dix jours la Mort, qui, armée du dépit, se rend enfin victorieuse, la ravissant à sa mère et à moi, qui n’en fîmes moins de deuil l’une que l’autre. Car sa mère, bien qu’elle fût fort rude, l’aimait uniquement. Ses funérailles étant commandées, les plus honorables qu’il se pouvait faire – pour être de grande maison comme elle était, même appartenant à la reine ma mère –, le jour venu de son enterrement, l’on ordonne quatre gentilshommes des miens pour porter le corps, l’un desquels était La Bussière, qui l’avait durant sa vie passionnément adorée sans le lui avoir osé découvrir, pour la vertu qu’il connaissait en elle et pour l’inégalité, qui lors allait portant ce mortel faix et mourant autant de fois de sa mort qu’il était mort de son amour. Ce funeste convoi étant au milieu de la rue qui allait à la grande église, le marquis de Varembon, coupable de ce triste accident, quelques jours après mon partement de Namur s’étant repenti de sa cruauté, et son ancienne flamme s’étant de nouveau rallumée (ô étrange fait!) par l’absence, qui par la présence n’avait pu être émue, se résout de la venir demander à sa mère, se confiant peut-être à la bonne fortune qui l’accompagne d’être aimé de toutes celles qu’il recherche – comme il lui a paru depuis peu en une grande, qu’il a épousée contre la volonté de ses parents. Et se promettant que la faute lui serait aisément pardonnée de sa maîtresse, répétant souvent ces mots italiens che la forza d’amore non risguarda al delitto, prie don Juan lui donner une commission vers moi; et venant en diligence, il arrive justement sur le point que ce corps, aussi malheureux qu’innocent et glorieux en sa virginité, était au milieu de cette rue. La presse de cette pompe l’empêche de passer. Il regarde que c’est. Il avise de loin, au milieu d’une grande et triste troupe de personnes en deuil, un drap blanc couvert de chapeaux de fleurs. Il demande que c’est. Quelqu’un de la ville lui répond que c’était un enterrement. Lui, trop curieux s’avance jusques au premier du convoi et importunément presse de lui dire de qui c’est. Ô mortelle réponse! L’Amour ainsi vengeur de l’ingrate inconstance veut faire éprouver à son âme ce que, par son dédaigneux oubli, il a fait souffrir au corps de sa maîtresse: les traits de la Mort. Cet ignorant qu’il pressait lui répond que c’était Mademoiselle de Tournon. À ce mot, il se pâme et tombe de cheval, il le faut emporter en un logis comme mort. Voulant plus justement, en cette extrémité, lui rendre l’union en la mort que trop tard en la vie il lui avait accordée, son âme, que je crois, allant dans le tombeau requérir pardon à celle que son dédaigneux oubli y avait mise, le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie; d’où étant revenu, l’anima de nouveau pour lui faire éprouver la Mort qui, d’une seule fois, n’eût assez puni son ingratitude. Ce triste office étant achevé, me voyant en une compagnie étrangère, je ne voulais l’ennuyer de la tristesse que je ressentais de la perte d’une si honnête fille. Et étant conviée ou par l’évêque (dit Sa Grâce), ou par ses chanoines, d’aller en festins en diverses maisons et divers jardins, comme il y en a dans la ville et dehors de très beaux, j’y allai tous les jours, accompagnée de l’évêque et [des] dames et seigneurs étrangers, comme j’ai dit, lesquels venaient tous les matins en ma chambre pour m’accompagner au jardin où j’allais pour prendre mon eau. Car il faut la prendre en pourmenant. Et bien que le médecin qui me l’avait ordonnée était mon frère, elle ne laissa toutefois de me faire [du] bien, ayant depuis demeuré six ou sept ans sans me sentir de l’érésipèle de mon bras… Partant de là, nous passions la journée ensemble, allant dîner à quelque festin, où après le bal nous allions à vêpres en quelque religion, et après souper se passait de même, au bal ou dessus l’eau avec la musique. Six semaines s’écoulèrent de la façon, qui est le temps ordinaire que l’on a accoutumé de prendre des eaux, et qui était ordonné à Madame la princesse de La Roche-sur-Yon. Voulant partir pour revenir en France, Madame d’Havrec arriva, qui s’en allait retrouver son mari en Lorraine, qui nous dit l’étrange changement qui était arrivé à Namur et en tout ce pays-là depuis mon passage: que le jour même que je partis de Namur, don Juan sortant de son bateau, montant à cheval, prenant prétexte de vouloir aller à la chasse, passa devant la porte du château de Namur, lequel il ne tenait encore, et feignant par occasion, s’étant trouvé devant la porte, de vouloir entrer pour le voir, s’en était saisi, et en avait tiré le capitaine que les États y tenaient (contre la convention qu’il avait avec les États), et outre ce s’était saisi du duc d’Arschot, de Monsieur d’Havrec et d’elle; toutefois, qu’après plusieurs remontrances et prières, avait laissé aller son beau-frère et son mari, la retenant, elle, jusques alors, pour lui servir d’otage de leurs déportements; que tout le pays était en feu et en armes. Il y avait trois partis: celui des États, qui était des catholiques de Flandre; celui du prince d’Orange et des huguenots, qui n’étaient qu’un; et celui d’Espagne, où commandait don Juan. Me voyant tellement embarquée qu’il fallait que je passasse entre les mains des uns et des autres, et mon frère m’ayant envoyé un gentilhomme nommé Lescar, par lequel il m’écrivait que, depuis mon partement de la Cour, Dieu lui avait fait la grâce de si bien servir le roi en la charge de l’armée qui lui avait été commise, qu’il avait pris toutes les villes qu’il lui avait commandé d’attaquer, et chassé tous les huguenots de toutes les provinces pour lesquelles son armée était destinée; qu’il était revenu à la Cour à Poitiers, où le roi était pendant le siège de Brouage pour être plus près pour secourir l’armée de Monsieur de Mayenne de ce qui lui serait nécessaire; [mais] que, comme la Cour est un Protée qui change de forme à toute heure, y arrivant toujours des nouvelletés, qu’il l’avait trouvée toute changée; que l’on n’avait fait [aus]si peu d’état de lui que s’il n’eût rien fait pour le service du roi; [que] Bussy, à qui le roi faisait bonne chère avant que partir, et qui avait servi le roi en cette guerre de sa personne et de ses amis (jusques à y avoir perdu son frère à l’assaut d’Issoire), était aussi défavorisé et persécuté de l’envie qu’il avait été du temps du Guast; que l’on leur faisait à l’un et à l’autre tous les jours des indignités; que les mignons qui étaient auprès du roi avaient fait pratiquer quatre ou cinq des plus honnêtes hommes qu’il eût, qui étaient Maugiron, La Valette, Mauléon, Livarot et quelques autres, pour quitter son service et se mettre à celui du roi; qu’il se repentait fort de m’avoir permis de faire ce voyage de Flandre, et que l’on tâchait, à mon retour, de me faire faire quelque mauvais tour en haine de lui, ou par les Espagnols, les ayant avertis de ce que je traitais en Flandre pour lui, ou par les huguenots, pour se venger du mal qu’ils avaient reçu de lui, leur ayant fait la guerre après l’avoir assisté, tout ce que dessus considéré ne me donnait peu à penser, voyant que non pas seulement il fallait que je passasse ou entre les uns ou entre les autres, mais que même les principaux de ma compagnie étaient affectionnés ou aux Espagnols ou aux huguenots – Monsieur de cardinal de Lenoncourt ayant autrefois été soupçonné de favoriser le parti des huguenots, et Monsieur Des Cars, duquel Monsieur l’évêque était frère, ayant aussi été quelquefois suspect d’avoir le cœur espagnol. En ces doutes pleins de contrariétés, je ne m’en puis communiquer qu’à Madame la princesse de La Roche-sur-Yon et à Madame de Tournon, qui, connaissant le danger où nous étions et voyant qu’il nous fallait cinq ou six journées jusques à La_Fère, passant toujours à la miséricorde des uns ou des autres, me répondent la larme à l’œil que Dieu seul nous pouvait sauver de ce danger, que je me recommandasse bien à lui, et puis que je fisse ce qu’il m’inspirerait; que pour elles, qu’encore que l’une fût malade et l’autre vieille, que je ne craignisse à faire de longues traites, elles s’accommoderaient à tout pour me tirer de ce hasard. J’en parlai à l’évêque du Liège, qui me servit certes de père, et me bailla son grand maître avec ses chevaux pour me conduire si loin que je voudrais. Et comme il nous était nécessaire d’avoir un passeport du prince d’Orange, j’y envoyai Mondoucet, qui lui était confident et ressentait un peu de cette religion. Il ne revient point. Je l’attends deux ou trois jours – et crois que si je l’eusse attendu j’y fusse encore, étant toujours conseillée de Monsieur le cardinal de Lenoncourt et du chevalier Salviati mon premier écuyer, qui étaient d’une même cabale, de ne partir point sans avoir passeport. Je me doutai qu’au lieu de passeport, on me dresserait quelque autre chose de bien contraire. Je me résolus de partir le lendemain matin. Eux voyant que sur ce prétexte ils ne me pouvaient plus arrêter, le chevalier Salviati, intelligent avec mon trésorier (qui était aussi couvertement huguenot), lui fait dire qu’il n’y avait point d’argent pour payer les hôtes – chose qui était fausse; car étant arrivée à La_Fère, je voulus voir le compte, et se trouva de l’argent que l’on avait pris pour faire le voyage de reste encore pour faire aller ma Maison plus de six semaines! Il fait que l’on retient mes chevaux, me faisant avec le danger cet affront public. Madame la princesse de La Roche-sur-Yon ne pouvant supporter cette indignité, et voyant le hasard où l’on me mettait, prête l’argent qui était nécessaire. Et eux demeurant confus, je passe, après avoir fait présent à Monsieur l’évêque du Liège d’un diamant de trois mille écus, et à tous ses serviteurs des chaînes d’or ou des bagues, et je vins coucher à Huy, n’ayant pour passeport que l’espérance que j’avais en Dieu. Cette ville était, comme j’ai dit, des terres de l’évêque du Liège; mais toutefois, tumultueuse et mutine comme tous ces peuples-là, se sentait de la révolte générale des Pays-Bas, ne reconnaissait plus son évêque à cause qu’il vivait neutre, et elle tenait le parti des États. De sorte que, sans reconnaître le grand maître de l’évêque du Liège qui était avec moi, ayant l’alarme que don Juan s’était saisi du château de Namur sur mon passage, soudain que nous fûmes logés sonnent le tocsin et traînent l’artillerie par les rues, et la braquent contre mon logis, tendant les chaînes afin que nous ne puissions joindre ensemble, nous tenant toute la nuit en ces altères sans avoir moyen de parler à aucun d’eux, étant tout petit peuple, gens brutaux et sans raison. Le matin ils nous laissèrent sortir, ayant bordé toute la rue de gens armés. Nous allâmes de là coucher à Dinant, où par malheur ce jour même ils avaient fait les bourgmestres, qui sont comme consuls en Gascogne et échevins en France: tout y était ce jour-là en débauche, tout le monde ivre, point de magistrats connus, bref un vrai chaos de confusion. Et pour y empirer davantage notre condition, le grand maître de l’évêque du Liège leur avait fait autrefois la guerre, et est tenu d’eux pour mortel ennemi. Cette ville-là, quand ils sont en leur sens rassis, tenait pour les États. Mais lors, Bacchus y dominant, ils ne tenaient pas seulement pour eux-mêmes et ne reconnaissaient personne. Soudain qu’ils nous voient approcher les faubourgs avec une troupe grande comme était la mienne, les voilà alarmés. Ils quittent les verres pour courir aux armes, et tout en tumulte, au lieu de nous ouvrir, ils ferment la barrière. J’avais envoyé un gentilhomme devant avec les fourriers et maréchal des logis, pour les prier de nous donner passage, mais je les trouvai tous arrêtés là, qui criaient sans être entendus. Enfin, je me lève debout dans la litière, ôtant mon masque, je fais signe au plus apparent que je veux parler à lui, et étant venu à moi, je le priai de faire faire silence, afin que je pusse être entendue. Ce qu’étant fait avec toute peine, je leur représente qui j’étais, et l’occasion de mon voyage: tant s’en faut que je leur voulusse apporter du mal par ma venue, que je ne leur voudrais pas seulement donner le soupçon, que je les priais de me laisser entrer, moi et mes femmes et si peu de mes gens dans la ville qu’ils voudraient pour cette nuit, et que le reste ils le laissassent dans le faubourg. Ils se contentèrent de cette proposition, et me l’accordèrent. Ainsi j’entrai dans leur ville avec les plus apparents de ma troupe, du nombre desquels fut le grand maître de l’évêque du Liège, qui par malheur fut reconnu comme j’entrais en mon logis, accompagnée de tout ce peuple ivre et armé. Lors commencent à lui crier injures et à vouloir charger ce bonhomme, qui était un vieillard vénérable de quatre-vingts ans, ayant la barbe blanche jusques à la ceinture. Je le fis entrer dans mon logis, où ces ivrognes faisaient pleuvoir les arquebusades contre les murailles – qui n’étaient que de terre. Voyant ce tumulte, je demande si l’hôte de la maison n’était point là-dedans. Il s’y trouve de bonne fortune. Je le prie qu’il se mette à la fenêtre, et qu’il me fasse parler aux plus apparents – ce qu’à toute peine il veut faire. Enfin, [moi] ayant assez crié par la fenêtre, les bourgmestres viennent parler à moi, si saouls qu’ils ne savaient ce qu’ils disaient. Enfin, leur assurant que je n’avais point su que ce grand maître leur fût ennemi, leur remontrant de quelle importance leur était d’offenser une personne de ma qualité qui était amie de tous les principaux seigneurs des États, et que je m’assurais que Monsieur le comte de Lalain et tous les autres chefs trouveraient fort mauvaise la réception qu’ils m’avaient faite, [eux] oyant nommer Monsieur de Lalain, ils se changèrent tous. Et lui portant tous plus de respect qu’à tous les rois à qui j’appartenais, le plus vieil d’entre eux me demande en se souriant et bégayant si j’étais donc amie de Monsieur le comte de Lalain. Voyant que sa parenté me servait plus que celle de tous les potentats de la chrétienté, je lui réponds: «Oui, je suis son amie, et sa parente aussi.» Lors ils me font la révérence et me baillent la main, et m’offrent autant de courtoisie comme ils m’avaient fait d’insolence, me priant de les excuser et me promettant qu’ils ne demanderaient rien à ce bonhomme le grand maître, et qu’ils le laisseraient sortir avec moi. Le matin venu, comme je voulais aller à la messe, l’agent que le roi tenait auprès de don Juan, nommé Du Bois, lequel était fort Espagnol, arrive, me disant qu’il avait lettres du roi pour me venir trouver et me conduire sûrement à mon retour; à cette cause il avait prié don Juan de lui bailler Barlemont avec troupe de cavalerie, pour me faire escorte et me mener sûrement à Namur, et qu’il fallait que je priasse ceux de la ville de laisser entrer Monsieur de Barlemont (qui était seigneur du pays) et sa troupe, afin qu’il me pût conduire – ce qu’ils faisaient à double fin, l’une pour se saisir de la ville, et l’autre pour me faire tomber entre les mains de l’Espagnol. Je me trouvai lors en fort grande peine. Le communiquant à Monsieur le cardinal de Lenoncourt, qui n’avait pas envie de tomber entre les mains de l’Espagnol non plus que moi, nous avisâmes qu’il fallait savoir de ceux de la ville s’il y avait quelque chemin par lequel je pusse éviter cette troupe de Monsieur de Barlemont. Et baillant ce petit agent nommé Du Bois à amuser à Monsieur de Lenoncourt, je passe en une autre chambre, où je fais venir ceux de la ville, où je leur fais connaître que s’ils laissaient entrer la troupe de Monsieur de Barlemont ils étaient perdus, qu’ils se saisiraient de la ville pour don Juan; que je les conseillais de s’armer et se tenir prêts à leur porte, montrant contenance de gens avertis et qui ne se veulent laisser surprendre; qu’ils laissassent entrer seulement Monsieur de Barlemont, et rien davantage. Leur vin du jour précédent étant passé, ils prirent bien mes raisons et me crurent, m’offrant d’employer leurs vies pour mon service, et me baillant un guide pour me mener par un chemin auquel je mettrais la rivière entre les troupes de don Juan et moi, et les laisserais de si loin qu’ils ne me pourraient plus atteindre, allant toujours par maisons ou villes tenant le parti des États. Ayant pris cette résolution avec eux, je les envoie faire entrer Monsieur de Barlemont tout seul, lequel étant entré leur veut persuader de laisser entrer sa troupe. Mais voyant cela ils se mutinent, de sorte que peu s’en fallût qu’ils ne le massacrassent, lui disant que s’il ne la faisait retirer hors de la vue de leur ville, qu’ils y feraient tirer l’artillerie – ce qu’ils faisaient afin de me donner temps de passer l’eau avant que cette troupe me pût atteindre. Monsieur de Barlemont étant entré, lui et l’agent Du Bois font ce qu’ils peuvent pour me persuader d’aller à Namur où don Juan m’attendait. Je montre de vouloir faire ce qu’on me conseillerait, et, après avoir ouï la messe et fait un dîner court, je sors de mon logis accompagnée de deux ou trois cents de la ville en armes, et, parlant toujours à Monsieur de Barlemont et à l’agent Du Bois, je prends mon chemin droit à la porte de la rivière, qui était au contraire du chemin de Namur sur lequel était la troupe de Monsieur de Barlemont. Eux, s’en avisant, me dirent que je n’allais pas bien; et moi, les menant toujours de paroles, j’arrivai à la porte de la ville. De laquelle sortant accompagnée d’une bonne partie de ceux de la ville, je double le pas vers la rivière et monte dans le bateau, y faisant promptement entrer tous les miens, Monsieur de Barlemont et l’agent Du Bois me criant toujours du bord de l’eau que je ne faisais pas bien, que ce n’était point l’intention du roi, qui voulait que je passasse par Namur. Nonobstant leurs crieries nous passons promptement l’eau, et pendant que l’on passait à deux ou trois voyages nos litières et nos chevaux, ceux de la ville, exprès pour me donner temps, amusent par mille crieries et mille plaintes Monsieur de Barlemont et l’agent Du Bois, les arraisonnant en leur patois sur le tort que don Juan avait d’avoir faussé sa foi aux États et rompu la paix, et sur les vieilles querelles de la mort du comte d’Egmont, et le menaçant toujours que si sa troupe paraissait auprès de la ville, qu’ils feraient tirer l’artillerie. Il me donnèrent temps de m’éloigner en telle sorte que je n’avais plus à craindre cette troupe, guidée de Dieu et de l’homme qu’ils m’avaient baillé. Je logeai ce soir-là en un château fort nommé Fleurines, qui était à un gentilhomme qui tenait le parti des États, et lequel j’avais vu avec le comte de Lalain. Le malheur fut tel que ledit gentilhomme ne s’y trouva point, et n’y avait que sa femme. Et comme nous fûmes entrés dans la basse-cour, la trouvant ouverte, elle prit l’alarme et s’enfuit dans son donjon, levant le pont, résolue, quoi que nous lui pussions dire, de ne nous point laisser entrer. Cependant une compagnie de trois cents hommes de pieds que don Juan avait envoyée pour nous couper chemin et pour se saisir dudit château de Fleurines, sachant que j’y allais loger, paraît sur un petit haut à mille pas de là. Et estimant que nous fussions entrés dans le donjon, ayant pu connaître de là que nous étions tous entrés dans la cour, firent halte, et se logèrent à un village là auprès, espérant de m’attraper le lendemain matin. Comme nous étions en ces altères, pour ne nous voir que dedans la cour (qui n’était fermée que d’une méchante muraille et d’une méchante porte qui eût été bien aisée à forcer), disputant toujours avec la dame du château inexorable à nos prières, Dieu nous fit cette grâce que son mari Monsieur de Fleurines y arriva à nuit fermante, lequel soudain nous fit entrer dans son château, se courrouçant fort à sa femme de l’indiscrète incivilité qu’elle avait montrée. Ledit sieur de Fleurines nous venait trouver de la part du comte de Lalain pour me faire sûrement passer par les villes des États, ne pouvant quitter l’armée des États, de laquelle il était chef, pour me venir accompagner. Ce bon rencontre fut si heureux que, le maître de la maison s’offrant de m’accompagner jusques en France, nous ne passâmes plus par aucunes villes où je ne fusse honorablement et paisiblement reçue, pour ce que c’était pays des États, y recevant ce seul déplaisir que je ne pouvais repasser à Mons comme j’avais promis à la comtesse de Lalain; et n’en approchai pas plus près que de Nivelles (qui était à sept grandes lieues de là), qui fut cause, la guerre étant si forte comme elle était, que nous ne nous pûmes voir elle et moi, ni aussi peu Monsieur le comte de Lalain qui était, comme j’ai dit, en l’armée des États vers Anvers. Je lui écrivis seulement de là par un homme de ce gentilhomme qui me conduisait. Elle soudain, me sachant là, m’envoie deux des gentilshommes plus apparents qui fussent demeurés là, pour me conduire jusques à la frontière de France (car j’avais à passer tout le Cambrésis, qui était mi-parti pour l’Espagnol et pour les États), avec lesquels j’allai loger au Château_Cambrésis. D’où eux s’en retournant, je lui envoyai pour se souvenir de moi une robe des miennes que je lui avais ouï fort estimer quand je la portais à Mons, qui était de satin noir toute couverte de broderie de canon, qui avait coûté huit ou neuf cents écus. Arrivant au Château_Cambrésis, j’eus avis que quelques troupes huguenotes avaient dessein de m’attaquer entre la frontière de Flandre et de France; ce que n’ayant communiqué qu’à peu de personnes, une heure avant le jour je fus prête, envoyant quérir nos litières et chevaux pour partir. Le chevalier Salviati faisait le long, comme il avait fait au Liège; ce que connaissant qu’il faisait à dessein, je laisse là ma litière, et montant à cheval, ceux qui furent les premiers prêts me suivirent, de sorte que je fus au Catelet à dix heures du matin, ayant par la seule grâce de Dieu échappé toutes les embûches et aguets de mes ennemis. De là allant chez moi à La_Fère pour y séjourner jusques à tant que je saurais la paix être faite, j’y trouvai, arrivé devant moi, un courrier de mon frère qui avait charge de m’attendre là pour, soudain que je serais arrivée, retourner en poste et l’en avertir. Il écrivait par lui que la paix était faite, et que le roi s’en retournait à Paris; que pour lui, sa condition allait toujours en empirant, n’y ayant sorte de défaveurs et indignités que l’on ne fît tous les jours éprouver et à lui et aux siens, et que ce n’était tous les jours que querelles nouvelles que l’on suscitait à Bussy et aux honnêtes gens qui étaient avec lui. Ce qui lui faisait attendre avec extrême impatience mon retour à La_Fère pour m’y venir trouver. Je lui redépêche soudain son homme, par lequel averti de mon retour, il envoya soudain Bussy avec toute sa Maison à Angers, et prenant seulement quinze ou vingt hommes des siens, s’en vint en poste me trouver chez moi à La_Fère; qui fut un des grands contentements que j’aie jamais reçus, de voir personne chez moi que j’aimais et honorais tant. Où je me mis peine de lui donner tous les plaisirs que je pensais lui pouvoir rendre ce séjour agréable, ce qui était si bien reçu de lui qu’il eût volontiers dit, comme saint Pierre, «Faisons ici nos tabernacles», si le courage tout royal qu’il avait, et la générosité de son âme ne l’eussent appelé à choses plus grandes. La tranquillité de notre Cour, au prix de l’agitation de l’autre d’où il partait, lui rendait tous les plaisirs qu’il y recevait si doux qu’à toute heure il ne se pouvait empêcher de me dire: «O ma reine, qu’il fait bon avec vous! Mon Dieu, cette compagnie est un paradis comblé de toutes sortes de délices, et celle d’où je suis parti un enfer rempli de toutes sortes de furies et tourments.» Nous passâmes près de deux mois, qui ne nous furent que deux petits jours, en cet heureux état. Durant lequel, lui ayant rendu compte de ce que j’avais fait pour lui en mon voyage de Flandre et des termes où j’avais mis ses affaires, il trouva fort bon que Monsieur le comte de Montigny, frère du comte de Lalain, vînt résoudre avec lui des moyens qu’il y fallait tenir, et pour prendre aussi assurance de leur volonté, et eux de la sienne. Il y vint accompagné de quatre ou cinq des plus principaux du Hainaut, l’un desquels avait lettre et charge de Monsieur d’Inchy d’offrir son service à mon frère, et l’assurer de la citadelle de Cambrai. Monsieur de Montigny, lui, portait parole de la part de son frère le comte de Lalain de lui remettre entre ses mains tout le Hainaut et l’Artois, où il y a plusieurs bonnes villes. Ces offres très assurées reçues de mon frère, il les renvoya avec présents de médailles d’or où la figure de lui et de moi y était, et assurant les accroissements et bienfaits qu’ils pourraient espérer de lui. De sorte que, s’en retournant, ils préparèrent toutes choses pour la venue de mon frère qui, se délibérant d’avoir ses forces prêtes dans peu de temps pour y aller, s’en retourne à la Cour pour tâcher de tirer des commodités du roi pour fournir à cette entreprise. Moi, voulant faire mon voyage de Gascogne et ayant préparé toutes choses pour cet effet, je m’en retournai à Paris, où arrivant, mon frère me vint trouver à une journée de Paris. Et le roi et la reine ma mère, et la reine Louise, avec toute la Cour, me firent cet honneur de venir au devant de moi jusques à Saint_Denis, qui était ma dînée, où il me reçurent avec beaucoup d’honneur et de bonne chère, se plaisant à me faire raconter les honneurs et magnificences de mon voyage et séjour du Liège, et les aventures de mon retour. En ces agréables entretiens, étant tous dans le chariot de la reine ma mère, nous arrivâmes à Paris, où après avoir soupé et le bal étant fini, le roi et la reine ma mère étant ensemble, je m’approche d’eux, et leur dis que je les suppliais ne trouver mauvais si je les requérais avoir agréable que j’allasse trouver le roi mon mari; que la paix étant faite, c’était chose qui ne lui pouvait être suspecte, et qu’à moi me serait préjudiciable et malséant si je demeurais davantage à y aller. Ils montrent tous deux de le trouver très bon, et de louer la volonté que j’en avais. Et la reine ma mère me dit qu’elle voulait m’y accompagner, étant aussi son voyage nécessaire en ce pays-là pour le service du roi, auquel elle dit aussi qu’il fallait qu’il me baillât des moyens pour mon voyage; ce que le roi librement m’accorda. Et moi, ne voulant rien laisser en arrière qui me pût faire revenir à la Cour (ne m’y pouvant plus plaire lorsque que mon frère en serait dehors, que je voyais qu’il se préparait pour s’en aller bientôt en son entreprise de Flandre), je suppliai la reine ma mère de se souvenir de ce qu’elle m’avait promis à la paix avec mon frère: qu’advenant que je partisse pour m’en aller en Gascogne, elle me ferait bailler des terres pour l’assignat de mon dot. Elle s’en ressouvint, et le roi le trouve très raisonnable, et me promet qu’il serait fait. Je le supplie que ce soit promptement, pour ce que je désirais partir, s’il lui plaisait, dans le commencement du mois prochain. Ce qui fut ainsi arrêté, mais à la façon de la Cour; car au lieu de me dépêcher, et bien que tous les jours je les en sollicitasse, ils me firent traîner cinq ou six mois; et mon frère de même, qui pressait aussi son voyage de Flandre, représentant au roi que c’était l’honneur et l’accroissement de la France, que ce serait une invention pour empêcher la guerre civile (tous les esprits remuants et désireux de nouveautés ayant moyen d’aller en Flandre passer leur fumée et se saouler de la guerre), que cette entreprise servirait aussi, comme le Piémont, d’école à la noblesse de France, pour s’exercer aux armes et y faire revivre des Monluc et Brissac, des Termes et des Bellegarde, tels que ces grands maréchaux qui, s’étant façonnés aux guerres du Piémont, avaient depuis si glorieusement et heureusement servi leur roi et leur patrie… année 1578 Ces remontrances étaient belles et véritables; mais elles n’avaient tant de poids qu’elles pussent emporter à la balance l’envie que l’on portait à l’accroissement de la fortune de mon frère, auquel l’on donna tous les jours nouveaux empêchements pour le retarder d’assembler ses forces et les moyens qui lui étaient nécessaires pour aller en Flandre, lui faisant cependant, à lui, à Bussy, et à ses autres serviteurs, mille indignités, et faisant attaquer plusieurs querelles à Bussy, tantôt par Caylus, tantôt par Gramont, de jour, de nuit, et à toutes heures, estimant qu’à quelqu’une de ces alarmes mon frère s’y précipiterait. Ce qui se faisait sans le su du roi. Mais Maugiron, qui le possédait lors et qui, ayant quitté le service de mon frère, croyait qu’il s’en dût ressentir (ainsi qu’il est ordinaire que qui offense ne pardonne jamais), hayait mon frère d’une telle haine qu’il conjurait sa ruine en toutes façons, le bravant et méprisant sans respect, comme l’imprudence d’une folle jeunesse, enflée de la faveur du roi, le poussait à faire toutes insolences, s’étant ligué avec Caylus, Saint-Luc, Saint-Mégrin, Gramont, Mauléon, Livarot, et quelques autres jeunes gens que le roi favorisait [et] qui, suivis de toute la Cour (à la façon des courtisans qui ne suivent que la faveur), entreprenaient toutes choses qui leur venaient en fantaisie, quelles qu’elles fussent. De sorte qu’il ne se passait jour qu’il n’y eut nouvelle querelle entre eux et Bussy, de qui le courage ne pouvait céder à nul. Mon frère, considérant que ces choses n’étaient pas pour avancer son voyage de Flandre, désirant plutôt adoucir le roi que l’aigrir (pour l’avoir favorable en son entreprise), estimant aussi que Bussy, étant dehors, avancerait davantage de dresser les troupes nécessaires pour son armée, il l’envoie par ses terres pour y donner ordre. Mais Bussy étant parti, la persécution de mon frère ne cessa pour cela. Et connut-on alors qu’encore que les belles qualités qu’il avait apportassent beaucoup de jalousie à Maugiron et à ces autres jeunes gens qui étaient près du roi, que la principale cause de leur haine contre Bussy était qu’il était serviteur de mon frère. Car depuis qu’il fut parti, ils bravent et morguent mon frère avec autant de mépris, et si apparemment que tout le monde le connaissait, encore que mon frère fût fort prudent et très patient de son naturel, et qu’il eût résolu de souffrir toutes choses pour faire ses affaires en son entreprise de Flandre, espérant par ce moyen en sortir bientôt et ne s’y revoir jamais plus sujet. Cette persécution et ces indignités lui furent toutefois fort ennuyeuses et honteuses, même voyant qu’en haine de lui l’on tâchait de nuire en toutes façons à ses serviteurs: ayant depuis peu de jours fait perdre un grand procès à Monsieur de La Chastre, pour ce que depuis peu il s’était rendu serviteur de mon frère – le roi s’étant tellement laissé emporter aux persuasions de Maugiron et de Saint-Luc, qui étaient amis de Madame de Senneterre, qu’il avait lui-même été solliciter ce procès pour elle contre Monsieur de La Chastre, qui s’en sentant offensé (comme l’on peut penser), faisait participer mon frère à sa juste douleur. En ces jours-là, le mariage de Saint-Luc se fit, auquel mon frère ne voulant assister, me pria aussi d’en faire de même. Et la reine ma mère, qui ne se plaisait guère à la débordée outrecuidance de ces jeunes gens, craignant aussi que tout ce jour serait en joie et en débauche, et que, mon frère n’ayant voulu être de la partie, l’on lui en dressât quelqu’une qui lui fût préjudiciable, elle fit trouver bon au roi qu’elle allât le jour des noces dîner à Saint-Maur, et nous y mena mon frère et moi. C’était le lundi gras. Nous revînmes le soir, la reine ma mère ayant tellement prêché mon frère qu’elle le fît consentir de paraître et se trouver au bal, pour complaire au roi. Mais au lieu que cela amendât ses affaires, elles s’en empirèrent. Car y étant, Maugiron et autres de sa cabale commencèrent à le gausser avec des paroles si piquantes qu’un moindre que lui s’en fût offensé, lui disant qu’il avait bien perdu sa peine de s’être rhabillé, que l’on ne l’avait point trouvé à dire l’après-dînée, qu’il était venu à l’heure des ténèbres parce qu’elles lui étaient propres, et l’attaquant de sa laideur [et] de sa petite taille; tout cela se disant à la nouvelle mariée qui était auprès de lui, si haut qu’il se pouvait entendre. Mon frère, connaissant que cela se faisait exprès pour le faire répondre et le brouiller par ce moyen avec le roi, s’ôte de là, si plein de dépit et de colère qu’il n’en pouvait plus. Lequel, après en avoir conféré avec Monsieur de La Chastre, se résolut de s’en aller pour quelques jours à la chasse, pensant par son absence attiédir l’animosité de ces jeunes gens contre lui, et en faire plus aisément ses affaires avec le roi pour la préparation de l’armée qui lui était nécessaire pour aller en Flandre. Il s’en va trouver la reine ma mère qui se déshabillait, lui dit ce qui s’était passé au bal, de quoi elle fut très marrie, et lui fait entendre la résolution que là dessus il avait prise, qu’elle trouve très bonne; et lui promet de la faire agréer au roi, et en son absence de le solliciter de lui fournir promptement ce qu’il lui avait promis pour son entreprise de Flandre. Et Monsieur de Villequier étant là, elle lui commande d’aller faire entendre au roi le désir que mon frère avait d’aller pour quelques jours à la chasse, ce qui lui semblait qu’il ne serait que bon, pour apaiser toutes les brouilleries qui étaient entre lui et ces jeunes gens, Maugiron, Saint-Luc, Caylus et les autres. Mon frère se retirant en sa chambre, tenant son congé pour obtenu, commande à tous ses gens d’être le lendemain prêts pour aller à la chasse à Saint-Germain, où il voulait demeurer quelques jours à courre le cerf, ordonne à son grand veneur d’y faire trouver les chiens, et se couche en cette intention de se lever lendemain matin pour aller à la chasse soulager et divertir un peu son esprit des brouilleries de la Cour. Monsieur de Villequier cependant était allé, par le commandement de la reine ma mère, demander son congé au roi, qui d’abord lui accorda. Mais demeuré seul en son cabinet avec le conseil de Jéroboam de cinq à six jeunes hommes, ils lui rendent ce partement fort suspect, et le mettent en telle appréhension qu’ils lui font faire une des plus grandes folies qui se soit faite en notre temps, qui fut de prendre mon frère et tous ses principaux serviteurs prisonniers. S’il fut imprudemment délibéré, il fut encore plus indiscrètement exécuté. Car le roi, soudain prenant sa robe de nuit, s’en alla trouver la reine ma mère tout ému, comme en une alarme publique où l’ennemi eût été à la porte, lui disant: «Comment, Madame, que pensez-vous m’avoir demandé, de laisser aller mon frère? Ne voyez-vous pas, s’il s’en va, le danger où vous mettez mon État? Sans doute, sous cette chasse, il y a quelque dangereuse entreprise. Je m’en vais me saisir de lui et de tous ses gens, et ferai chercher dans ses coffres. Je m’assure que nous découvrirons de grandes choses.» – et à même temps ayant avec lui le sieur de Losse, capitaine des gardes, et quelques archers écossais. La reine ma mère, craignant qu’en cette précipitation il fît quelque tort à la vie de mon frère, le prie qu’elle aille avec lui, et toute déshabillée comme elle était, s’accommodant comme elle put avec son manteau de nuit, le suit, montant à la chambre de mon frère, où le roi frappe rudement, criant que l’on lui ouvrît, que c’était lui. Mon frère se réveille en sursaut, et sachant bien qu’il n’avait rien fait qui lui dût donner crainte, dit à Cangé son valet de chambre qu’il lui ouvrît la porte. Le roi, entrant en cette furie, commença à le gourmander, et lui dire qu’il ne cesserait jamais d’entreprendre contre son État, et qu’il lui apprendrait que c’est que de s’attaquer à son roi. Sur cela, il commande à ses archers d’emporter ses coffres hors de là, et de tirer ses valets de chambre hors de la chambre. Il fouille lui-même le lit de son frère pour voir s’il y trouverait quelques papiers. Mon frère ayant une lettre de Madame de Sauve qu’il avait reçue ce soir là, laquelle il prend à la main pour empêcher que l’on ne la vît, le roi s’efforce de la lui ôter. Lui y résistant, et le priant à mains jointes de ne la voir point, cela en donne plus d’envie au roi, croyant que ce papier serait assez suffisant pour faire le procès à mon frère… Enfin, l’ayant ouverte en la présence de la reine ma mère, ils restèrent aussi confus que Caton, quand, ayant contraint César dans le sénat de montrer le papier qui lui avait été apporté, disant que c’était chose qui importait au bien de la république, il lui fit voir que c’était une lettre d’amour de la sœur du même Caton adressante à César. La honte de cette tromperie augmentant plutôt par le dépit la colère du roi que la diminuant, sans vouloir écouter mon frère (lequel demandait sans cesse de quoi on l’accusait et pourquoi l’on le traitait ainsi), [il] le commet à la garde de Monsieur de Losse et des Écossais, leur commandant de ne le laisser parler à personne. Cela se fit une heure après minuit. Mon frère demeure en cette façon, étant plus en peine de moi que de lui, croyant bien que l’on m’en avait fait autant, et ne croyant pas qu’un si violent et si injuste commencement ne pût avoir qu’une sinistre fin. Et voyant que Monsieur de Losse avait la larme à l’œil de regret de voir passer les choses en cette sorte, et que toutefois à cause des archers qui étaient là il ne lui osait parler librement, il lui demande seulement ce qui était de moi. Monsieur de Losse répond que l’on ne m’avait encore rien demandé. Mon frère lui répond: «Cela soulage beaucoup ma peine de savoir ma sœur libre; mais encore qu’elle soit en cet état, je m’assure qu’elle m’aime tant qu’elle aimera mieux se captiver avec moi que de vivre libre sans moi.» Et le pria d’aller supplier la reine ma mère qu’elle obtînt du roi que je demeurasse à sa captivité avec lui, ce qui lui fut accordé. Cette ferme créance qu’il eut de la grandeur et fermeté de mon amitié me fut une obligation si particulière, bien que par ses bons offices il en eût acquis plusieurs grandes sur moi, que j’ai toujours mis celle-là au premier rang. Soudain qu’il eut cette permission, qui fut sur le point du jour, il pria Monsieur de Losse de m’envoyer un archer écossais qui était là, pour m’annoncer cette triste nouvelle et me faire venir en sa chambre. Cet archer, entrant en la mienne, trouve que je dormais encore sans avoir rien su de tout ce qui s’était passé. Il ouvre mon rideau, et, en langage propre aux Écossais, me dit: «Bonjour, Madame, Monsieur votre frère vous prie de le venir voir.» Je regarde cet homme, presque toute endormie, pensant rêver, et le reconnaissant je lui demande s’il n’était pas un Écossais de la garde. Il me dit que oui, et je lui répliquai: «Et qu’est-ce donc? Mon frère n’a-t-il point d’autre messager que vous pour m’envoyer?» Il me dit que non, que ses gens lui avaient été ôtés. Et me conta en son langage ce qui lui était advenu la nuit, et que mon frère avait obtenu permission pour moi de demeurer avec lui pendant sa captivité. Et voyant que je m’affligeais fort, il s’approcha de moi et me dit tout bas: «Ne vous fâchez point: j’ai moyen de sauver Monsieur votre frère, et le ferai, n’en doutez point; mais il faudra que je m’en aille avec lui.» Je l’assurai de toute la récompense qu’il pouvait espérer de nous, et me hâtant de m’habiller je m’en allai avec lui toute seule à la chambre de mon frère. Il me fallait traverser toute la Cour, toute pleine de gens qui avaient accoutumé de courir pour me voir et honorer; lors, chacun voyant (comme courtisans) comme la Fortune me tournait visage, eux aussi ne firent pas semblant de m’apercevoir. Entrant en la chambre de mon frère, je le trouve avec une si grande constance qu’il n’avait rien changé de sa façon ni de sa tranquillité ordinaire. Me voyant, il me dit, m’embrassant avec un visage plus joyeux que triste: «Ma reine, cessez, je vous prie, vos larmes. En la condition que je suis, votre ennui est la seule chose qui me pourrait affliger. Car mon innocence et la droite intention que j’ai eue m’empêchent de craindre toutes les accusations de mes ennemis. Si injustement l’on veut faire tort à ma vie, ceux qui feront cette cruauté se feront plus de tort qu’à moi, qui ai assez de courage et de résolution pour mépriser une injuste mort. Aussi n’est-ce ce que je redoute le plus, ma vie ayant été jusques ici accompagnée de tant de traverses et de peines, que, ne sachant que c’est des félicités de ce monde, je ne dois avoir regret de les abandonner. La seule appréhension que j’ai est que, ne me pouvant faire justement mourir, l’on me veuille faire languir en la solitude d’une longue prison, où encore je mépriserai leur tyrannie – pourvu que vous me vouliez tant obliger de m’assister de votre présence.» Ces paroles, au lieu d’arrêter mes larmes, me pensèrent faire verser toute l’humeur de ma vue. Je lui réponds en sanglotant que ma vie et ma fortune étaient attachées à la sienne, qu’il n’était en la puissance que de Dieu seul d’empêcher que je l’assistasse en quelque condition qu’il pût être, que si on l’emmenait de là et que l’on ne me permît d’être avec lui, je me tuerais en sa présence. Passant [le temps] en ces discours, et recherchant ensemble l’occasion qui avait convié le roi de prendre une si cruelle et injuste aigreur contre lui, et ne nous la pouvant imaginer, l’heure vint de l’ouverture de la porte du château, où un jeune homme indiscret qui était à Bussy, étant reconnu par les gardes et arrêté, [ils] lui demandèrent où il allait. Lui, étonné et surpris, leur répondit qu’il allait trouver son maître. Cette parole rapportée au roi, l’on soupçonne qu’il est dans le Louvre, où, l’après-dînée, [Bussy] revenant de Saint-Germain, mon frère l’avait fait entrer parmi la troupe pour conférer avec lui des affaires de l’armée qu’il faisait pour Flandre, ne pensant pas lors devoir partir si tôt de la Cour, comme depuis inopinément il résolut. Le soir, sur les occasions que j’ai dites, L’Archant, capitaine des gardes, ayant commandement du roi de le chercher et de se saisir de lui et de Simier s’il les trouvait (faisant cette commission à regret, pour être ami intime à Bussy, duquel il était appelé par alliance son père, et lui le nommait son fils), il monte à la chambre de Simier, où il se saisit de lui; et se doutant bien que Bussy y était caché, il fait une légère recherche, étant bien aise de ne le trouver pas. Mais Bussy, qui était sur le lit et qui voyait qu’il demeurait seul en cette chambre, craignant que la commission fût donnée à quelqu’autre avec lequel il ne serait en telle sûreté, désirant plutôt d’être en la garde de L’Archant qui était honnête homme et son ami, comme il était d’une humeur gaillarde et bouffonne à qui les dangers et hasards n’avaient jamais pu faire ressentir la peur, [et] comme L’Archant passait la porte pour s’en aller emmenant Simier, il sort la tête du rideau et lui dit: «Hé quoi, mon père! vous en voulez aller ainsi sans moi? N’estimez-vous pas ma conduite plus honorable que celle de ce pendard de Simier?» L’Archant se tourna et lui dit: «Ah, mon fils, plût à Dieu qu’il m’eût coûté un bras, et que vous ne fussiez pas ici!» Il lui répond: «Mon père, c’est signe que mes affaires se portent bien», allant toujours se gaussant de Simier pour la tremblante peur où il le voyait. L’Archant les mit en une chambre avec gardes, et s’en alla prendre Monsieur de La Chastre et le mener à la Bastille. Pendant que toutes ces choses se faisaient, Monsieur de Losse, bon homme vieil qui avait été gouverneur du roi mon père, et qui m’aimait comme sa fille, ayant la garde de mon frère, connaissant l’injustice que l’on lui faisait, et détestant le mauvais conseil par lequel le roi se gouvernait, ayant envie de nous obliger tous deux, se résout de sauver mon frère. Et pour me découvrir son intention, commande aux archers écossais de se tenir sur le degré au dehors de la porte de mon frère, n’en retenant que deux avec soi, de qui il se fiait. Et me tirant à part, me dit: «Il n’y a bon Français à qui le cœur ne saigne de voir ce que nous voyons. J’ai été trop serviteur du roi votre père pour ne sacrifier ma vie pour ses enfants. Je crois que j’aurai la garde de Monsieur votre frère en quelque lieu que l’on le tienne: assurez-le qu’au hasard de ma vie je le sauverai. Mais afin que l’on ne s’aperçoive de mon intention, ne parlons plus ensemble; mais soyez-en certaine.» Cette espérance me consolait un peu. Et reprenant mon esprit, je dis à mon frère que nous ne devions point demeurer en cette forme d’inquisition sans savoir ce que nous avions fait, que c’était à faire à des faquins d’être tenus ainsi. Je priai Monsieur de Losse, puisque le roi ne voulait permettre que la reine ma mère montât, qu’il lui plût nous faire savoir par quelqu’un des siens la cause de notre rétention. Monsieur de Combaud, qui était chef du conseil des jeunes gens, nous fut envoyé, qui avec sa gravité naturelle nous dit qu’il était envoyé là pour savoir ce que nous voulions faire entendre au roi. Nous lui dîmes que nous désirions de parler à quelqu’un du roi pour savoir l’occasion de notre rétention, que nous ne la pouvions imaginer. Il nous répond gravement qu’il ne fallait demander aux dieux et aux rois raison de leurs effets, qu’ils faisaient tout à bonne et juste cause. Nous lui répondîmes que nous n’étions pas personnes pour être tenues comme ceux que l’on met à l’Inquisition, et que l’on leur fait deviner ce qu’ils ont fait. Nous n’en pûmes tirer autre chose, sinon qu’il s’emploierait pour nous, et qu’il nous y ferait tous les meilleurs offices qu’il pourrait. Mon frère se prend à rire. Mais moi, qui étais convertie en douleurs, pour voir en danger mon frère que je chérissais plus que moi-même, j’eus beaucoup de peine à m’empêcher de lui parler comme il méritait. Pendant qu’il faisait son rapport au roi, la reine ma mère étant en sa chambre avec l’affliction que l’on peut penser (qui, comme princesse très prudente, prévoyait bien que cet excès fait sans sujet ni raison pourrait, si mon frère n’avait le naturel bon, apporter beaucoup de malheur en ce royaume), envoya quérir tous les vieux du conseil, Monsieur le chancelier, les princes, seigneurs et maréchaux de France, qui étaient tous merveilleusement scandalisés du mauvais conseil que l’on avait donné au roi, disant tous à la reine ma mère qu’elle s’y devait opposer et remontrer au roi le tort qu’il se faisait, [qu’]on ne pouvait empêcher que ce qui avait été fait jusques alors ne fût, mais qu’il fallait rhabiller cela le mieux que l’on pourrait. La reine ma mère va soudain trouver le roi avec tous ces Messieurs, qui lui remontrent de quelle importance étaient ces effets. Le roi, ayant les yeux dessillés du pernicieux conseil de ces jeunes gens, trouve bon que ces vieux seigneurs et conseillers le lui représentent, et priant la reine ma mère de rhabiller cela, et faire que mon frère oubliât tout ce qui s’était passé, et qu’il n’en sût point mauvais gré à ces jeunes gens, et que par même moyen l’accord de Bussy et de Caylus fût fait. Cela résolu, toutes les gardes furent soudain ôtées à mon frère. Et la reine ma mère, le trouvant en sa chambre, lui dit qu’il devait louer Dieu de la grâce qu’il lui avait faite de le délivrer d’un si grand danger, qu’elle avait vu l’heure qu’elle ne savait qu’espérer de sa vie; que, puisqu’il connaissait par cela que le roi était de telle humeur qu’il s’offensait non seulement des effets mais des imaginations, et qu’étant résolu en ses opinions, sans s’arrêter à aucun avis ni d’elle ni d’autre, il exécutait tout ce qui lui venait en fantaisie, pour ne le jeter plus en ces aigreurs, cela le devait faire résoudre à s’accommoder du tout à sa volonté, et de venir trouver le roi, montrant ne se ressentir point de ce qui s’était passé contre sa personne, et ne s’en souvenir point. Nous lui répondîmes que nous avions grandement à louer Dieu de la grâce qu’il nous avait faite de nous garantir de l’injustice que l’on nous préparait, à quoi, après Dieu, nous reconnaissions lui en avoir à elle toute l’obligation; mais que la qualité de mon frère ne permettait pas que l’on le pût mettre en prison sans sujet, et l’en tirer sans formalité de justification et satisfaction. La reine répond [que], les choses faites, Dieu même ne pouvait faire qu’elle ne fussent, mais que l’on rhabillerait le désordre qui avait été à sa prise en faisant sa délivrance avec tout l’honneur et satisfaction qu’il pourrait désirer; qu’aussi, qu’il fallait qu’il contentât le roi en tout, lui parlant avec tel respect et de telle affection à son service qu’il en demeurât content; et qu’il fît, outre cela, que Bussy et Caylus s’accordassent, de sorte qu’il ne restât rien qui les pût brouiller – avouant bien que le principal motif qui avait produit ce mauvais conseil et ces mauvais effets avait été la crainte que l’on avait eue du combat que le vieil Bussy, digne père d’un si digne fils, avait demandé, suppliant le roi trouver bon qu’il secondât son fils le brave Bussy, et que Monsieur de Caylus fût secondé du sien: qu’eux quatre finiraient cette querelle, sans brouiller la Cour comme elle avait été pour cette querelle ni mettre tant de gens en peine. Mon frère lui promit que Bussy, voyant qu’il n’y avait point d’espérance de se battre, ferait pour sortir de prison ce qu’elle lui commanderait. La reine ma mère redescendant, elle fit trouver bon au roi de faire sa délivrance avec honneur. Et pour cet effet, il vint en la chambre de la reine ma mère avec tous les princes, seigneurs, et autres conseillers de son conseil, et nous envoyant quérir mon frère et moi par Monsieur de Villequier. Où, comme nous allions trouver Sa Majesté, passant par les salles et chambres, nous les trouvâmes toutes pleines de gens qui nous regardaient la larme à l’œil, louant Dieu de nous voir hors de danger. Entrant dans la chambre de la reine ma mère, nous trouvâmes le roi avec cette compagnie que j’ai dit, qui, voyant mon frère, lui dit qu’il le priait de ne point trouver étrange et ne s’offenser point de ce qu’il avait fait, poussé du zèle qu’il avait au repos de son État, et qu’il crût que ce n’avait point été avec intention de lui faire nul déplaisir. Mon frère lui répond qu’il devait et avait voué tant de service à Sa Majesté qu’il trouverait toujours bon tout ce qu’il lui plairait, mais qu’il le suppliait très humblement considérer que la dévotion et fidélité qu’il lui avait témoignée ne méritait pas un tel traitement; toutefois, qu’il n’en accusait que son malheur, et restait assez satisfait si le roi reconnaissait son innocence. Le roi lui répondit que oui, qu’il n’en était point en doute, et qu’il le priait de faire autant d’état de son amitié qu’il avait jamais fait. Sur cela, la reine ma mère les prit tous deux et les fit embrasser. Soudain, le roi commanda que l’on fît venir Bussy pour l’accorder avec Caylus, et que l’on mît en liberté Simier et Monsieur de La Chastre. Bussy entrant en la chambre avec cette belle façon qui lui était naturelle, le roi lui dit qu’il voulait qu’il s’accordât avec Caylus, et qu’il ne se parlât plus de leur querelle, et lui commandant d’embrasser Caylus. Bussy lui répond: «Sire, s’il vous plaît que je le baise, j’y suis tout disposé.» Et accommodant les gestes à la parole, lui fit une embrassade à la Pantalonne. De quoi toute la compagnie, bien qu’encore étonnée et saisie de ce qui s’était passé, ne se put empêcher de rire, les plus avisés jugeant que cette légère satisfaction que recevait mon frère n’était appareil suffisant à si grand mal. Cela fait, le roi et la reine ma mère, s’approchant de moi, me dirent qu’il fallait que je tinsse la main à ce que mon frère ne conservât nulle souvenance qui le pût éloigner de l’obéissance et affection qu’il devait au roi. Je lui répondis que mon frère était si prudent et avait tant de dévotion à son service, qu’il n’avait besoin d’y être sollicité ni par moi ni par autre; mais qu’il n’avait reçu et ne recevrait jamais autre conseil de moi que ce qui serait conforme à leur volonté et son devoir. Étant lors trois heures après midi, que personne n’avait encore dîné, la reine ma mère voulut que nous dînassions tous ensemble, puis commanda à mon frère et à moi d’aller changer nos habits (qui étaient convenables à la triste condition d’où nous étions présentement sortis) et nous aller parer pour nous trouver au souper du roi et au bal. Elle y fut obéie pour les choses qui se pouvaient dévêtir ou remettre; mais pour le visage, qui est la vive image de l’âme, la passion du juste mécontentement que nous avions s’y lisait aussi apparente qu’elle y avait été imprimée, avec la force et violence du dépit et juste dédain que nous ressentions par l’effet de tous les actes de cette tragi-comédie. Laquelle étant finie de cette façon, le chevalier de Seurre (que la reine ma mère avait baillé à mon frère pour coucher en sa chambre, et qu’elle prenait plaisir d’ouïr quelquefois causer, pour être d’humeur libre, et qui disait de bonne grâce ce qu’il voulait, tenant un peu de l’humeur d’un philosophe cynique) se trouvant devant elle, elle lui demande: «Eh bien, Monsieur de Seurre, que dites-vous de tout ceci? — C’est trop peu, dit-il, pour faire à bon escient, et trop pour se jouer.» Et se tournant vers moi sans qu’elle le pût entendre, me dit: «Je ne crois pas que ce soit ici le dernier acte de ce jeu; notre homme (voulant parler de mon frère) me tromperait bien s’il en demeurait là.» Cette journée étant passée de cette façon, le mal ayant seulement été adouci par le dehors et non par le dedans, les jeunes gens qui possédaient le roi jugeant le naturel de mon frère par le leur peu expérimenté (ne permettant pas qu’ils pussent juger ce que peut le devoir et l’amour de la patrie sur un prince si grand et si bien né qu’il était), persuadent au roi, pour toujours joindre leur cause à la sienne, que mon frère n’oublierait jamais l’affront public qu’il avait reçu et s’en voudrait venger. Le roi, sans se souvenir de l’erreur que lui avaient fait commettre ces jeunes gens, reçoit soudain cette seconde impression, et commande aux capitaines des gardes que l’on prît soigneusement garde aux portes que mon frère ne sortît point, et que tous les soirs l’on fît sortir tous les gens de mon frère hors du Louvre, lui laissant seulement ce qui couchait d’ordinaire dans sa chambre ou dans sa garde-robe. Mon frère se voyant de cette façon être à la miséricorde de ces jeunes cervelles, qui sans respect ni jugement faisaient disposer de lui au roi comme il leur venait en fantaisie, craignant qu’il ne lui advint pis (ayant l’exemple trop récent de ce qui, sans occasion ni raison, lui avait été fait), ayant supporté trois jours l’appréhension de ce danger, il se résolut de s’ôter de là pour se retirer chez lui et ne revenir plus à la Cour, mais avancer ses affaires le plus promptement qu’il pourrait pour s’en aller en Flandre. Il me communique cette volonté. Voyant que c’était sa sûreté, et que le roi ni cet État n’y pouvaient recevoir de préjudice, je l’approuvai. Et en cherchant les moyens, voyant qu’il ne pouvait sortir par les portes du Louvre (étant si curieusement gardées que même l’on regardait tous ceux qui passaient au visage), il ne s’en trouve point d’autres que de sortir par la fenêtre de ma chambre, qui regardait dans le fossé, et était au second étage. Il me prie pour cet effet faire provision d’un câble fort et de la longueur nécessaire, à quoi je pourvois soudain, faisant emporter le jour même par un garçon qui m’était fidèle une malle de luth qui était rompue, comme pour la faire raccoutrer; et à quelques heures de là, la rapportant, il y mit le câble qui nous était nécessaire. L’heure du souper étant venue, qui était un jour maigre, que le roi ne soupait point, la reine ma mère soupa seule à sa petite salle, et moi avec elle. Mon frère, bien qu’il fût assez patient et discret en toutes ses actions, sollicité de la souvenance de l’affront qu’il avait reçu et du danger qui le menaçait, impatientant de sortir, s’y trouve comme je me lève de table, et me dit à l’oreille qu’il me priait de me hâter et de venir tôt à ma chambre, où il se trouverait. Monsieur de Matignon, qui n’était encore maréchal, un dangereux et fin Normand qui n’aimait point mon frère, en étant averti par quelqu’un qui peut-être n’avait pas bien tenu sa langue, ou le conjecturant sur la façon de quoi me parla mon frère, dit à la reine ma mère, comme elle entrait en sa chambre (ce que j’entr’ouïs presque, étant assez près d’elle et y prenant garde, observant curieusement tout ce qui se passait comme font ceux qui se trouvent en pareil état, et sur le point de leur délivrance sont agités de crainte et d’espérance), que sans doute mon frère s’en voulait aller, que demain il ne serait plus là, qu’il le savait très bien, qu’elle y mît ordre. Je vis qu’elle se troubla à cette nouvelle, ce qui me donna encore plus d’appréhension que nous fussions découverts. Nous entrant en son cabinet, elle me tira à part et me dit: «Avez-vous vu ce que Matignon m’a dit?» Je lui dis: «Je ne l’ai pas entendu, Madame, mais j’ai vu que c’était chose qui vous donnait peine. — Oui, ce dit-elle, bien fort; car vous savez que j’ai répondu au roi que votre frère ne s’en irait point; et Matignon me vient de dire qu’il savait très bien qu’il ne sera demain ici.» Lors me trouvant entre ces deux extrémités, ou de manquer à la fidélité que je devais à mon frère, et mettre sa vie en danger, ou de jurer contre la vérité, chose que je n’eusse voulue pour éviter mille morts, je me trouvai en si grande perplexité que, si Dieu ne m’eût assistée, ma façon eût assez témoigné, sans parler, ce que je craignais qui fût découvert. Mais comme Dieu assiste les bonnes intentions (et sa divine bonté opérait en cette œuvre pour sauver mon frère), je composai tellement mon visage et mes paroles, qu’elle ne put rien connaître que ce que je voulais, et que je n’offensai mon âme ni ma conscience par aucun faux serment. Je lui dis si elle ne connaissait pas bien la haine que Monsieur de Matignon portait à mon frère; que c’était un brouillon malicieux qui avait regret de nous voir tous d’accord; que lors que mon frère s’en irait, que j’en voulais répondre de ma vie; que je m’assurais bien que, ne m’ayant jamais rien celé, qu’il m’eût communiqué son dessein s’il eût eu cette volonté; que, quand cela serait, je lui abandonnerais ma vie. Ce que je disais m’assurant bien que, mon frère étant sauvé, l’on ne m’eût osé faire déplaisir; et au pis aller, quand nous eussions été découverts, j’aimais trop mieux engager ma vie que d’offenser mon âme par un faux serment, et mettre la vie de mon frère en hasard. Elle, ne recherchant pas de près le sens de mes paroles, me dit: «Pensez bien à ce que vous dites. Vous m’en serez caution. Vous m’en répondrez de votre vie.» Je lui dis en souriant que c’était ce que je voulais. Et lui donnant le bonsoir, je m’en allai en ma chambre. Où me déshabillant en diligence, et me mettant au lit pour me défaire de mes dames et filles, étant restée seule avec mes femmes de chambre, mon frère vient avec Simier et Cangé. Et me relevant, nous accommodâmes la corde avec un bâton; et ayant regardé dans le fossé s’il y avait personne, étant seulement aidée de trois de mes femmes qui couchaient en ma chambre et du garçon de la chambre qui m’avait apporté la corde, nous descendons premièrement mon frère, qui riait et gaussait sans avoir aucune appréhension, bien qu’il y eût une très grande hauteur, puis Simier, qui, pâle et tremblant, ne se pouvait presque tenir de peur, puis Cangé, son valet de chambre. Dieu conduisit si heureusement mon frère sans être découvert, qu’il se rendit à Sainte-Geneviève; où Bussy l’attendait, qui, du consentement de l’abbé, avait fait un trou à la muraille de la ville, par lequel il sortit. Et trouvant là des chevaux tout prêts, il se retira à Angers sans aucune infortune. Comme nous descendions Cangé le dernier, il se lève un homme du fond du fossé, qui commence à courir vers le logis qui est auprès du Jeu de paume, qui est le chemin où l’on va vers le corps de garde. Moi, qui en tout ce hasard n’avais jamais appréhendé ce qui était de mon particulier, mais seulement la sûreté ou le danger de mon frère, demeure demi pâmée de peur, croyant que ce fût quelqu’un qui, suivant l’avis de Monsieur de Matignon, eût été mis là pour nous guetter. Estimant que mon frère fût pris, j’entrai en un désespoir qui ne se peut représenter que par l’essai de choses semblables. Étant en ces altères, mes femmes, plus curieuses que moi de ma sûreté et de la leur, prennent la corde et la mettent au feu, afin qu’elle ne fût trouvée si le malheur était si grand que cet homme qui s’était levé du fossé y eût été mis pour guetter. Cette corde, étant fort longue, fait une si grande flamme que le feu se met dans la cheminée, de façon que sortant par dessus le couvert et étant aperçu des archers qui étaient cette nuit-là de garde, ils viennent frapper effroyablement à ma porte, disant que l’on ouvrît promptement. Lors, bien que je pensasse à ce coup-là que mon frère fût pris et que nous fussions tous deux perdus, ayant néanmoins toujours espéré en Dieu qui me conservait le jugement entier (grâce qu’il a plu à Sa divine Majesté me faire en tous les dangers que je me suis trouvée), voyant que la corde n’était pas que demi brûlée, je dis à mes femmes qu’elles allassent à la porte tout bellement demander ce qu’ils voulaient, parlant bas comme si j’eusse dormi – ce qu’elles font. Les archers leur dirent que c’était le feu qui était à ma cheminée, et qu’ils venaient pour l’éteindre. Mes femmes leur dirent que ce n’était rien, et qu’elles l’éteindraient bien, et qu’ils se gardassent bien de m’éveiller… Il s’en revont. Cette alarme passée, à deux heures de là voici Monsieur de Losse, qui me venait quérir pour aller trouver le roi et la reine ma mère, pour leur rendre raison de la sortie de mon frère, en ayant été avertis par l’abbé de Sainte-Geneviève, qui, pour n’en être embrouillé, et du consentement même de mon frère, lorsqu’il vit qu’il était assez loin pour ne pouvoir être attrapé, vint avertir le roi, disant qu’il l’avait surpris en sa maison, et que l’ayant tenu enfermé jusques à ce qu’ils eussent fait leur trou, il n’avait plus tôt pu en venir avertir le roi. Il me trouva au lit, car c’était la nuit. Et me levant soudain avec mon manteau de nuit, une de mes femmes, indiscrète, effrayée, se prend à mon manteau en criant et pleurant, disant que je n’en reviendrais jamais. Monsieur de Losse, la repoussant, me dit tout bas: «Si cette femme avait fait ce trait devant une personne qui ne vous fût serviteur comme je suis, cela vous mettrait en peine; mais ne craignez rien, et louez Dieu, car Monsieur votre frère est sauvé.» Ces paroles me furent un secours bien nécessaire pour me fortifier contre les menaces et intimidations que j’avais à souffrir du roi, que je trouvai assis au chevet du lit de la reine ma mère en une telle colère, que je crois qu’il me l’eût fait ressentir, si la crainte de l’absence de mon frère et la présence de la reine ma mère ne l’en eussent empêché. Ils me dirent tous deux ensemble que [il était convenu que] mon frère ne s’en irait point et que je leur en avais répondu. Je leur dis que oui, mais qu’il m’avait trompée en cela comme eux; toutefois, je leur répondais à peine de ma vie que son partement n’apporterait nulle altération au service du roi, et qu’il s’en allait seulement chez lui pour donner ordre à ce qui lui était nécessaire pour son entreprise de Flandre. Cela l’adoucit un peu, et me laissa retourner en ma chambre. Il eut bientôt nouvelles de mon frère, qui les assuraient de sa volonté, telle comme je leur avais dit. Ce qui fit cesser la plainte, non le mécontentement – montrant en apparence d’y vouloir aider, mais en effet le traversant sous main aux apprêts de son armée pour Flandre. Le temps s’étant passé de cette façon, moi pressant à toute heure le roi de me vouloir permettre d’aller trouver le roi mon mari, voyant qu’il ne me le pouvait plus refuser et ne voulant que je partisse mal satisfaite de lui, désirant infiniment me séparer de l’amitié de mon frère, il m’oblige par toute sorte de bienfaits, me donnant – suivant la promesse que la reine ma mère m’en avait faite à la Paix de Sens –, l’assignat de mon dot en terres, et outre cela la nomination des offices et bénéfices. Et outre la pension qu’il me donnait, telle que les filles de France ont accoutumé d’avoir, il m’en donna encore une de l’argent de ses coffres, prenant la peine de me venir voir tous les matins, me représentant combien son amitié me pouvait être utile, que celle de mon frère me causerait en fin ma ruine, et que la sienne me pouvait faire vivre bienheureuse, et mille autres raisons tendantes à cette fin. À quoi jamais il ne put ébranler la fidélité que j’avais vouée à mon frère, ne pouvant tirer autre chose de moi, sinon que mon plus grand désir était de voir mon frère en sa bonne grâce, qu’il me semblait qu’il n’avait pas mérité d’en être éloigné, et que je m’assurais qu’il s’efforcerait de s’en rendre digne par toute sorte d’obéissance et de très humble service; que pour moi, je me ressentais d’être obligée à lui de tant d’honneurs et de biens qu’il me faisait; qu’il se pouvait bien assurer qu’étant auprès du roi mon mari, je ne manquerais nullement aux commandements qu’il lui plairait me faire, et que je ne travaillerais à autre chose qu’à maintenir le roi mon mari en son obéissance. Mon frère était lors sur son partement de Flandre. La reine ma mère le voulut aller voir à Alençon avant qu’il partît. Je suppliai le roi de trouver bon que je l’accompagnasse pour lui dire adieu, ce qu’il me permit, bien qu’à regret. Revenues que nous fûmes d’Alençon, ayant toutes choses prêtes pour mon partement, je suppliai encore le roi de me laisser aller. Lors la reine ma mère, qui avait aussi un voyage à faire en Gascogne pour le service du roi, ce pays-là ayant besoin de lui ou d’elle, elle se résolut que je n’irais pas sans elle. Et partant de Paris, le roi nous mena à son Dollainville, où, après nous avoir traitées quelques jours, nous prîmes congé de lui. Et dans peu de temps nous fûmes en Guyenne, où, dès que nous entrâmes dans le gouvernement du roi mon mari, l’on me fît entrée partout. Il vint au devant de la reine ma mère jusques à La Réole, ville que ceux de la Religion tenaient, pour les défiances qui étaient encore alors, la paix n’étant encore bien établie, ne lui ayant pu permettre venir plus outre. Il y était très bien accompagné de tous les seigneurs et gentilshommes de la Religion de Gascogne, et de quelques catholiques. La reine ma mère pensait y demeurer peu de temps. Mais il survint tant d’accidents, et du côté des huguenots, et des catholiques, qu’elle fût contrainte d’y demeurer quinze mois. Et en étant fâchée, elle voulait quelquefois attribuer que cela se faisait artificieusement, pour voir plus longtemps de ses filles, pour ce que le roi mon mari était devenu fort amoureux de Dayelle, et Monsieur de Turenne de La Vergne. Ce qui n’empêchait pas que je ne reçusse beaucoup d’honneur et d’amitié du roi, qui m’en témoignait autant que j’en eusse pu désirer, m’ayant dès le premier jour que nous arrivâmes conté tous les artifices qu’on lui avait faits pendant qu’il était à la Cour pour nous mettre mal ensemble (ce qu’il reconnaissait bien avoir été fait seulement pour rompre l’amitié de mon frère et de lui, et pour nous ruiner tous trois), montrant avoir beaucoup de contentement que nous fussions ensemble. années 1579-1582 Nous demeurâmes en cette heureuse condition tant que la reine ma mère fut en Gascogne. Laquelle, après avoir établi la paix, changé de lieutenant de roi à la prière du roi mon mari (ôtant Monsieur de marquis de Villars pour y mettre Monsieur le maréchal de Biron), elle passant en Languedoc, nous la conduisîmes jusques à Castelnau, où prenant congé d’elle, nous nous en revînmes à Pau en Béarn. Où n’ayant nul exercice de la religion catholique, l’on me permit seulement de faire dire la messe en une petite chapelle qui n’a que trois ou quatre pas de long, qui, étant fort étroite, était pleine quand nous y étions sept ou huit. À l’heure que l’on voulait dire la messe, l’on levait le pont du château de peur que les catholiques du pays, qui n’avaient aucun exercice de religion, l’ouïssent, car ils étaient infiniment désireux de pouvoir assister au saint sacrifice, de quoi ils étaient depuis plusieurs années privés. Et poussés de ce saint et juste désir, les habitants de Pau trouvèrent moyen, le jour de la Pentecôte, avant que l’on levât le pont, d’entrer dans le château, se glissant dans la chapelle; où ils n’avaient point été découverts jusques sur la fin de la messe, qu’en trouvant la porte ouverte pour laisser entrer quelqu’un de mes gens, quelque huguenot épiant à la porte les aperçut et l’alla dire au Pin, secrétaire du roi mon mari, lequel possédait infiniment son maître et avait grande autorité en sa Maison, menant toutes les affaires de ceux de la Religion. Lequel y envoya des gardes du roi mon mari, qui, les tirant dehors et les battant en ma présence, les menèrent en prison, où ils furent longtemps, et payèrent une grosse amende. Cette indignité fut ressentie infiniment de moi, qui n’attendais rien de semblable. Je m’en allai plaindre au roi mon mari, le suppliant faire lâcher ces pauvres catholiques, qui n’avaient point mérité un tel châtiment pour avoir voulu, après avoir été si longtemps privés de l’exercice de notre religion, se prévaloir de ma venue pour rechercher, le jour d’une si bonne fête, d’ouïr la messe. Le Pin se met en tiers sans y être appelé, et, sans porter ce respect à son maître de le laisser répondre, prend la parole et me dit que je ne rompisse point la tête au roi mon mari de cela; que, quoi que j’en puisse dire, il n’en serait fait autre chose; qu’ils avaient bien mérité ce que l’on leur faisait, et que, pour mes paroles, il n’en serait ni plus ni moins; que je me contentasse que l’on me permettait de faire dire une messe pour moi et pour ceux de mes gens que j’y voudrais mener. Ces paroles m’offensèrent beaucoup d’un homme de telle qualité, et [je] suppliai le roi mon mari, si j’étais si heureuse d’avoir quelque part en sa bonne grâce, de me faire connaître qu’il ressentait l’indignité qu’il me voyait recevoir par ce petit homme, et qu’il m’en fît raison. Le roi mon mari, voyant que je m’en passionnais justement, le fit sortir et ôter de devant moi, me disant qu’il était fort marri de l’indiscrétion du Pin, et que c’était le zèle de sa religion qui l’avait transporté à cela, et qu’il m’en ferait telle raison que je voudrais; que pour les prisonniers catholiques, qu’il aviserait avec ses conseillers du parlement de Pau ce qui se pourrait faire pour me contenter. M’ayant ainsi parlé, il alla après en son cabinet, où il trouva Le Pin, qui, après avoir parlé à lui, le changea tout; de sorte que, craignant que je le requisse de lui donner congé, il me fuit et me fait la mine. Enfin, voyant que je m’opiniâtrais à vouloir qu’il choisisse, du Pin ou de moi, celui qui lui serait plus agréable, tous les vieils qui étaient là, et qui hayaient l’arrogance du Pin, lui dirent qu’il ne me devait malcontenter pour un tel homme qui m’avait tant offensée, que si cela venait à la connaissance du roi et de la reine ma mère, ils trouveraient fort mauvais qu’il l’eût souffert et tenu auprès de lui. Ce qui le contraignit enfin de lui donner congé. Mais il ne laissa à continuer de me faire du mal et de m’en faire la mine, y étant, à ce qu’il m’a dit depuis, persuadé par Monsieur de Pibrac, qui jouait au double, me disant à moi que je ne devais souffrir d’être bravée d’un homme de peu comme cettui-là, et quoi que ce fût, il fallait que je le fisse chasser; et disant au roi mon mari qu’il n’y avait apparence que je le privasse du service d’un homme qui lui était si nécessaire. Ce que Monsieur de Pibrac faisait pour me convier, à force de déplaisirs, de retourner en France, où il était attaché à son état de président et de conseiller au conseil du roi. Et pour empirer encore ma condition, depuis que Dayelle s’était éloignée, le roi mon mari s’était mis à rechercher Rebours, qui était une fille malicieuse, qui ne m’aimait point, et qui me faisait tous les plus mauvais offices qu’elle pouvait en son endroit. À ces traverses ayant toujours mon recours à Dieu, il eut enfin pitié de mes larmes et permit que nous partissions de ce petit Genève de Pau; où, de bonne fortune pour moi, Rebours y demeura malade, laquelle le roi mon mari perdant des yeux, perdit aussi d’affection, et commença à s’embarquer avec Fosseuse, qui était plus belle, et pour lors toute enfant et toute bonne. Dressant notre chemin vers Montauban, nous passâmes par une petite ville nommée Eauze, où, la nuit que nous y arrivâmes, le roi mon mari tomba malade d’une grande fièvre continue, avec une extrême douleur de tête, qui lui dura dix-sept jours, durant lesquels il n’avait repos ni jour ni nuit, et le fallait perpétuellement changer de lit à autre. Je me rendis si sujette à le servir (ne me partant jamais d’auprès de lui, sans me déshabiller) qu’il commença d’avoir agréable mon service et à s’en louer à tout le monde, et particulièrement à mon cousin Monsieur de Turenne, qui, me rendant office de bon parent, me remit aussi bien auprès de lui que jamais j’avais été. Félicité qui me dura l’espace de quatre ou cinq ans que je fus en Gascogne avec lui, faisant la plupart de ce temps-là notre séjour à Nérac, où notre Cour était si belle et si plaisante que nous n’enviions point celle de France: y ayant Madame la princesse de Navarre sa sœur, qui depuis a été mariée à Monsieur le duc de Bar mon neveu, et moi [ayant] bon nombre de dames et filles, et le roi mon mari étant suivi d’une belle troupe de seigneurs et gentilshommes, aussi honnêtes gens que les plus galants que j’aie vus à la Cour; et n’y avait rien à regretter en eux, sinon qu’ils étaient huguenots. Mais de cette diversité de religion il ne s’en oyait point parler, le roi mon mari et Madame la princesse sa sœur allant d’un côté au prêche, et moi et mon train à la messe en une chapelle qui est dans le parc; d’où comme je sortais, nous nous rassemblions pour nous aller promener ensemble, ou en un très beau jardin qui a des allées de lauriers et de cyprès fort longues, ou dans le parc que j’avais fait faire, en des allées de trois mille pas qui sont au long de la rivière. Et le reste de la journée se passait en toute sorte d’honnêtes plaisirs, le bal se tenant d’ordinaire l’après-dînée et le soir. Durant tout ce temps-là le roi servait Fosseuse, qui, dépendant du tout de moi, se maintenait avec tant d’honneur et de vertu que, si elle eût toujours continué de cette façon, elle ne fût tombée au malheur qui depuis lui en a tant apporté, et à moi aussi. Mais la Fortune, envieuse d’une si heureuse vie (qui semblait, en la tranquillité et union où nous nous maintenions, mépriser sa puissance, comme si nous n’eussions été sujets à sa mutabilité), excita pour nous troubler nouveaux sujets de guerre entre le roi mon mari et les catholiques, rendant le roi mon mari et Monsieur de maréchal de Biron (qui avait été mis en cette charge de lieutenant de roi en Guyenne à la requête des huguenots) tant ennemis, que, quoi que je pusse faire pour les maintenir bien ensemble le roi mon mari et lui, je ne pus empêcher qu’ils ne vinssent en une extrême défiance et haine, commençant à se plaindre l’un de l’autre au roi – le roi mon mari demandant que l’on lui ôtât Monsieur le maréchal de Biron de Guyenne, et Monsieur le maréchal taxant mon mari et ceux de la Religion prétendue d’entreprendre plusieurs choses contre le traité de la paix. Ce commencement de désunion allant toujours s’accroissant à mon grand regret, sans que j’y pusse remédier, Monsieur le maréchal de Biron conseille au roi de venir en Guyenne, disant que sa présence y apporterait un ordre, de quoi les huguenots, étant avertis, crurent que le roi venait seulement pour les désemparer de leurs villes et s’en saisir. Ce qui les fit résoudre à prendre les armes, qui était tout ce que je craignais de voir, moi étant embarquée à courre la fortune du roi mon mari, et par conséquent me voir en un parti contraire à celui du roi et à celui de ma religion. J’en parlai au roi mon mari pour l’en empêcher, et à tous ceux de son conseil, leur remontrant combien peu avantageuse leur pourrait être cette guerre, où ils avaient un chef contraire tel que Monsieur le maréchal de Biron, grand capitaine et fort animé contre eux, qui ne les feindrait pas ni ne les épargnerait pas comme avaient fait d’autres; que si la puissance du roi était employée contre eux avec intention de les exterminer tous, ils n’étaient pas pour y résister. Mais la crainte qu’ils avaient de la venue du roi en Guyenne, et l’espérance de plusieurs entreprises qu’ils avaient sur la plupart des villes de Gascogne et de Languedoc, les y poussaient tellement, qu’encore que le roi [mon mari] me fît cet honneur d’avoir beaucoup plus de créance et de fiance en moi, et que les principaux de la Religion m’estimassent avoir quelque jugement, je ne pus pour lors leur persuader ce que bientôt après ils reconnurent à leurs dépens être vrai. Il fallut laisser passer ce torrent, qui allentit bientôt son cours quand ils vinrent à l’expérience de ce que je leur avais prédit. Longtemps devant que l’on vînt à ces termes, voyant que les choses s’y disposaient, j’en avais souvent averti le roi et la reine ma mère, pour y remédier en donnant quelque contentement au roi mon mari. Mais ils n’en avaient tenu compte, et semblait qu’ils fussent bien aises que les choses en vinssent là, étant persuadés par le feu maréchal de Biron qu’il avait moyen de réduire les huguenots aussi bas qu’il voudrait. Mes avis négligés, peu à peu ces aigreurs s’en vont augmentant, de sorte qu’ils en viennent aux armes. Mais ceux de la Religion prétendue s’étant de beaucoup mécomptés aux forces qu’ils faisaient état de mettre ensemble, le roi mon mari se trouve plus faible que le maréchal de Biron – même toutes leurs entreprises étant faillies, fors celle de Cahors (qu’ils prirent par pétards avec perte de beaucoup de gens, pour y avoir Monsieur de Vezins combattu l’espace de deux ou trois jours, leur ayant disputé rue après rue et maison), où le roi mon mari fit paraître sa prudence et valeur, non comme prince de sa qualité, mais en prudent et hasardeux capitaine. Cette prise les affaiblit plus qu’elle ne les fortifia: le maréchal de Biron, prenant son temps, tint la campagne, attaquant et emportant toutes les petites villes qui tenaient pour les huguenots, mettant tout au fil de l’épée. Dès le commencement de cette guerre, voyant que l’honneur que le roi mon mari me faisait de m’aimer me commandait de ne l’abandonner, je me résolus de courre sa fortune, non sans extrême regret de voir que le motif de cette guerre fut tel, que je ne pouvais souhaiter l’avantage de l’un ou de l’autre [parti] que je ne souhaitasse mon dommage. Car si les huguenots avaient du meilleur, c’était à la ruine de la religion catholique, de quoi j’affectionnais la conservation plus que ma propre vie; si aussi les catholiques avaient l’avantage sur les huguenots, je voyais la ruine du roi mon mari. Retenue néanmoins auprès de lui par mon devoir, et par l’amitié et fiance qu’il lui plaisait me montrer, j’écrivis au roi et à la reine ma mère l’état en quoi je voyais les affaires de ce pays-là, pour en avoir été les avis que je leur en avais donnés négligés; que je les suppliais, si en ma considération ils ne me voulaient tant obliger [que] de faire éteindre ce feu au milieu duquel je me voyais exposée, qu’au moins il leur plût commander à feu Monsieur le maréchal de Biron que la ville où je faisais mon séjour fût tenue en neutralité, et qu’à trois lieues près de là il ne s’y fît point la guerre; et que j’en obtiendrais autant du roi mon mari pour le parti de ceux de la Religion. Cela me fut accordé du roi, pourvu que le roi mon mari ne fût point dans Nérac; mais que lorsqu’il y serait, la neutralité n’aurait point de lieu. Cette condition fut observée de l’un et de l’autre parti avec autant de respect que j’eusse pu désirer. Mais elle n’empêcha pas que le roi mon mari ne vînt souvent [seul] à Nérac, où nous étions Madame sa sœur et moi, étant son naturel de se plaire parmi les dames – même étant lors fort amoureux de Fosseuse (qu’il avait toujours servie depuis qu’il quitta Rebours), de laquelle je ne recevais nul mauvais office; et pour cela, le roi mon mari ne laissait de vivre avec moi en pareille privauté et amitié que si j’eusse été sa sœur, voyant que je ne désirais que le contenter en toutes choses. Toutes ces considérations l’ayant un jour amené à Nérac avec ses troupes, il y séjourna trois jours, ne pouvant se départir d’une compagnie et d’un séjour si agréables. Le maréchal de Biron, qui n’épiait qu’une telle occasion, en étant averti, feint de venir avec son armée près de là pour joindre à un passage de rivière Monsieur de Cornusson, sénéchal de Toulouse, qui lui amenait des troupes, et au lieu d’aller là, tourne vers Nérac, et sur les neuf heures du matin s’y présente avec toute son armée en bataille, prêt et à la volée du canon. Le roi mon mari, qui avait eu avis dès le soir de la venue de Monsieur de Cornusson, voulant les empêcher de se joindre et les combattre séparés (ayant forces suffisantes pour ce faire, car il avait lors Monsieur de La Rochefoucauld avec toute la noblesse de Saintonge, et bien huit cents arquebusiers à cheval qu’il lui avait amenés), était parti le matin au point du jour, pensant les rencontrer sur le passage de la rivière. Mais les ayant failli, pour n’avoir été bien averti (Monsieur de Cornusson ayant dès le soir devant passé la rivière), il s’en revint à Nérac, où comme il entrait par une porte, il sut le maréchal de Biron être en bataille devant l’autre. Il faisait ce jour un fort mauvais temps, et une si grande pluie que l’arquebuserie ne pouvait servir. Néanmoins, le roi mon mari jette quelques troupes des siennes dans les vignes pour empêcher que le maréchal de Biron n’approchât plus près, n’y ayant moyen à cause de l’extrême pluie qu’il faisait ce jour-là de faire autre effet. Le maréchal de Biron, demeurant cependant en bataille à notre vue (laissant seulement débander deux ou trois des siens qui vinrent demander des coups de lance pour l’amour des dames), se tenait ferme, couvrant son artillerie jusques à ce qu’elle fût prête à tirer. Puis, faisant soudain fendre sa troupe, fait tirer sept ou huit volées de canon dans la ville, dont l’une donna jusques au château. Et ayant fait cela, part de là et se retire, m’envoyant un trompette pour s’excuser à moi, me mandant que si j’eusse été seule il n’eût pour rien au monde entrepris cela; mais je savais qu’il était dit, en la neutralité qui avait été accordée par le roi, que si le roi mon mari était à Nérac, la neutralité n’aurait point de lieu, et qu’il avait commandement du roi de l’attaquer en quelque lieu qu’il fût. En toutes autres occasions, Monsieur le maréchal de Biron m’avait rendu beaucoup de respect et témoigné de m’être ami (car lui étant tombé de mes lettres entre ses mains durant la guerre, il me les avait renvoyées toutes fermées), et tous ceux qui se disaient à moi ne recevaient de lui qu’honneur et bon traitement. Je répondis à son trompette que je savais bien que Monsieur le maréchal ne faisait en cela que ce qui était du devoir de la guerre et du commandement du roi, mais qu’un homme prudent comme il était pouvait bien satisfaire à l’un et à l’autre sans offenser ses amis; qu’il me pouvait bien laisser jouir ces trois jours du contentement de voir le roi mon mari à Nérac; qu’il ne pouvait l’attaquer en ma présence sans s’attaquer aussi à moi; que j’en étais fort offensée, et que je m’en plaindrais au roi. Cette guerre dura encore quelque temps, ceux de la Religion ayant toujours du pire – ce qui m’aidait à disposer le roi mon mari à une paix. J’en écrivis souvent au roi et à la reine ma mère, mais ils n’y voulaient point entendre, se fiant en la bonne fortune qui, jusques alors, avait accompagné Monsieur le maréchal de Biron. En même temps que cette guerre commença, la ville de Cambrai, qui s’était depuis mon partement de France mise en l’obéissance de mon frère par le moyen de Monsieur d’Inchy, duquel j’ai parlé ci-devant, fut assiégée des forces espagnoles. De quoi mon frère, qui était chez lui au Plessis-lès-Tours, fut averti, lequel était depuis peu revenu de son voyage de Flandre, où il avait reçu les villes de Mons, Valenciennes et autres qui étaient du gouvernement du comte de Lalain, qui avait pris le parti de mon frère, le faisant reconnaître pour seigneur en tous les pays de son autorité. Mon frère, le voulant secourir, fait soudain levée de gens pour mettre sus une armée, pour s’y acheminer. Et pour ce qu’elle ne pouvait être si tôt prête, il [y] fait en attendant jeter Monsieur de Balagny pour soutenir le siège, attendant qu’avec son armée il le pût faire lever. Comme il était sur ces apprêts et qu’il commençait d’avoir une partie des forces qui lui étaient nécessaires, cette guerre des huguenots intervint, qui fit débander tous ses soldats pour se mettre aux compagnies de l’armée du roi qui venait en Gascogne. Ce qui ôta à mon frère toute espérance de secourir Cambrai, laquelle ne se pouvait perdre qu’il ne perdît tout le reste du pays qu’il avait conquis, et, ce qu’il regrettait le plus, Monsieur de Balagny et tous ces honnêtes gens qui s’étaient jetés dans Cambrai. Ce déplaisir lui fut extrême. Et comme il avait un grand jugement et qu’il ne manquait jamais d’expédients en ses adversités, voyant que le seul remède eût été de pacifier la France, lui qui avait un courage qui ne trouvait rien de difficile entreprend de faire la paix, et dépêche soudain un gentilhomme au roi pour le lui persuader et le supplier de lui donner la charge de la traiter (ce qu’il faisait craignant que ceux qui y eussent été commis ne l’eussent fait tirer en telle longueur, qu’il n’y eût plus eu moyen de secourir Cambrai; où Monsieur de Balagny s’étant jeté, comme j’ai dit, manda à mon frère qu’il lui donnerait le temps de six mois pour les secourir, mais que si, dans ce temps-là, l’on ne faisait lever le siège, la nécessité de vivres y serait telle qu’il n’y aurait moyen de contenir le peuple de la ville et de l’empêcher de se rendre). Dieu ayant assisté mon frère au dessein qu’il avait de persuader le roi à la paix, [celui-ci] agrée l’offre que lui faisait mon frère de s’employer à la traiter (estimant par ce moyen de le détourner de son entreprise de Flandre, qu’il n’avait jamais eue agréable), [et] donne à mon frère la commission de traiter et faire cette paix, lui mandant qu’il lui envoierait, pour l’assister en cette négociation, Messieurs de Villeroy et de Bellièvre. Cette commission réussit si heureusement à mon frère, que venant en Gascogne, où il demeura sept mois pour cet effet (qui lui durèrent beaucoup plus, pour l’envie qu’il avait d’aller secourir Cambrai, encore que le contentement qu’il avait que nous fussions ensemble lui adoucît l’aigreur de ce soin), il fit la paix au contentement du roi et de tous les catholiques, laissant le roi mon mari et les huguenots de son parti non moins satisfaits, y ayant procédé avec telle prudence qu’il en demeura loué et aimé de tous, ayant en ce voyage acquis ce grand capitaine Monsieur le maréchal de Biron, qui se voua à lui pour prendre la charge de son armée de Flandre, et lequel il retirait de Gascogne pour faire plaisir au roi mon mari, qui eut en son lieu Monsieur le maréchal de Matignon. Avant que mon frère partît, il désira faire l’accord du roi mon mari et de Monsieur le maréchal de Biron, mais cela fut impossible, étant les offenses passées trop avant. Il obtint seulement du roi mon mari qu’il me permettait de voir Monsieur le maréchal de Biron, pourvu qu’à la première vue il me fît satisfaction par une honnête excuse de ce qui s’était passé à Nérac; et me commanda de le braver avec toutes les rudes et dédaigneuses paroles que je pourrais. J’usai de ce commandement passionné avec le conseil de mon frère et la discrétion requise en telles choses, sachant bien qu’un jour il en aurait regret, pouvant espérer beaucoup d’assistance d’un tel cavalier. Mon frère s’en retournant en France (accompagné de Monsieur le maréchal de Biron) avec non moins d’honneur et de gloire d’avoir pacifié un si grand trouble au contentement de tous, que de toutes les victoires que par armes il avait eues, en fit son armée encore plus grande et plus belle. Mais comme la gloire et l’honneur sont toujours suivis d’envie, le roi, n’y prenant point plaisir (et en ayant eu aussi peu des sept mois que mon frère et moi avions demeuré ensemble en Gascogne traitant la paix), pour trouver un objet à son ire, s’imagine que j’avais fait naître cette guerre, y ayant poussé le roi mon mari – qui peut bien témoigner le contraire – pour donner l’honneur à mon frère de faire la paix… Laquelle, si elle eût dépendu de moi, il l’eût eue avec moins de temps et de peine! Car ses affaires de Flandre et de Cambrai recevaient un grand préjudice de son retardement. Mais quoi! l’envie et la haine fascinent les yeux, et font qu’ils ne voient jamais les choses telles qu’elles sont. Le roi, bâtissant sur ce faux fondement une haine mortelle contre moi, et faisant revivre en sa mémoire la souvenance du passé (comme, durant qu’il était en Pologne, et depuis qu’il en était revenu, j’avais toujours embrassé les affaires et le contentement de mon frère plus que le sien), joignant tout cela ensemble, il jura ma ruine et celle de mon frère; en quoi la Fortune favorisa son animosité, faisant que durant les sept mois que mon frère fut en Gascogne, le malheur fut tel pour moi qu’il devint amoureux de Fosseuse, que servait le roi mon mari, comme j’ai dit, depuis qu’il eut quitté Rebours. Cela pensa convier le roi mon mari à me vouloir mal, estimant que j’y fisse de bons offices pour mon frère contre lui; ce qu’ayant reconnu [compris], je priai tant mon frère (lui remontrant la peine où il me mettait par cette recherche), que lui, qui affectionnait plus mon contentement que le sien, força sa passion et ne parla plus à elle. Ayant remédié de ce côté-là, la Fortune (laquelle, quand elle commence à poursuivre une personne, ne se rebute point pour le premier coup que l’on lui fait tête) me dresse une autre embûche bien plus dangereuse que cette-ci, faisant que Fosseuse, qui aimait extrêmement le roi mon mari, et qui toutefois jusques alors ne lui avait permis que les privautés que l’honnêteté peut permettre, pour lui ôter la jalousie qu’il avait de mon frère et lui faire connaître qu’elle n’aimait que lui, s’abandonne tellement à le contenter en tout ce qu’il voulait d’elle, que le malheur fut si grand qu’elle devint grosse. Lors, se sentant en cet état, elle change toute de procédé avec moi, et au lieu qu’elle avait accoutumé d’y être libre et de me rendre à l’endroit du roi mon mari tous les bons offices qu’elle pouvait, elle commence à se cacher de moi, et à me rendre autant de mauvais offices qu’elle m’en avait fait de bons, de sorte qu’elle possédait le roi mon mari. En peu de temps, je le connus tout changé. Il s’étrangeait de moi, il se cachait, et n’avait plus ma présence si agréable qu’il avait eue les quatre ou cinq heureuses années que j’avais passées avec lui en Gascogne, pendant que Fosseuse s’y gouvernait avec honneur. La paix faite, comme j’ai dit, mon frère s’en retournant en France pour faire son armée, le roi mon mari et moi nous nous en retournâmes à Nérac, où, soudain que nous fûmes arrivés, Fosseuse lui met en tête, pour trouver une couverture à sa grossesse ou bien pour se défaire de ce qu’elle avait, d’aller aux eaux de Aigues-Caudes qui sont en Béarn. Je suppliai le roi mon mari de m’excuser si je ne l’accompagnais aux Aigues-Caudes, qu’il savait que, depuis l’indignité que j’avais reçue à Pau, j’avais fait un serment de n’entrer jamais en Béarn que la religion catholique n’y fût. Il me pressa fort d’y aller, jusques à s’en courroucer. Enfin, je m’en excuse. Il me dit alors que sa fille (car il appelait ainsi Fosseuse) avait besoin d’en prendre, pour le mal d’estomac qu’elle avait. Je lui dis que je voulais bien qu’elle y allât. Il me répond qu’il n’y avait point d’apparence qu’elle y allât sans moi, que ce serait faire penser mal où il n’y en avait point, et se fâche fort contre moi de ce que je ne la lui voulais point mener. Enfin, je fis tant qu’il se contenta qu’il allât avec elle, deux de ses compagnes (qui furent Rebours et Villesavin), et la gouvernante. Elles s’en allèrent avec lui, et moi j’attendis à Bagnères. J’avais tous les jours avis de Rebours (qui était celle qu’il avait aimée, qui était une fille corrompue et double, qui ne désirait que de mettre Fosseuse dehors, pensant tenir sa place en la bonne grâce du roi mon mari) que Fosseuse me faisait tous les plus mauvais offices du monde, médisant ordinairement de moi, et qu’elle se persuadait, si elle avait un fils et qu’elle se pût défaire de moi, d’épouser le roi mon mari; qu’en cette intention, elle me voulait faire aller à Pau, et qu’elle avait fait résoudre le roi mon mari, étant de retour à Bagnères, de m’y mener de gré ou de force. Ces avis me mettaient en la peine que l’on peut penser. Toutefois, ayant toujours fiance en la bonté de Dieu et en celle du roi mon mari, je passai le temps de ce séjour de Bagnères en l’attendant, versant autant de larmes qu’eux buvaient de gouttes d’eau où ils étaient, bien que j’y fusse accompagnée de toute la noblesse catholique de ce quartier-là, qui mettaient toute la peine qu’ils pouvaient de me faire oublier mes ennuis. Au bout d’un mois ou cinq semaines, le roi mon mari revenant avec Fosseuse et ses autres compagnes, il sut de quelqu’un de ces seigneurs qui étaient avec moi l’ennui où j’étais pour la crainte que j’avais d’aller à Pau, qui fut cause qu’il ne me pressa pas tant d’y aller, et me dit seulement qu’il eût bien désiré que je l’eusse voulu. Mais voyant que mes larmes et mes paroles lui disaient ensemble que j’élirais plutôt la mort, il changea de dessein, et retournâmes à Nérac; où voyant que tout le monde parlait de la grossesse de Fosseuse, et que non seulement en notre Cour, mais par tout le pays, cela était commun, je voulus tâcher de faire perdre ce bruit, et me résolus de lui en parler. Et la prenant en mon cabinet, je lui dis: «Encore que depuis quelque temps vous vous soyez étrangée de moi et que l’on m’ait voulu faire croire que vous me faites de mauvais offices auprès du roi mon mari, l’amitié que je vous ai portée, et celle que j’ai vouée aux personnes d’honneur à qui vous appartenez, ne me peut permettre que je ne m’offre de vous secourir au malheur où vous vous trouvez, que je vous prie ne me celer; et ne vouloir nous ruiner d’honneur, et vous, et moi, qui ai autant d’intérêt au vôtre, étant à moi comme vous-même. Et croyez que je vous ferai office de mère. J’ai moyen de m’en aller, sous couleur de la peste que vous voyez qui est en ce pays et même en cette ville, au Mas d’Agenais, qui est une maison du roi mon mari fort écartée. Je ne mènerai avec moi que le train que vous voudrez. Cependant, le roi mon mari ira à la chasse de l’autre côté, et ne bougerai de là que vous ne soyez délivrée; et ferons par ce moyen cesser ce bruit, qui ne m’importe moins qu’à vous.» Elle, au lieu de m’en savoir gré, avec une arrogance extrême me dit qu’elle ferait mentir tous ceux qui en avaient parlé, qu’elle connaissait bien qu’il y avait quelque temps que je l’aimais point et que je cherchais prétexte pour la ruiner. Et parlant aussi haut que je lui avais parlé bas, elle sort toute en colère de mon cabinet et y va mettre le roi mon mari; en sorte qu’il se courrouça fort à moi de ce que j’avais dit à sa fille, disant qu’elle ferait mentir tous ceux qui l’en taxaient, et m’en fit mine fort longtemps, et jusques à tant que, s’étant passés quelques mois, [elle] vint à l’heure de son temps. Le mal lui prenant au matin au point du jour, étant couchée en la chambre des filles, elle envoya quérir mon médecin et le pria d’aller avertir le roi mon mari, ce qu’il fit. Nous étions couchés en une même chambre, en divers lits, comme nous avions accoutumé. Comme le médecin lui dit cette nouvelle, il se trouva fort en peine, ne sachant que faire, craignant d’un côté qu’elle fût découverte, et d’autre qu’elle fût mal secourue, car il l’aimait fort. Il se résolut enfin de m’avouer tout, et me prier de l’aller faire secourir, sachant bien que, quoi qui se fût passé, il me trouverait toujours prête de le servir en ce qui lui plairait. Il ouvre mon rideau et me dit: «M’amie, je vous ai celé une chose qu’il faut que je vous avoue. Je vous prie de m’en excuser, et de ne vous point souvenir de tout ce que je vous ai dit pour ce sujet; mais obligez-moi tant de vous lever tout à cette heure et aller secourir Fosseuse, qui est fort mal. Je m’assure que vous ne voudriez, la voyant en cet état, vous ressentir de ce qui s’est passé. Vous savez de combien je l’aime; je vous prie, obligez-moi en cela.» Je lui dis que je l’honorais trop pour m’offenser de chose qui vînt de lui, que je m’y en allais et y ferais comme si c’était ma fille; que cependant, il s’en allât à la chasse et emmenât tout le monde, afin qu’il n’en fût point ouï parler. Je la fis promptement ôter de la chambre des filles et la mis en une chambre écartée, avec mon médecin et des femmes pour la servir, et la fis très bien secourir. Dieu voulut qu’elle ne fît qu’une fille, qui encore était morte. Étant délivrée, on la porta en la chambre des filles, où, bien que l’on apportât toute discrétion que l’on pouvait, on ne put empêcher que ce bruit ne fût semé par tout le château. Le roi mon mari étant revenu de la chasse, il la va voir comme il avait accoutumé. Elle le prie de faire que je l’allasse voir, comme j’avais accoutumé d’aller voir toutes mes filles quand elles étaient malades, pensant par ce moyen ôter le bruit qui courait. Le roi mon mari, venant en la chambre, me trouve [alors] que je m’étais remise dans le lit, étant lasse de m’être levée si matin, et de la peine que j’avais eue à la faire secourir. Il me prie que je me lève et que je l’aille voir. Je lui dis que je l’avais fait lorsqu’elle avait eu besoin de mon secours, mais qu’à cette heure elle n’en avait plus affaire; que si j’y allais, je découvrirais plutôt que de couvrir ce qui était, et que tout le monde me montrerait au doigt. Il se fâcha fort contre moi, ce qui me déplut beaucoup: il me sembla que je ne méritais pas cette récompense de ce que j’avais fait le matin. Elle le mit souvent en des humeurs pareilles contre moi. Pendant que nous étions de cette façon, le roi (qui n’ignorait rien de tout ce qui se passait en la maison de tous les plus grands de son royaume, et qui était particulièrement curieux de savoir les déportements de notre Cour), ayant été averti de tout ceci, et conservant encore le désir de vengeance qu’il avait conçu contre moi pour l’occasion que j’ai dite (de l’honneur que mon frère avait acquis à la paix qu’il avait faite), pense que c’était un beau moyen pour me rendre aussi misérable qu’il désirait: me tirant hors d’auprès du roi mon mari, espérant que l’éloignement serait comme les ouvertures du bataillon macédonien. À quoi pour parvenir, il me fit écrire par la reine ma mère qu’elle désirait me voir, que c’était trop d’avoir été cinq ou six ans éloignée d’elle, qu’il était temps que je fisse un voyage à la Cour, que cela servirait aux affaires du roi mon mari et de moi, qu’elle connaissait que le roi était désireux de me voir, que si je n’avais des commodités pour faire ce voyage, que le roi m’en ferait bailler. Le roi m’écrivit le semblable; et m’envoyant Maniquet, qui était mon maître d’hôtel, pour me le persuader (pour ce que, depuis cinq ou six ans que j’étais en Gascogne, je n’avais jamais pu me donner cette volonté de retourner à la Cour), il me trouva lors plus aisée à recevoir ce conseil, pour le mécontentement que j’avais à cause de Fosseuse, lui en ayant donné avis à la Cour. Le roi et la reine ma mère m’écrivent encore deux ou trois fois coup sur coup, et me font délivrer quinze mille écus, afin que l’incommodité ne me retardât. Et la reine ma mère me mande qu’elle viendrait jusques en Saintonge, que si le roi mon mari me menait jusques là, qu’elle communiquerait avec lui pour lui donner assurance de la volonté du roi. Car il désirait fort de le tirer de Gascogne, pour le remettre à la Cour en la même condition qu’ils y avaient été autrefois, mon frère et lui. Et le maréchal de Matignon poussait le roi à cela, pour l’envie qu’il avait de demeurer tout seul en Gascogne. Toutes ces belles apparences de bienveillance ne me faisaient point tromper aux fruits que l’on doit espérer de la Cour, en ayant eu par le passé trop d’expériences. Mais je me résolus de tirer profit de ses coffres, et y faire un voyage seulement de quelques mois pour y accommoder mes affaires et celles du roi mon mari, estimant qu’il servirait aussi comme pour diversion pour l’amour de Fosseuse, que j’emmenais avec moi; que, le roi mon mari ne la voyant plus, il s’embarquerait possible avec quelque autre qui ne me serait pas si ennemie. J’eus assez de peine à faire consentir le roi mon mari à me permettre ce voyage, pour ce qu’il se fâchait d’éloigner Fosseuse, et qu’il en fût parlé. Il m’en fit meilleure chère, désirant extrêmement de m’ôter cette volonté d’aller en France. Mais, l’ayant déjà promis par mes lettres au roi et à la reine ma mère, même ayant touché la somme susdite pour mon voyage, le malheur qui m’y tirait l’emporta sur le peu d’envie que j’avais lors d’y aller, voyant que le roi mon mari recommençait à me montrer plus d’amitié.
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